Chapitre 2 : le plan
Marcher procurait un effet insoupçonné. Il était quelque peu étrange pour Clemael de constater que le fort mouvement qui remuait Karakoth lui provoquait quelque étourderie susceptible, la plupart du temps, de lui fouler une patte. Il n'était pas revenu sur les terres de son enfance depuis longtemps, mais l'image qu'il en avait conservait ne lui rendait pas le paysage qui se prêtait à l'exercice de son regard exotique. Dans son imaginaire, les lieux étaient moins chargés et imprégnés de plus de charmes ; le silence, perturbé par le ressac de la mer en contrebas, le ciel tout entier sien sans qu'aucune cervelle ne le prive d'une réunion avec les airs, les chants multiples d'oiseaux qui avaient eu l'audace de cohabiter avec les siens, tous ces éléments qui aujourd'hui se perdaient causaient au conseiller un grand désarroi et la guerre, qu'il ne comprenait pas tout à fait, il en était convaincu, lui paraissait bien plus soudaine, mais également bien plus absurde. La pluie, parfois verglaçante, était fréquente sur les voies menant à sa demeure, si on pouvait la qualifier ainsi. Peu des « ennemis » que s'étaient fixés les âmes de sa race pourraient atteindre Karakoth sans être, a minima, fortement diminués.
Alors qu'il croisait quelques regards affairés si bien que nul ne prit le temps de se retourner, ou ne serait-ce qu'osciller la tête au passage de Clemael et son frère, le souvenir de ses incessantes courses, légères comme le vent, ne le faisait que s'appesantir davantage sur les fardeaux qui alourdissaient son échine, jusqu'à parfois le clouer au sol, au soir, quand il pouvait contempler la Lumineuse et son éclat bienfaiteur. La douceur des jours n'était plus qu'une trace dans un esprit corrompu par l'âge.
Degesyr, lui, semblait également ressentir tout cela. Il s'en cachait mieux, certainement. De cela, Clemael en était sûr, car il connaissait son frère comme lui le connaissait. Aussi ne pouvait-il le duper quand il prit la parole :
– Alors, Cle. Triste ?
— Quand tout cela finira-t-il ?
— Je l'ignore. Je suis inquiet. Inquiet de voir la violence croître dans l'être de Polème. Inquiet de voir que l'esprit de ce malheureux a été altéré.
Plus il raisonnait, plus Clemael était certain qu'un sinistre événement lui échappait. Polème avait traité de fou le dragon, avant d'ajouter que la « poudre » lui était montée à la tête. Son sang ne fit qu'un tour dans ses veines. Sur l'instant, il n'y avait pas songé, mais la situation était sans doute plus urgente qu'il n'y paraissait. Et son frère avait visiblement eu la même pensée :
— Dis, toi qui as beaucoup voyagé... la poudre... son addiction est...
— Immédiate, au bout d'une certaine quantité. Les effets sont plus prononcés pour notre espèce.
— Celui qu'il a tué, je l'ai vu pleinement éveillé quelques heures avant le drame. Son esprit n'avait pas été obscurci. Cela veut dire...
— ... qu'il y a de la poudre en Karakoth, conclut Clemael !
— Mais Père a interdit aux nôtres d'introduire cette saleté sur nos terres, déjà qu'il permet à titre exceptionnel à notre peuple d'y vivre... Je n'aime pas ça.
Le conseiller secoua la tête. La déliquescence de la situation était bien plus terrible que ce à quoi il pouvait penser jusque-là. Et le cadre invincible qu'il avait craint et idéalisé durant toute sa vie venait de se fissurer à jamais. Une lame humide et visqueuse tournait près de son cœur. Une odeur poisseuse orbitait autour de ses naseaux. Les débris enflammés d'un tracas chutaient sans crier gare. Le dragon voyageur ne savait pas s'il devait se féliciter d'avoir omis cette partie de l'histoire, lors de son témoignage ou s'il devait éprouver une vaste honte, et joindre cet exploit à la grande liste des préjudices envers sa famille. Eût-ce été un tort de dénoncer son frère, et d'ajouter par-delà tous les éléments en charge cette histoire de cendre ? Dans une autre perspective, son père le roi était le maître incontestable et incontesté de Karakoth. Tous lui devaient obéissance. Lui, pourtant, s'était déjà insurgé. Et Clemael savait une chose de son paternel. Il ignorait qu'un nouvel acte de rébellion, ou peut-être davantage flottait sous son regard obnubilé par un conflit démesuré.
Degesyr soupira. Ils étaient enfin de retour au calme. Nul n'avait l'autorisation d'errer près de l'une des cavernes des princes dragons.
Papa, heureusement, ne t'a jamais déchu de ton titre. Il t'a tout de même défendu par moment.
Clemael prit d'abord ses aises, s'étira, but un peu d'eau que lui avaient certainement préparée Desan et sa petite famille. Fraîche, mais pas trop. Il constata ensuite quelques traces rouges le long d'une paroi, ainsi que des empreintes de pas de la même couleur.
— Ce n'est pas du sang, assura Degesyr. De la peinture. Peut-être bien qu'il s'agit de la même dont on recouvre les dragons pour la guerre. Ou certains humains. Et crois-moi, ça colle aux écailles, et tu n'aurais pas assez de deux heures pour t'en débarrasser.
— Pour quelle raison a-t-on voulu peindre un petit dragon en rouge ? s'interrogea Clemael. Cela fait bien longtemps que le recensement des pairs par couleur d'écailles ne se fait plus. À tort, peut-être, lorsque l'on voit que notre espèce est au plus mal.
