58. La Nix de Marbourg
SETHY
Le Bistrot du Port est un vieux café tenu par la même famille depuis au moins cent ans. On n'y mange pas très bien, tout est trop cher, mais je suppose que c'est le prix à payer pour faire survivre les traditions.
Lorsque je suis sorti du commissariat avec l'idée de me changer un peu les idées, ce n'était pas ici que j'avais prévu d'aller. A vrai dire, je n'avais aucune idée de l'endroit où je me rendais, puis je suis passé devant la façade autrefois bleu marine – désormais écaillée de toute part - de ce fameux bistrot où ma mère m'emmenait quelques fois pour boire un chocolat chaud en admirant les bateaux. Oh, nous n'avons pas fait cela souvent. Mais j'en garde un bon souvenir.
En dépit du froid qui refuse de s'adoucir, je me suis attablé à la terrasse pour observer les gens aller et venir. Les nouvelles vont vite à Marbourg, et tous sont déjà au courant que nous avons arrêté la coupable. Ça se le répète à voix basse, ça se le chuchote avec un air effaré, ça se le confie avec des regards durs, intransigeants. Alors que personne ne semblait vouloir m'aider à la débusquer, tout le monde est soudainement heureux que je l'ai fait. Sans la compromission d'aucun habitant. A part peut-être Hazel.
La sonnerie de mon téléphone empêche mes pensées de divaguer vers lui et je décroche en baillant.
— Inspecteur Lim.
— L'ADN matche, grésille la voix de Hans. Il s'agit bien de Selena Gouriev.
Un long soupir s'échappe de mes lèvres et je pose mon coude sur la table afin d'échouer ma tête dans ma main. Si la nouvelle était prévisible, sa confirmation est tout de même un immense soulagement.
— Pas de nouvelles de Baranov ?
— Non, pas le moindre signe de vie. Tu sais, je suis pas sûr qu'il se montre.
— Et il laisserait la fille de son patron partir en prison ? Impossible. Il va au moins essayer d'alléger sa peine.
— Je vois pas trop comment faire pression sur lui...
— Fais venir la presse, tranché-je sans hésitation.
***
Je replie le journal d'un air satisfait et mord dans la part de pizza qui trône sur mon bureau depuis une dizaine de minutes. Pour une fois, la presse a bien fait son travail ; l'article va être retentissant.
— Tu crois que ça suffira à faire sortir Baranov de son trou ?
Hans replie à son tour son exemplaire du journal avant de croiser ses pieds sur le bureau.
— Il pourra pas rester sans rien dire alors qu'on ternit la réputation de sa protégée, affirmé-je en jetant la croûte de ma pizza dans la poubelle. Se cacher alors que la fille de son patron passe pour une idiote sanguinaire aux yeux de tout le pays ? Impossible. Il sait que sa vie est en jeu.
— Tu crois que dissimuler sa véritable identité était une bonne idée ?
— Je veux en faire une pièce de chantage. Pour l'instant, les gens en veulent à Olga Schmidt. C'est elle le monstre. Tant que le nom de Selena Gouriev n'est pas avancé, Baranov peut espérer sauver sa peau.
— Et lors du procès ? relève-t-il. On pourra pas cacher son identité.
— Mais si Baranov se dénonce, on pourra rétablir la vérité et alléger sa peine.
— Y a quand même un truc qui me chiffonne... Pourquoi Bariva nous aurait mis sur la piste de Selena s'il était lui aussi chargé de s'en occuper ?
— Qui sait, peut-être que lui aussi ne la supportait plus et voulait inconsciemment s'en débarrasser ? Je suis sûr que son arrestation doit l'arranger quelque part. A côté de ça, ses orgies semblent être une fête des écoles !
— Tu crois pas qu'on devrait le foutre sous surveillance d'ailleurs ? Est-ce que Baranov ne risque pas de vouloir lui faire payer le fait d'avoir parlé ?
— J'ai envoyé des gars le cherch...
— Lim ! Förstner !
