Chapitre 1.4 : Le revenant

Ils étaient enfin dehors. L'air était plus que bienvenue, chassant l'atmosphère humide et obscure d'un antre que ni l'un ni l'autre n'appréciait. Ils étaient ravis de revoir l'horizon coupé de montagnes, et dont les nombreux pics hérissés leur rappelaient à quel point ils rêvaient de partir à l'aventure lorsqu'ils avaient encore les ailes trop jeunes pour voler.

Leur nostalgie fut taillée net en plein élan, en entendant évidemment le remue-ménage provoqué par la préparation de guerre ; les serviteurs astiquaient des écailles, des cuirasses, des armes, le visage tiraillé par la peur ou d'autres sentiments plus discrets.

L'un d'entre eux, un homme d'une cinquantaine d'années, s'approcha, les mains jointes et se tordant sous la tension de ses pensées.

– Messire Clemael...,

– Juste Clemael...

– Mais... je ne... ce n'est pas dans...

– ... dans l'ordre des choses ? Il semblerait, mais je ne suis pas comme mes semblables. Vous pouvez m'appeler par mon nom. Que puis-je pour vous ?

– V... votre armure. Et je voulais vous remercier pour ma famille.

– Vous pouvez la laisser chez moi. Mangez-vous à votre faim ? Avez-vous tout ce qu'il vous faut ?

– Oui Clemael, sourit l'homme.

– Et comment va le petit dernier ? s'enquit Degesyr.

– Il va bien. Il grandit, et a dit son premier mot il y a deux jours ! Grâce à vous deux, il a bien chaud et ne souffre pas du froid. Merci, mille mercis ! Il y a aussi autre chose, monsieur. Un dragonneau rouge a pénétré votre domaine. Il a grogné, puis est reparti sans demander son reste. Après son passage, il y avait des traces colorées, comme s'il saignait.

— Cle...

– Je sais. Un petit dragon, vous dites ? insista Clemael.

– Pour sûr, oui. Je l'ai vu comme je vous vois. Il ne parlait pas comme vous, ça non. Il a grogné. Je n'ai pas pu comprendre ce qu'il désirait. Pourquoi tous les dragons ne parlent pas comme vous ?

– Je l'ignore. L'éducation ? Le destin, ou la Grande Sélection, comme l'entendent nos mythes et légendes ? Je l'ignore sincèrement, Desan. J'aimerais le savoir. J'aimerais parfois ne pas avoir la parole...

– Oh ! ne dites pas ça... vous êtes un grand dragon. Vous et votre frère.

– Merci Desan. Vous êtes un brave homme. Retournez auprès de votre famille. Prenez votre journée. Non, vous savez quoi ? Prenez votre mois.

– M... mon mois ?

– Passez du temps auprès des vôtres. Ils ont besoin de vous. Et..., ajouta net Clemael qui voyait déjà la bouche de Desan s'ouvrir pour protester, ne vous en faites pas pour moi. Vous voulez me rendre service ? Prenez du temps pour votre femme et vos petits garçons. Si vous éprouvez un quelconque besoin, venez me voir.

– M... merci Clemael !

Desan trembla... Le grand dragon s'en inquiéta. Cela n'était pas dans les habitudes des humains de trembler autant en absence de peur ! L'homme le surprit ; il pleura, et embrassa momentanément la patte avant de son bienfaiteur, le remerciant mille fois avant de le laisser à ses pensées.

– Je t'admire, Cle.

– En mon absence, qui les protégera de la haine des autres, et de Polème ? Nous devrions les faire partir. Et si je devais... périr...

– Cle, non !

– S'il te plaît, écoute-moi ! Si je devais périr, je voudrais que tu me fasses une promesse. Je t'en prie, fais ce qu'il faut pour ces humains. Ne m'oblige pas à te supplier. Fais-le, je t'en prie...

Degesyr détestait ces instants-ci. Les larmes montèrent. Ses yeux se fermèrent. Son cœur lui compressait le poitrail ; ses pulsations tranchaient ses côtes et son échine. Ses membres s'engourdirent et sa bouche devint sèche comme si toute la salive lui sortait par-delà les paupières. La nausée nappait son être. Il était seul, son frère était mort, et tout lui semblait si vide ; l'amertume, la colère, la haine convertirent son étourdissement en une puissante énergie brûlante, irradiant l'intégralité de son enveloppe charnelle... ni les océans, ni les montagnes ne semblaient solides face à la guerre, encore moins face à son ire. Gare à celui qui lui enlèverait Clemael...

– Je le ferai. Je le ferai, Clemael. Si cela devait arriver, j'exaucerai ton dernier vœu, mais je ne répondrai plus de moi après avoir fait cela.

– Merci, Dede. Tu es le meilleur des frères, sache-le. Je t'aime.

Chacun d'entre eux posa sa tête sur l'épaule de l'autre. Les minutes s'égrenaient, perdues dans ces bruyants moments d'incertitudes. Nul ne connaissait ce que cachaient les jours à venir, et le passé semblait si étranger et exotique. Était-ce une vie différente qui animait les âmes, lorsqu'elles grandissaient ? Degesyr en avait parfois le sentiment. La tête contre les écailles rouges de son ami de toujours, une pensée contraire lui vint. L'amour qu'il avait pour lui était bien ce qu'il chérissait plus que tout, au-delà du service dû à son peuple et à son paternel. Comment envisager son absence, quand il n'y a que lui pour redonner de l'importance à son existence ? Il avait pleuré son départ. Il avait pleuré son retour. Et il avait pleuré cette funeste éventualité.

– Cyhenka... nous devrions rentrer.

– Comment ? Ah... oui... rentrons.


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