— Je l'ignore, mais visiblement, il se pourrait que la couleur soit importante.
Les deux frères vérifièrent les alentours, puis la Caverne dans son intégralité, mais il n'y avait aucune trace de la bête rouge. Une chose était sûre : leur affaire avait à voir avec la couleur d'écailles des dragons. Si leur espèce partageait la même couleur de chair, en général, la couleur des écailles témoignait, pas nécessairement, d'aptitudes différentes. Selon les individus par groupe, tout le monde ne bénéficie pas du don lié à la couleur d'écailles. Aussi pouvait-on identifier les pouvoirs les plus connus. Ainsi trouvait-on chez les écailles jaunes des cracheurs de foudre, chez les écailles blanches, des cracheurs de glace, chez les écailles bleues, des cracheurs d'eau — et quelle eau ! mais toutes ces espèces étaient portées disparues, voire éteintes... ! Et les dragons bleus manquaient cruellement à l'effort de guerre pour achever de vaincre les phénix et leurs alliés protanades. Clemael n'aimait pas penser en ces termes ni Degesyr, ni son autre frère qu'il n'avait plus vu depuis plus de dix ans... Cela constituait néanmoins une réalité.
— C'est forcément relié à ça, murmura Clemael. Nous devons rapidement retrouver le petit.
— Eh, attends ! N'oublie pas la tenue du Conseil sous peu !
— Je ne l'omets pas, D, mais nous devons opérer sans plus tarder... mais par où débuter ?
— Peut-être que Polème est lié à cela ? D'abord le meurtre, puis la poudre qu'il a évoquée sans hésitation... Je vais commencer par ça. Admettons que nous trouvions ce petit être. Si jamais il s'avère qu'il s'agit d'une écaille rare, nous ne pouvons le présenter à Père.
— Tu... suggères de lui mentir ? Je viens seulement de le retrouver et...
Tous deux se regardèrent dans l'obscurité, subitement plus hostile, de la caverne. L'air y était souvent chaleureux, mais en cet instant précis s'installa un sinistre air venteux et humide, sifflant à son arrivée comme un serpent sordide et sournois.
Les paroles de son père coupantes comme une hache, lorsqu'il avait quitté sa demeure, avaient toujours résonné dans son cœur. Enfin avait-il réussi à serrer contre son esprit l'émotion et la sincérité de son paternel, et déjà devrait-il peut-être y renoncer ? L'envie de sortir, se rouler dans la boue ou dans l'eau pour se purifier de la crasse le saisissait frénétiquement. Son devoir était peut-être dans l'insoumission, à travers une décision difficile à prendre ? Qui son choix conforterait-il ?
— Oui... Je le suggère et l'affirme. Si nos soupçons se confirment, et si nous parlons, ce petit sera élevé pour rejoindre l'effort de guerre.
— Mais le sort réservé aux dragons, là-bas, n'est pas fameux non plus !
— Et l'éducation locale alimentera sa bestialité et sa cruauté.
— Laisse-moi réfléchir...
Le dragon sortit prendre l'air, qui n'achevait pas de le refroidir. Chaque suggestion, chaque idée alourdissait son esprit, amenant sa part de migraines et douleurs. Après un temps, il rentra. Il ne se voyait pas mentir à son père, mais après tout, au débit, il ne s'était pas vu partir non plus. Cette fois-ci était différente. Le sentier qu'il s'apprêtait à franchir semblait plus étroit et moins chargé de promesses. Et sa première décision lui avait apporté son lot de savoirs.
— Je connais une femme, une connaissance de Papa, qui ne fait pas son âge, et qui campe encore sans doute, à l'heure qu'il est, près du front de mer le plus proche d'ici. C'est toutefois très loin, et... et en y réfléchissant mieux, je n'ai aucune garantie quant à ce que je viens de soutenir ; je n'ai pas le luxe de pouvoir affirmer qu'on la trouvera encore là où elle a campé. Je sais néanmoins qu'avec elle, le petit, s'il existe tel que nous le concevons, serait en sécurité.
— Comment se nomme-t-elle ?
— Rouge.
— Papa m'en a parlé en bien. Bon, nous avons un plan. Je m'occupe de Polème. Il est moins méfiant, et même amical envers moi. Et toi...
— Je me charge de trouver tout ce que je peux, pour nous assurer une porte de sortie au cas où les choses tourneraient court.
— Bien. N'oublie pas de regarder aussi la fréquence des éventuelles patrouilles. Je ne me suis pas employé à les régler ce mois-ci. Notre entreprise, tu le sais déjà, doit rester secrète. Nous ne devons plus nous revoir jusqu'à la fin de notre enquête. Notre confiance mutuelle est notre plus grand atout. J'ignore quelle sera la tournure des événements. Peut-être pourrons-nous nous retrouver chez moi ? Ou dans le pire des cas, à la ligne bleue.
La ligne bleue était un fin espace entre deux chaînes de montagnes qui permettait l'entrée ou la sortie de Karakoth. La seule entrée et sortie, à vrai dire, puisque tout autour, un climat terrible, le trois quarts de l'année, empêchait les vols. Les hautes montagnes ne permettaient que des trajets à haute altitude, et les tempêtes et les orages y étaient fréquents... voire les tornades.
— Eh... ne sois pas aussi dramatique. Cela va bien se passer ! s'exclama Clemael. Nous nous retrouverons chez toi. Mon frère, je t'aime.
— Je t'aime, Clemael.
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