Hans et moi tournons la tête vers l'entrée du bureau où vient d'apparaître le commissaire, le visage rougi par l'effort. Ses yeux noirs nous dévisagent avec incrédulité et je l'observe desserrer le nœud de sa cravate en soupirant.
— Votre gars. On l'a coffré.
Mon cœur s'emballe. Hans se redresse d'un bond, les yeux exorbités.
— C'est une blague ? s'écrie-t-il.
— Pas du tout. Les gars qui partaient chercher Bariva les ont trouvés tous les deux en train de s'entretuer derrière L'Ozone. Votre gars est hors de lui, il a tiré sur un des gars, mais n'a fait que le blesser. On l'a bouclé en cellule le temps qu'il se calme. Bariva est à l'hôpital.
La stupéfaction grandit en moi et mes doigts se resserrent sur le bord du bureau.
— Vous êtes absolument sûr que c'est lui ? insiste Hans qui n'en croit visiblement pas ses oreilles. C'est vraiment Baranov ? Et vous avez réussi à le coffrer ? Vous ?
Le commissaire fronce les sourcils, vexé par l'insinuation involontaire de mon collègue.
— Je vous ferai remarquer que mes gars sont compétents messieurs, siffle-t-il d'un ton mauvais, et qu'il ne suffit pas de descendre de Berlin pour savoir comment arrêter un criminel.
— Oui, oui, bien sûr, marmonne Hans, penaud. Ce que je voulais dire c'est... Enfin vous vous rendez compte de la prise que vous avez faite ?
— Je crois que vous me l'avez assez rabâché ces dernières semaines, oui, répond son interlocuteur d'une voix pleine de sarcasme.
— Dans quelle cellule est-il ? interviens-je, les poings serrés d'anticipation.
— Vous ne pourrez pas lui parler de suite, précise le commissaire en se dirigeant vers la fontaine à eau pour se remplir un verre. Quand je vous dis que l'homme était complètement hors de lui, c'est pas un euphémisme. On a dû s'y mettre à quatre pour le faire rentrer dans sa cellule et on s'est tous pris au moins un coup dans la gueule. Alors attendez qu'il se calme parce que là, il vous arracherait la jugulaire avec ses dents.
Mes poings se contractent davantage et je me mords la langue pour contenir mon exaspération. Il ne sert à rien de se précipiter ; Baranov est là, il ne va pas s'envoler. Mais bordel... C'est justement parce qu'il est là, à quelques mètres de moi, que des vagues de haine dévastent ma poitrine. Il me faut toute la concentration du monde pour ne pas y céder et me rappeler que je suis un policier et que, par conséquent, je ne peux pas me jeter sur un prisonnier pour l'étriper à mains nues. Pourtant, ce n'est pas l'envie qui manque !
— Et Bariva, il est dans quel état ? s'enquit Hans.
— Un sale état. Trois coups de couteau dans le ventre. Pronostic vital engagé. On en saura plus dans quelques heures.
— Merde...
— Ouais, on a vraiment eu de la chance de tomber sur votre gars avant qu'il ne fasse d'autres victimes... Faites attention quand vous l'interrogerez.
Sur ces mots, le commissaire sort du bureau, nous laissant sous le choc et fébriles. Hans se tourne vers moi en rabattant ses cheveux en arrière d'une main tremblante. En dépit de sa maîtrise de soi, je vois bien l'excitation agiter ses membres et devine qu'il est tout aussi impatient que moi à l'idée de confronter Baranov.
— Bordel j'en reviens pas, s'esclaffe-t-il d'un air ahuri. C'était vraiment si simple ?
— Ça ne l'est pas. Va falloir qu'il avoue maintenant.
— Mais tout l'accable déjà !
— Je veux entendre ce fils de pute dire les choses de lui-même, sifflé-je en serrant les dents.
— Évite quand même de lui balancer ton poing dans la gueule.
Mes yeux s'égarent à travers la fenêtre et je suis du regard la cime d'un arbre que le vent plie sans faiblir. Le visage tuméfié de Hazel et sa peau striée de cicatrices apparaissent dans mon esprit. Mon estomac se tord de rage.
— Je te promets rien, asséné-je en coinçant une cigarette entre mes lèvres.
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