53. Lasagnes de Noël
SETHY
La semaine qui a précédé Noël a été d'une inefficacité totale pour l'enquête. Hans et moi avons fait du sur-place et les autres gars du poste ont rapidement été sollicités pour des accidents de la route, des conflits de voisinage et la régulation de la foule au sein du marché de Noël en plein centre-ville. Super. Un meurtrier ou une meurtrière rôde dans les rues de votre ville ? Pas de souci, venez manger du pain d'épices !
Je crois que cette affaire va me rendre fou.
Cela fait également une semaine que Vic est retourné vivre chez sa mère et je dois être honnête, son petit air renfrogné me manque un peu. Hans s'est à son tour éclipsé hier, le temps de s'empiffrer de stollen* chez sa belle famille, ce qui fait que je me retrouve seul au bureau, aussi dynamique que la dinde qui trônera sur la table de tant de familles ce soir. Je suis sûr que même ce connard de Baranov va passer un meilleur réveillon que moi.
En temps normal, je passe le réveillon de Noël seul, parfois avec la famille de Hans. Jusqu'à mes trente ans, j'allais voir mes parents et, bien que nous ne fêtions pas Noël, je profitais du fait que tous mes collègues demandent des congés pour en prendre aussi. Hors de question que je reste seul pour intervenir dans des repas de famille qui ont dégénéré ou auprès d'automobilistes ivres qui ont foncé dans un arbre et bloquent la circulation. Mais ma mère est morte il y a sept ans, des suites de sa lésion des poumons causée par l'incendie de notre maison à Marbourg, et mon père l'a suivie l'année d'après. Vic n'avait même pas dix ans et je me souviens qu'il m'avait demandé si cela signifiait qu'il allait désormais avoir moins de cadeaux à Noël. Quel enfant ingrat.
Depuis ses dix ans justement, mon fils passe Noël auprès de sa mère et de son compagnon. Hannah et moi nous sommes mis d'accord sur le fait qu'il valait mieux qu'il fête le réveillon entouré d'une famille aimante plutôt que dans un fast-food, en tête à tête avec son père antipathique qui aura oublié de lui acheter un cadeau. Cette décision ne m'a jamais dérangé, mais aujourd'hui, alors que je contemple les murs gris du bureau, je me dis qu'un peu de compagnie ne m'aurait pas fait de mal.
Las, je referme mon ordinateur et attrape mon manteau avant de sortir du commissariat. Que les collègues se débrouillent tous seuls : de toute façon, je n'étais même pas censé travailler.
La neige s'est remise à tomber depuis la veille, de quoi ravir les enfants qui se pressent dans les rues pour faire des batailles de boules de neige. Çà et là, des odeurs de dinde rôties et de pâtisseries exhalent des maisons, et des éclats de voix enjoués s'échappent des fenêtres.
Je ne suis pas particulièrement sensible à l'ambiance de Noël. Au-delà du fait qu'on ne le fêtait pas dans ma famille, je n'ai jamais eu d'appétence pour les grands rassemblements et les repas interminables. Et puis, je me lasse vite. Feindre la bonne humeur pendant des heures, très peu pour moi !
Le temps que je roule jusqu'au centre, le vent s'est brusquement levé et des tourbillons de neige fouettent le pare-brise. La plupart des commerces sont fermés à cette heure-ci. Seule une pizzeria est encore ouverte et je m'approche de la devanture pour commander des lasagnes. Le propriétaire m'observe comme si je venais de lui annoncer que je rêvais de me jeter nu dans la mer. Lorsqu'il me tend ma commande, ses yeux s'accrochent longuement à mon dos et j'en viens à me demander s'il ne craint pas que j'aille me suicider.
Mais j'ai une autre idée en tête. Alors que les lasagnes diffusent une fumée alléchante dans l'obscurité de la nuit, je sais soudainement comment je souhaite passer mon Noël.
***
Je n'ai besoin de toquer que deux fois avant que la porte s'entrouvre difficilement, révélant deux grands yeux bleus méfiants entourés de petits hématomes.
— Oh putain, c'est toi ! J'ai cru que l'autre connard venait achever son travail.
J'esquisse un rictus crispé et Hazel se décale pour me laisser entrer. Je remarque alors qu'il tient une barre de fer dans la main gauche et me retiens de sourire tant cette vision est à la fois prévisible et irréelle.
Il fait toujours aussi froid à l'intérieur de la petite cabane. Le groupe électrogène produit un boucan d'enfer, la petite ampoule grésille au plafond et le coffre a été remis à sa place contre le canapé. Hazel s'échoue sur ce dernier et hausse un sourcil dans ma direction, comme pour me demander ce que je fais là.
— Comment tu vas ? demandé-je en restant près de la porte, trop gêné pour prendre mes aises.
Hazel est sorti de l'hôpital deux jours plus tôt et, à part cet échange houleux que nous avons eu à son réveil, je n'ai pas pris le temps de lui rendre visite. Pour être absolument honnête, ses révélations m'ont quelque peu bouleversé et il m'a fallu du temps pour les encaisser – ce qui, en soi, est ridicule puisque je n'ai aucun mot à dire sur la vie de Hazel.
