Chapitre 3.1 : Polème

En quittant son frère, Degesyr souffrait d'un pincement au cœur. Le savoir près de lui avait tout d'abord nourri une inquiétude dont il ne se sentait plus capable, puis une fois le temps de l'incertitude et la réunion de famille passés, une joie et une excitation le renvoyaient à l'âge d'enfant. Il marchait en pensant, le museau droit, regardant sans voir. Sous quelle teinte se dessineraient les prochains jours, avec ces nouvelles directives ? Alimenter cette réflexion demandait trop d'énergie.

Le temps s'était quelque peu réchauffé. Malgré le courant d'écailles préparant une grande conquête, le bruit des orages lointains perçait déjà les limbes du Berceau. Pas un ne regardait le prince circuler. Ce dernier put lire dans quelques pensées. La docilité n'était pas gratuite. Elle n'était pas non plus solide. L'animosité qui reliait les dragons entre eux n'était pas un secret, et il n'y avait aucun doute quant à la nature éphémère de cette union certes inédite, mais aussi terrifiante. Il était de même étrange de marcher sur une terre d'enfance qui à présent accueillait autant de créatures différentes et d'humains soit réduits en esclavage, soit qui ont embrassé la cause du Roi sans condition, se faisant alliés et dragonniers. C'était, à y penser davantage, comme déflorer le caractère sacré de Karakoth qui avait vu grandir le jeune prince, et il n'était guère le seul à expérimenter cette sensation marginale. Clemael, le frère pour lequel il avait le plus d'affection et de sympathie, devait certainement être en proie à cette curieuse idée. Et il était d'autant plus terrible d'imaginer que les prochains choix seraient non seulement décisifs, mais condamneraient également leur possibilité de séjourner ici.

Degesyr secoua nerveusement la tête. Investi d'une mission sacrée et juste, il poursuivit sa route, évitant quelques créatures, petites ou grandes, sans jamais apercevoir Polème. Tout d'abord, il douta de le trouver en plein air après son exploit du jour. Un exploit qui l'avait surpris et qui allait en contradiction avec l'un des commandements du Roi : « Aucun Dragon ne doit tuer un pair ». Un pair en proie à la folie ? Ou... un autre mal ?

Brusquement, il percuta l'un des siens qui grogna et s'apprêtait à le charger en retour. Puis les regards se captèrent. La petite chose fléchit, baissa le museau, et s'en alla sans demander son reste. Même s'il était en tort, Degesyr continua d'avancer en s'exposant, la tête haute, le regard fier, le souffle régulier et la démarche précise et mesurée. Sa posture avait été maintenue. Sa couverture aussi. Il dissimula ensuite parfaitement ses nouveaux égarements.

Avec tout cela, comment nous en sortirons-nous ? Arriverais-je à te garder auprès de moi ? Pourquoi es-tu revenu Clemael ? Et pourquoi maintenant ?

Degesyr grogna intérieurement. Assez de ces rêveries. Il avait une mission : retrouver son grand frère. Puis, quelques fracas disgracieux le menèrent à lui. En qualité de fils du Roi et rare dragon doué de parole, il aboyait continuellement ses ordres avec sévérité.

L'un des malheureux qui avaient déçu le prince venait d'encaisser une violente ruade qui avait achevé de l'assommer, les écailles sur la tempe brisées. Une autre âme était couchée à proximité. Celle que Degesyr devinait être la sœur était seule, en train de gésir sur le flanc, produisant un râle à la fois rauque et aigu. Voilà les fruits récoltés après une confrontation aussi terrible que brève.

Malgré le sinistre spectacle, la cohorte de bêtes maintenait ses efforts sans se déconcentrer. Leur objectif était simplement d'acheminer quelques pièces d'armures à leur taille, ainsi que des équipements pour les rares élus dragonniers, et un étendard doré sur fond rouge illustrant un dragon. Si le Roi ne prêtait plus beaucoup d'importance aux coutumes humaines, il avait cependant veillé à s'exprimer dans un langage que ces derniers comprendraient, qu'ils sachent qu'on leur mènerait une guerre impitoyable.

