-6-

Alors que quelques jours s'étaient écoulés, Reina l'observa à nouveau, guettant silencieusement l'instant où il rentrerait chez lui. Son camarade s'attarda plus longtemps que d'habitude, la tête enfouie dans un de ses énormes livres : c'est seulement quand le jour commençait à décliner qu'il plia enfin bagage, visiblement peu enthousiaste. C'est très ostensiblement qu'il traina les pieds jusqu'à chez lui, puis poussa enfin la porte du domicile familial. Alors qu'il allait entrer, Reina n'eut le temps que de voir une large main à la peau craquelée empoigner sauvagement le pauvre gamin par le col et l'envoyer valser à l'intérieur de la maison. Bien sûr, la rouquine ne vit rien, mais ses oreilles s'en souviendraient toute sa vie ; le bruit du corps chétif de son camarde s'écrasant lourdement contre une table, l'écho des coups volant rageusement derrière la porte et les incompréhensibles éclats de voix qui déchiraient l'habituel silence du village.
Le sentiment d'injustice l'ébranla comme jamais elle ne l'avait été de toute sa vie. La fameuse réputation du père, avoir un tempérament de feu et la délicatesse d'un sanglier enragé, n'était donc pas un mythe. Depuis combien de temps cette situation durait-elle ? C'était ça, son quotidien ?
Du plus profond de son cœur, elle voulait l'ouvrir, cette porte! Il fallait arrêter ce carnage, le défendre ! Mais n'étant qu'une enfant face à ce type déchainé, que pouvait-elle faire ?  Impuissante, Reina resta muette et fixa vainement l'entrée en serrant les dents.

Une nuit sans sommeil, perturbée par un flot de pensées incessantes et lancinantes, voilà ce qui l'attendait.
« C'est horrible... », murmurait-elle tout bas dans le noir. Ses mains moites s'accrochaient désespérément aux draps de son lit. Elle était à la fois choquée et en colère : d'autres maisons se trouvaient juste à côté de la leur, est-ce ça voulait dire que tout le monde faisait semblant de ne rien savoir ? Cette possibilité lui retourna imméfiatement l'estomac. Quelle hypocrisie ! Les adultes rabâchaient inlassablement des leçons de morale, mais lorsqu'il fallait agir, plus personne à l'horizon! A quoi rimaient donc toutes ces années à leur inculquer des principes si eux-mêmes n'étaient pas capables de les appliquer? A cet instant là, la petite imaginait bien à quoi cette enfance avait dû ressembler : un foyer glacial, où ce gosse n'avait connu ni joie ni douceur, pour finalement se retrouver dans une salle de classe où on lui expliquait qu'il fallait faire honneur à sa famille. Une vaste blague, pour lui qui devait sans aucun doute les détester de toute son âme!
C'était décidé, Reina irait lui parler le lendemain. Les poings serrés, elle attendit douloureusement l'aube.

Silas ne se rendit pas à l'école le jour suivant. Folle d'inquiétude, la rouquine arpenta les rues au pas de course, inspectant désespérément chaque allée aussi rapidement qu'elle le pouvait.
Le souffle court, c'est finalement à l'orée du bois qui bordait le village qu'elle l'aperçue, assit sur une souche en serrant ses genoux contre son torse.
Les bruits de pas attirèrent son attention et le petit brun tourna la tête dans sa direction, un sourire amer se dessinant sur son visage. 
Son œil gauche était ostensiblement tuméfié. La main de Reina se posa sur sa bouche pour retenir le cri qui menaçait d'en sortir.  Ils défilaient devant ses yeux par de bref flashs, les souvenirs de cette scène à laquelle elle avait assisté la veille, chaque son, chaque voix, tout revenait la hanter!

