IX.

Quelques jours s'écoulent sans qu'aucun nouvel incident désagréable ne soit à déplorer. Dès lors que mes colocataires vaquent à leurs occupations quotidiennes, nous ne nous voyons que très peu. Je partage cependant quelques repas et discussions légères avec Kiara qui se sert de ces moments privilégiés pour me sociabiliser.

Quant à Millie, elle s'évertue farouchement à m'ignorer les rares fois où nous nous croisons. À plusieurs reprises, j'ai pourtant involontairement entendu des bribes de conversation entre elle et le brun, à travers lesquelles le Latino s'efforçait d'apaiser la colère que la blonde éprouve à mon égard. Ces démarches n'ont néanmoins eu aucune incidence sur le comportement de la jeune femme qui semble me mépriser chaque jour un peu plus.

Debout depuis déjà plusieurs heures devant ma caisse enregistreuse, ce n'est pas ma préoccupation initiale en ce premier jour de week-end. Je focalise toute mon attention sur les moniteurs placés à mes côtés pour m'assurer qu'aucun client ne tente de dérober de la marchandise.

À cette heure tardive, malgré la loi prohibant la vente d'alcool, les acheteurs sont majoritairement ceux qui viennent se procurer ce liquide enivrant. Mon patron n'étant pas très tatillon quant au respect de cette règle, nous ne refusons jamais une transaction.

Sachant combien une personne déterminée à boire peut s'emporter si on l'empêche d'acquérir l'objet de sa convoitise, cette décision me convient, même si je ne la cautionne pas. Par chance, je n'ai jamais eu de désagrément depuis mon embauche, sans quoi mon responsable aurait probablement compris que je suis totalement inapte pour gérer un consommateur mécontent ou un voleur à l'étalage.

À mesure que la fermeture approche, les acheteurs se raréfient. Je profite d'un moment où le magasin est désertique pour étudier. Tout en consultant mon manuel d'histoire de l'art, je griffonne des notes dans un calepin posé sur le comptoir face à moi. Je suis complètement absorbé par ma lecture quand le carillon des portes automatiques tint, m'annonçant l'entrée d'un client. Je crayonne rapidement les derniers mots d'une phrase en cours, en lançant à l'intention du nouvel arrivant :

— Bonsoir.

À l'instant même où je reçois une réponse miroir à ma salutation, mon corps entier est pris d'un violent tremblement. Je n'entends pas le son de l'impact de mon stylo qui tombe au sol, tant les battements de mon cœur qui résonnent dans mes oreilles brouillent mon audition le temps d'une seconde.

Même si chaque parcelle de mon être me supplie de ne pas bouger, je lève les yeux et croise des pupilles aussi bleues que les miennes qui m'inspectent.

Le rictus sardonique qui étire les lèvres de mon géniteur est annonciateur d'une fureur qu'il tente de refouler. Mon père, bien conscient que l'endroit ne se prête pas au moindre débordement se contente par cette expression de me donner un avertissement silencieux.

Son mutisme ne m'empêche pas d'en comprendre tout le sens comme s'il me l'avait énoncé verbalement. Terrifié, j'ai envie d'aller me terrer dans un coin le temps qu'il quitte les lieux.

Cet instinct est si violent que je recule de quelques pas involontaires vers la sortie réservée aux employés. Je m'oblige à rejoindre ma place dès que j'en prends conscience, puisant la force de ne pas céder à la tentation dans le désir de rester professionnel malgré le danger existant.

Le statisme de mon père prend fin au bout de longues secondes, lorsqu'il pivote vers un rayon ciblé. Sa démarche mal assurée est le signe qu'il est déjà dans un état d'ivresse avancé.

Lorsqu'il sort de mon champ visuel, je continue à épier le moindre de ses mouvements à travers mon moniteur. Il sait exactement où se situe l'article qu'il est venu se procurer. Son esprit embrumé ne l'empêche pas de le trouver facilement ni de s'en emparer avec détermination.

Chancelant, mon géniteur quitte l'allée des alcools forts pour s'avancer doucement vers ma caisse.

Mon cœur s'accélère au rythme de son rapprochement. La bouteille qu'il pose durement devant moi éclate presque, tant son geste est brutal. En répercussion à cet acte de sauvagerie, je sursaute vivement. D'une main tremblante, je me saisis du whisky, dont le liquide ambré sous le coup de mon agitation émet un son qui brise le silence ambiant.

Tant bien que mal, je réussis à scanner l'article, sans énoncer la somme due comme je suis censé le faire pour clôturer la vente.

Mon père approche son visage du mien au point que son haleine fétide me provoque un relent. D'une voix fluette en totale contradiction avec l'expression dure qu'il affiche, il me demande :

— Combien j'te dois fiston ?

Je jette un bref regard vers la caisse qui m'indique le prix, tandis qu'une larme que je n'ai pas pu retenir cascade le long de ma joue. Le rire démoniaque qu'émet mon géniteur est la manifestation du grand plaisir malsain que celui-ci a à contempler la terreur qui s'insinue en moi à son contact.

Je réprime un sanglot, puis murmure dans un bégaiement incontrôlable :

— Ve... ve... vingt-ce... ce... cinq eu... euros ve.... ve... vingt.

Mon père qui approche son visage du mien un peu plus encore me susurre :

— Sois un bon gamin fiston, règle la note pour papa.

Toujours paralysé et incapable d'émettre la moindre objection, je le laisse tituber vers la sortie de la supérette, soulagé de le voir enfin s'en aller.

Arrivé au seuil des portes automatiques qui s'ouvrent devant lui, celui-ci se retourne une dernière fois pour me lancer d'une voix faussement affectueuse :

— Rentre vite mon fils, tu me manques, tu sais.

Son départ du magasin signe le début d'une crise d'angoisse interminable. Je cours aux toilettes pour vomir ce qui menaçait de jaillir depuis un moment. La bile que j'éjecte à maintes reprises me brûle la gorge au point que cela en devient éprouvant physiquement. Pendant plusieurs minutes, je suis victime de sanglots qui se tarissent difficilement.

Mon emménagement dans la colocation avait presque illusionné mon esprit, oubliant que cette peur qui ne me lâchait jamais auparavant, ne devait pas me quitter malgré mon déménagement. Je ne serais jamais hors de danger. Mon père sait où me trouver et jamais je n'aurais la liberté de vivre une vie normale, c'est ma punition.

Péniblement et dans un état déplorable, je finis par retourner à mon poste de peur que mon patron m'accuse d'avoir laissé la boutique sans surveillance trop longtemps.

Une fois derrière mon comptoir, je fouille frénétiquement dans mes poches à la recherche de la somme due par mon géniteur et la fourre dans la caisse, les mains encore tremblantes.

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