Ainsi, nul ne se permit d'intervenir dans l'affaire en cours, et c'est le museau baissé que l'on vaquait vers la destination. Les quelques humains posaient les pieds où ils le pouvaient, tremblants, évitant les regards. Le dos voûté, la tête basse, la voix chevrotante, ces derniers se frayaient un chemin entre les naseaux fumants, les grognements prétentieux et les coups de queue involontaires. À distance, ils ressemblaient à de petites fourmilles.

Degesyr se garda bien de rejoindre la scène.

- Grr...

- Mmh...

- Grrr !

Le fils du roi se retourna. Un dragon marsupial l'observait, un œuf dans la poche ventrale. Un œuf qui attirait toute son attention ; à l'intérieur, la chaleur et le doux silence, loin des relents fracassants et discordants de bêtes mal levées et maladroites. Un œuf légèrement recouvert de lierre. Quel serait le nom, le regard, la réaction de cet enfant lorsqu'il sortirait ? Y aura-t-il seulement une éclosion ?

- Grr...

- Oui, je me suis égaré, pardon. Oh... il est magnifique ! Puis-je le regarder de plus près ?

Les yeux de Degesyr s'étaient parés d'une lueur d'excitation. Voilà bien longtemps qu'il n'avait pas vu un œuf fraîchement pondu de ses propres yeux. Son cœur battait la chamade. Les naissances, qui étaient déjà un phénomène rare parmi les représentants de son espèce, l'étaient devenues davantage depuis la guerre. Une guerre qui durait depuis bien trop longuement. Discrète dans un premier temps, avec des confrontations isolées aux quatre coins du monde, la voici qui prenait une tournure inquiétante.

Le prince renifla l'œuf, le tâta de son museau. Il finit par reprendre la parole au bout de quelques minutes :

- Il faut amener l'œuf au Berceau, sur le plateau principal. Que les Quatre lui soient favorables !

La créature partit sans demander son reste.

Lorsqu'il se retourna, Degesyr sursauta. Il s'invectiva violemment dans la seconde. Jamais il n'aurait dû montrer une telle surprise ! Polème était là, devant lui, qui renâcla.

- Suis-moi.

Les deux frères s'éloignèrent de la foule sans mot dire. Pendant tout le trajet, ni l'un ni l'autre n'osa un mot ou un regard. La limite de la périphérie de Karakoth approchait. Au bout de quelques minutes, il n'y avait devant eux qu'une large fente de vide, qui séparait le duo du plateau principal. En contrebas, l'eau glacée.

Le prince ferma les yeux. Il avança au bord du précipice, puis se laissa tomber. Ses ailes puissantes fendirent l'air à la discrétion du plus grand nombre. Il réitérait ce geste quotidiennement, puisqu'il était nécessaire pour rentrer chez lui. Tout autour se situaient quelques îlots interdits d'accès à quiconque ne possédait pas du sang royal. C'était là que pouvaient demeurer les Princes.

L'objectif était rempli, d'une certaine manière, bien que Degesyr aurait préféré accomplir sa filature sans être pris. Pourtant, il commençait à se méfier de son propre plan. Les pulsions violentes de Polème n'étaient pas tout à fait calmées et il doutait de pouvoir découvrir un quelconque secret par la présente approche.

Un léger râle coupa le dragon dans son élan. Il atterrit sur le sol gris et pierreux bordé par les eaux. Son aîné lui fit signer d'entrer. Il s'exécuta. À peine les premiers pas effectués à l'intérieur, une odeur rance lui sauta à la gorge. Un silence fabuleusement mortel et oppressant acheva d'accélérer le rythme cardiaque du Prince. La caverne avait peu de points communs avec la sienne, et encore moins avec celle de Degesyr qui accueillaient une famille protanade avec tout le nécessaire à leur confort. Tout était sombre, mal éclairé, désagréable, au grand détriment de « l'invité ». C'était la première fois qu'il mettait les pattes ici. Polème aimait-il cette caverne ? L'avait-elle choisie parce qu'elle reflétait sa personnalité, son esprit, son âme ? Il dut néanmoins reconnaître son respect envers son aîné, puisqu'il n'y avait rien, pas même une paillasse, pour asseoir la simplicité du maître des lieux, notamment lors de son sommeil.