Ce fut lui qui initia la discussion.
- Pathétique, hein ? lança t-il en ajustant une mèche de ses cheveux derrière son oreille.
Tant bien que mal, la petite s'efforça de ne pas faiblir, le poing pressé contre son cœur.
- Pourquoi tu n'as jamais rien dit ? Ton père...
Le garçon haussa les épaules en soupirant.
- Il n'y a rien à dire.
- Il y a tout à dire ! protesta t-elle en retour, fébrile. Il n'a pas le droit de faire ça !
D'un geste de la main, le garçon l'interrompu puis se leva.
- Le droit, le droit... Parce que tu crois qu'il se passe quoi que ce soit de juste dans ce foutu village ? Tout ce qui compte pour eux, c'est que leur pitoyable monde continue de tourner, que mon père me tabasse ou non. C'est un brave larbin bien obéissant comme ils aiment, tu crois vraiment que quelqu'un va lever ne serait-ce qu'un doigt pour un mioche comme moi ?

Silence.
« Bien sûr que non », ajouta-il en fermant les yeux. « Ces gens sont pourris de l'intérieur ! Tous des demeurés, des fantômes qui nourrissent un monde malade en prétendant être contents! »
La voix vrillée sous la colère, son pied s'écrasa orageusement contre la souche. C'en était trop pour Reina. Sa colère, son chagrin, elle ne pouvait que comprendre la rage qui l'animait, la rancune qui semblait chaque jour le consumer davantage. Le cœur de la jeune rousse se brisa dans sa poitrine : il se tenait devant elle, vulnérable comme jamais, les yeux remplis de larmes qu'il s'était pourtant juré de ne jamais verser. Comme c'était difficile, prétendre chaque jour qu'il ne se passait rien ! Ce fardeau, cette douleur, tout le dévorait et le brûlait chaque instant qu'il se détournait des pages de ses précieux livres.
Reina se précipita vers lui, enfouissant du petit brun contre son cou, l'abritant de sa chevelure flamboyante. C'était tout ce qu'elle pouvait faire : le serrer dans ses bras aussi fort qu'elle le pouvait, en essayant de combler sa solitude. Le garçon leva la tête sous la surprise avant de s'écrouler sur elle. Joue contre joue, leurs larmes se mélangeaient et coulaient en torrent. Ils tremblaient tous les deux, incapables d'articuler le moindre mot sous le coup de l'émotion, tout en s'accrochant désespérément l'un au cou de l'autre comme si leurs vies en dépendaient. Il n'avait pas à se défendre ni à prétendre et quoi qu'il puisse dire, le masque venait de tomber.
Silas fut frappé d'une émotion qu'il ne connaissait pas ; pour la toute première fois de sa vie, une chaleur  l'embrassait et paraissait estomper ce mal-être qu'il pensait éternel : on ne l'avait pas abandonné cette fois. Il voulait savourer chaque instant, s'imprégner de l'odeur de ses cheveux, graver dans sa mémoire la délicatesse de ses gestes, la tiédeur et la douceur de sa peau!
Un long moment s'écoula de la sorte, ni l'un ni l'autre ne semblant prêt à rompre cette étreinte. C'était un moment particulier, perturbant et intense ; c'est comme si après tout ces jours d'incompréhension et de maladresse, les deux enfants avaient finalement fini par se trouver. Silas posa délicatement sa main à l'arrière de la tête de sa nouvelle amie.
« Merci », articula t-il tout bas en rougissant, tapotant affectueusement le crâne de la rousse.
Voilà qui était étrange pour lui ; jamais de toute sa vie quelqu'un n'avait vraiment essayé de le comprendre, lui laissant finalement l'impression que quoi qu'il fasse, il n'aurait jamais sa place dans ce monde.

Ils se lâchèrent finalement, tous les deux très embarrassés par cette soudaine proximité. Reina allait s'excuser d'avoir agit de façon aussi soudaine, mais son ami secoua timidement la tête en saisissant son poignet et la tira vers lui, l'entrainant dans le bois qui se trouvait devant eux. Les rayons de soleil traversaient les épais feuillages par de rares faisceaux, dispersant la lumière comme un kaléidoscope.
Personne ne viendrait les déranger à cet endroit.
Ils parlèrent peu mais dans une paix qu'ils n'avaient jamais connus ; des sourires apaisés et plein d'espoirs prospéraient dans la petite clairière où les deux enfants trônaient.

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