III.
Plus aucun de nous ne prononce le moindre mot. Désormais, l'ambiance me paraît bien trop lourde, mais au moins mon nouveau colocataire est fixé, je ne suis pas disposé à m'engager davantage avec lui. Je me réconforte en me convaincant que repousser les approches des autres est un choix délibéré de ma part, une barrière auto-imposée pour éviter toute implication.
Kiara incarne pourtant la preuve vivante que la litanie répétée par mon père me pèse, et par moments, j'aimerais outrepasser cette restriction. Ces mots qu'il m'a répétés jour après jour et que je connais que trop bien :
— Tu n'as pas le droit au bonheur, Noa. Tu dois porter ta vie tel un fardeau. C'est ta punition pour ce que tu m'as fait. Tu n'es pas une victime, ne l'oublie pas, c'est toi le bourreau, pas moi. Si un jour tu t'autorises à aimer, à être heureux, à éprouver quelques sentiments positifs que ce soit, c'est parce que tu te seras amnistié ; or tu ne le mérites pas.
Je le sais, mais cette fois, j'ai enfreint les règles. J'ai accepté la main tendue de Kiara, et bien que la quiétude momentanée qui en résulte soulage un poids, je sais que la culpabilité viendra tôt ou tard. Profitant de cette accalmie éphémère, je commence à ranger mes vêtements dans un tiroir pour détourner mes pensées.
On frappe doucement à la porte. J'attends quelques secondes que mon colocataire réagisse, mais il ne semble pas avoir entendu qu'on ait toqué. Je me lève du lit sur lequel je viens de m'asseoir, attirant par la même occasion l'attention de mon voisin sur moi. J'ouvre et je me retrouve nez à nez avec Millie. J'ai un petit mouvement de recul lorsqu'elle me jette une œillade sévère. Je suis accoutumé aux regards haineux, assassins et inquisiteurs, mais le fait que celui-ci me soit accordé par cette fille que je ne connais même pas me surprend autant que cela me peine.
— Nous devons discuter un peu, venez au salon tous les deux, lance-t-elle soudain sèchement dans ma direction, avant d'offrir un sourire radieux à Elio.
Puis elle rebrousse chemin sans plus de cérémonie.
Je peux comprendre qu'elle ne soit pas ravie de ma présence, mais j'espère que cette hostilité qu'elle a à mon égard restera de l'ordre du passager. Je m'apprête à m'élancer derrière les traces de la blonde, quand une voix grave raisonne dans la pièce :
— Ne t'inquiète pas, c'est une fille très gentille. Laisse-la se calmer un peu et je suis sûr qu'après, elle t'accueillera comme il se doit.
Je suis surpris que le brun cherche à me rassurer sur le comportement étrange de son amie. Apparemment, malgré mon incivilité, celui-ci tente toujours de me mettre à l'aise et c'est tout à son honneur.
Je hoche la tête pour lui signifier que j'ai pris en compte ses propos et me dirige vers le lieu de notre convocation.
Les deux filles nous y attendent. Je m'assois sur le canapé et mon compagnon de chambrée en fait autant.
— D'abord, nous vous devons des excuses. Nous sommes désolées de vous mettre l'un comme l'autre dans une telle position, déclare Kiara la première. Nous sommes toutes les deux coupables de ce qui vient de se passer, mais vu qu'apparemment, vous vous sentez capables de cohabiter quelque temps, nous voulons tout de même vous souhaiter la bienvenue, moi et Millie. N'est-ce pas ?
Mon amie se tourne vers sa colocataire qui, malgré sa mauvaise humeur toujours évidente, le lui concède d'un hochement de tête.
Elle prend à son tour la parole et souffle :
— Oui, bien sûr. Nous sommes fautives l'une comme l'autre de ce malentendu et en attendant que l'un d'entre vous déménage...
Le regard soutenu que je reçois lorsqu'elle s'interrompt est explicite, elle me fait bien comprendre que c'est moi qu'elle souhaite voir partir et non pas celui qui est assis à mes côtés.
— Faisons de notre mieux pour que tout se passe bien le temps que cela durera, conclut-elle, laissant le soin à Kiara de nous exposer les règles de la colocation qu'elles ont instaurées.
J'écoute attentivement quels sont les tours de ménage qui me sont attribués. Elles n'ont même pas à s'inquiéter sur mon investissement quant à mes tâches. Je m'acquitte toujours des besognes qui me sont confiées sans rechigner, car lorsque j'étais enfant et que je ne le faisais pas de mon propre gré, c'est par la force que j'y étais obligé. J'ai donc pris le pli de faire ce que l'on me demande en temps et en heure pour éviter toutes conséquences fâcheuses.