- Mon frère, sois le bienvenu dans mon antre. Que me vaut l'honneur de ta visite ?

- Polème, je...

Degesyr sursauta une nouvelle fois. Il avait attendu la voix de son frère durant tout le trajet. Et il avait choisi avec précision, il le savait, le moment de parler pour créer de l'effet.

Réfléchis, réfléchis ! Resaisis-toi, mon vieux !

Polème paraissait très satisfait de l'inconfort dans lequel il avait plongé son hôte. Il maîtrisait la situation. Sa toile était tissée, et au-delà de mener le jeu, il semblait avoir lu dans l'esprit de son petit frère.

- Laisse. Je suis heureux de pouvoir t'accueillir chez moi. Même si ta visite n'est certainement pas motivée par la courtoisie ou la fraternité. Je sais que tu me cherchais. Oh, prends place, fais comme chez toi ! Ce n'est pas aussi confortable que chez toi, mais cela me plaît. Plus le temps file, plus nos esprits fraternels s'éloignent. Tu as bien fait de me ralentir, face à Clemael. J'aurais pu le tuer, je crois.

Degesyr eut un frisson, que son armure écarlate cachait à son plus grand soulagement. La nausée montait, et comme il n'eut le cœur à poser ses mots, Polème continua :

- Néanmoins, je ne daigne pas risquer le courroux de notre père. Si un jour, je suis amené à prendre sa suite, alors je dois me montrer digne et ne pas m'abaisser à une telle indécence.

- T'écoutes-tu parler ? Clemael reste notre frère ! Tu prétends vouloir prendre la succession ? Montre-toi digne d'elle. La force d'un meneur est de pouvoir fédérer, diriger, remporter l'adhésion du plus grand nombre. Tu es bien le seul à avoir tué des nôtres et rappelé la haine des pairs inhérents à notre race !

- Eh bien ! rit l'intéressé, te voilà bien bavard aujourd'hui. Tu as peut-être raison sur le rôle d'un chef. Tu as songé à la question. C'est bien. En revanche, ne parlons plus de Clemael, ajouta-t-il sur un ton faussement neutre. Il n'est plus qu'à moitié mon frère depuis le jour où il est parti comme un robin.

- Polème, je suis inquiet. Où est-ce que cette guerre va nous mener ?

- À la victoire, voilà où. Tu as raison, en un sens et j'irai plus loin : notre peuple a surpassé la haine qui nous montait les uns contre les autres. Cela ne durera peut-être pas par-delà cette période de troubles, mais nous sommes sur le point de lancer l'ultime assaut ! Une cité, enorgueillie et combative contre un dragon, en flammes et aux abois contre deux dragons, désespérée et soumise contre cent dragons ! La Terre Commune du Majespôle va enfin trembler, une fois que la péninsule ouest sera nôtre. Tu vois ? J'ai appris à réfléchir selon tes enseignements.

- N'oublie pas une chose : la force ne réside pas seulement dans le nombre. Ne considère pas comme acquis le monde. Les humains et leurs alliés, les phénix ont de la ressource.

- Ne t'en fais pas. J'ai comme le sentiment que la situation va bientôt tourner à notre avantage.

- Mais enfin, qu'entends-tu par là ? D'où te provient toute cette assurance, et cette maîtrise de soi ? Ne vas-tu donc rien me dire ?

- Te voilà bien impatient ! Sois rasséréné : ton audace va être partiellement récompensée. Viens avec moi.

Polème mena son invité vers le tréfonds de son antre sinistre et froid. Plus la lumière s'éloignait, plus les inquiétudes croissaient dans l'esprit de Degesyr. Elles étaient plus grandes encore lors de la découverte d'une substance noirâtre, et d'une odeur rance, voire nauséabonde, campant le fin fond de ce lieu obscur. Des cendres rousses. Des os. Des dents. Du sang. Du sang mêlé à un autre liquide, plus épais et à la couleur plus vive. Le jeune chef eut quelques haut-le-cœur malgré ses expériences de vie. Son frère se complaisait ici, et il se dégageait de ses multiples regards jetés en arrière à son attention, un plaisir assumé. Pourtant, l'air se réchauffa d'un coup et un infime rayon de lumière coupa l'horizon.

- Neri, au pied ! rugit Polème.

Une petite silhouette se leva, et claudiqua. Elle était aussi grande qu'un loup à l'âge adulte. À l'approche de la lueur, ses traits se révélèrent : il s'agissait d'un jeune dragon, aux yeux tout à fait bleus. Son armure était elle rouge, mais le teint n'était pas uniforme ni naturel. Cette même couleur, vive, perlait de ce corps chétif, en témoignait les traces de pas sur le sol. En revanche, certaines écailles étaient brisées, éclatées, et l'invité ne put s'empêcher de relever le craquement sonore émis lorsque la menue créature tenta de déployer ses ailes. Un froissement des muscles ? Ou une autre blessure ? Difficile à dire à la simple observation de ce malheureux. Une chose était sûre : voler en l'état actuel promettait moult souffrances.

Le nouveau venu portait également un collier orné d'une petite pierre bleue.

- Ce... n'est pas ce à...

- À quoi tu t'attendais ? coupa net l'hôte de ces lieux. Je le sais. J'ai trouvé ce petit dans une caverne qui a été pillée.

- Ce n'est pas sa couleur naturelle, n'est-ce pas ? s'enquit Degesyr.

- Non.

Il renâcla une nouvelle fois, puis il toisa Neri.

- Nous t'avons vu. Maintenant, va-t'en.

Le dragon se retourna prestement et se mit en marche. Polème jugea néanmoins qu'il était trop lent, et lui servit un coup de queue, qui l'envoya rouler au loin. Aucun bruit. Pas même un son plaintif. Penaud, Neri s'en alla, la tête basse, hors de portée de cette conversation.

- Polème, ce n'était pas...

- Silence.

Polème toisait à présent son hôte. Sa voix était devenue plus tranchante et son regard ne mentait pas. Degesyr déglutit. Ses griffes grattaient frénétiquement la pierre.

- C'est une écaille bleue muette, ou limitée à des borborygmes. Elle est à moi, à moi seule. Nul autre n'apprendra son existence, n'est-ce pas ?

Le petit frère puisa dans toute sa force, son endurance, et dans les paroles et l'assurance qu'il avait eues envers Degesyr pour maintenir le regard adverse très chargé de sens. Quelques secondes nourrirent le silence.

- Personne d'autre. S'il est ce qu'il semble être... mais... il... est jeune, très jeune ! Et l'attaque... elle... elle aura...

- J'ai l'étrange sentiment que l'attaque sera repoussée.

- Pourquoi... me...

- Je te montre Neri pour illustrer ma confiance envers toi. Ne la trahis pas.

Degesyr, cette fois-ci, ne parvint pas à soutenir le regard de son frère.

- Enfin, ajouta Polème, cela exposera à Neri où se situe sa place. Il s'est assez fait remarquer, et toi aussi. Quoiqu'il en soit, notre victoire est assurée. Notre puissance est grande et sera réaffirmée une nouvelle fois. Crois-moi, c'est la meilleure chose qui puisse arriver. Les quelques œufs qui vont éclore ne connaîtront jamais le péril de l'injuste destruction, l'asservissement, ou la vente au profit de quelques marauds. Nous avons eu la chance de prospérer à l'abri du besoin et de la violence, avec le pouvoir de la parole et de la conscience pleine et raisonnée. Les futurs enfants seront des prédateurs pour perpétrer ce que nous sommes et ce que nous devons être. Nos petits ne doivent guère vivre dans la peur, et je tuerai quiconque les y plongerait.

- Et... tu...

- Maintenant,dehors. Je t'ai assez vu pour la journée.


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