Mon amie nous explique aussi que chacun paye sa nourriture et l'entrepose dans ses casiers personnels du réfrigérateur et du placard.
Lorsque les points logistiques sont réglés et que le sujet du loyer est abordé, je suis soulagé de trouver un avantage considérable à ma cohabitation fortuite.
Celui-ci aurait dû être divisé entre nous quatre, mais au vu de la situation, Elio et moi nous acquitterons seulement chacun de la moitié de la troisième part.
Mon petit boulot dans une supérette le week-end ne me permet pas de gaspiller le moindre centime, alors cette belle économie est vraiment la bienvenue.
Une fois que l'essentiel à savoir nous a été énuméré, les filles décident d'officialiser notre emménagement avec un apéritif improvisé.
Je n'ai pas du tout la tête à ça et pour cause, mon portable n'arrête pas de vibrer dans ma poche. Je n'ai même pas besoin de le sortir pour connaître l'identité de celui qui tente de me joindre autant de fois.
D'une part, parce que hormis Kiara personne d'autre n'est en possession de mon numéro de téléphone. D'autre part, parce qu'à part mon père qui déteste par-dessus tout que je ne décroche pas, personne ne s'acharnerait de la sorte à réitérer des appels qui restent sans réponse.
Je préférerais passer mon tour et fuir dans ma chambre, mais les filles amènent quelques amuse-gueules et des boissons, alors je fais de mon mieux pour ne pas paraître déstabilisé et je participe fébrilement aux discussions qui s'enchaînent.
Lorsqu'un verre d'alcool glisse sous mon nez, je le refuse poliment, car je ne bois absolument jamais. C'est un principe sur lequel je ne veux pas transiger.
Kiara, qui sait à quel point je suis incapable d'être à l'aise en société, jette des regards vers moi lorsqu'Elio tente de me mêler à la conversation. Elle est inquiète car je ne réponds que très peu, mais je suis bien trop préoccupé par les appels à répétition qui s'enchaînent de plus en plus pour m'impliquer plus que je ne le fais.
Je n'ose imaginer la colère montante de mon père qui ne conçoit pas une seconde que je ne vais pas rentrer ce soir ni les suivants d'ailleurs.
Je me doute que lorsqu'il comprendra ce qu'il se trame, peut-être est-ce même déjà le cas, il viendra à ma rencontre. Connaissant mon emploi du temps par cœur, que ce soit celui de mon travail ou de la faculté, ce ne sera pas bien difficile pour lui de me trouver quand il le décidera. Par anticipation de ce qui arrivera ce jour-là, je suis pris d'un violent frisson qui, par chance, passe inaperçu.
Mon songe est interrompu lorsque le brun m'interroge :
— Tu ne trinques pas avec nous ?
— Je ne bois pas d'alcool, réponds-je aussitôt.
Elio jette un œil vers la table et se saisit d'une bouteille de soda. Il remplit un gobelet qu'il pousse dans ma direction et lance en levant sa bière :
— Portons un toast à cette colocation vraiment peu commune. Même si celle-ci ne s'éternisera pas, j'espère que nous deviendrons proches comme je le suis déjà avec Millie, Kiara ! Quant à toi et moi p'tit gars, tolérons-nous. Santé !
Les deux filles tintent leurs verres, plutôt surprises de ce toast qui fait écho à ce que j'ai pu dire plus tôt dans la chambre au brun.
Malgré ma gêne, je trinque tout de même avec mon soda.
Les discussions entre mes nouveaux colocataires sont propices à en apprendre un peu plus sur eux. Notamment, j'entends que Millie et Elio se connaissent depuis l'enfance car leurs parents respectifs sont amis, mais aussi que tous deux étudient la psychologie.
La petite blonde raconte ensuite à quel point toutes les filles sont sous le charme du latino de par son père, mais qu'avant sa fiancée, il n'était jamais tombé amoureux. L'expression de Millie en déclarant ces mots trahit le béguin qu'elle a pu avoir pour lui à un moment de sa vie, si ce n'est pas encore le cas actuellement.
Plus tard dans la soirée, lorsque je suis certain que personne ne porte son attention sur moi, je regarde finalement mon téléphone. Ayant senti la vibration dans ma poche presque continuellement avant qu'elle ne se stoppe enfin, il y a de cela vingt minutes, je ne suis pas étonné de découvrir le chiffre astronomique de 78 appels en absence et de 26 messages sur le répondeur. Je me mets alors à tout effacer sans même les écouter, car je sais qu'aucun d'entre eux n'a un caractère autre qu'agressif ou culpabilisant.
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