— Pas trop mal, soupire ce dernier en remontant son sac de couchage sur ses jambes. Il faisait plus chaud à l'hôpital mais rien ne vaut le confort de sa maison !
Je capte son sourire sarcastique et comprends qu'il est encore mal à l'aise de me laisser entrevoir son quotidien miséreux. Je décide donc de m'avancer vers lui pour lui tendre le sac récupérée plus tôt dans la soirée.
— Tiens. Cadeau. Lasagnes de Noël.
Ses yeux bleus s'écarquillent de surprise et il me jette un regard perdu, presque méfiant.
— C'est pour moi ?
Je penche la tête sur le côté et lui adresse un rictus railleur.
— Non, c'est pour moi, j'me suis dit que ce serait sympa de venir les manger en face de toi.
Un oreiller vole vers moi et je l'esquive en ricanant. Désormais à genoux sur le canapé, Hazel me dévisage comme s'il craignait que je ne sois qu'une illusion.
— Pourquoi ? souffle-t-il après de longues secondes.
Je hausse les épaules et me masse la nuque d'un air gêné.
— Pour fêter ta sortie de l'hôpital. Et pour te remercier une nouvelle fois pour Vic.
— T'as pitié de moi ?
Son visage s'assombrit et son regard se durcit. A mon grand désarroi, je retrouve l'adolescent de mon passé, obnubilé par nos différences sociales et par le fait de montrer qu'il ne vaut pas moins que moi.
— Tu me fais chier avec ça, grondé-je en fronçant les sourcils. Va falloir que tu changes de disque un jour.
Subitement agacé par cette réaction que j'ai trop vu et qui nous a causé tant de malheurs, je pose le sac au pied du canapé et fais volte-face pour sortir de la cabane. Qu'importe le vent qui s'est mis à mugir à l'extérieur, tout me semble préférable à ce visage accusateur et à ce comportement ridicule.
Pourtant, à l'instant où je tourne la poignée, une main s'enroule autour de mon avant-bras et le tire doucement en arrière.
— Non, pars pas, supplie Hazel d'une voix enrouée. Je suis désolé... J'ai pas l'habitude qu'on m'offre des choses sans rien attendre en retour. Je suis désolé, reste s'il te plaît...
Mon front s'échoue contre le bois de la porte et je ferme les yeux quelques secondes, le temps que mon cœur se radoucisse et que ma colère disparaisse. Puis, je tourne sur mes talons et fais face à Hazel dont la main n'a pas lâché mon bras et dont la tête est baissée, comme s'il n'osait pas affronter mon regard. Je me retiens de rabattre ses cheveux en arrière pour dégager ses yeux et me frotte le visage de ma main libre.
— Allons manger tant que c'est chaud, cédé-je en me dirigeant vers le canapé.
***
— T'avais personne d'autre avec qui fêter Noël ?
Les yeux bleus de Hazel s'accrochent aux miens et je l'observe enfourner un immense morceau de lasagne dans sa bouche.
— Je ne fête pas Noël, le corrigé-je en avalant une gorgée de cette affreuse bière qu'il a sortie du frigo. Les lasagnes n'étaient pas un indice suffisant ?
— Moi je prends ça comme un cadeau, me sourit-il en s'avachissant sur le canapé.
Tandis qu'il tend le bras pour attraper sa canette, je prends le temps de détailler son visage encore boursouflé par endroit. Les hématomes autour de ses yeux ont dégonflé, mais des bleus subsistent çà et là et le plâtre qui enveloppe son nez le gêne pour boire et manger. Il ne s'en plaint pas, se contentant de grimacer discrètement lorsqu'il pense que je ne le vois pas. Ses lèvres sont craquelées par le froid et le sel et ses cheveux sont maladroitement rabattus en arrière. Quel piètre portrait m'offre-t-il...
— T'en veux une autre ? me demande-t-il en agitant une canette de bière.
— Non merci, grimacé-je. Elles sont vraiment dégueulasses.
Un petit ricanement lui échappe et il rabat la capuche de son sweat sur sa tête.
— Excuse-moi de pas avoir assez d'argent pour satisfaire tes goûts de luxe.
— Si tu le dépensais un peu moins en cachetons aussi...
Hazel s'étrangle avec sa bière et rive deux yeux ronds comme des soucoupes sur moi. Son air de chouette effraie m'amuse et son expression faussement outrée est trahie par les commissures de ses lèvres qui tressautent vers le haut.
— T'es vraiment un abruti, s'esclaffe-t-il en apercevant la lueur malicieuse dans mon regard.
Ma blague était risquée, mais Hazel sait encore lire en moi – ce qui, en l'occurrence, me rassure, mais m'inquiète toujours vaguement.
— Je me demandais, reprend-il d'un air plus sérieux, pourquoi flic ? Pas que ça m'étonne vu ton manque d'humour, mais t'avais jamais montré un quelconque intérêt pour la police.
Sa question me replonge vingt ans en arrière, à une époque où je me sentais tellement perdu que j'ignorais si je parviendrais un jour à sortir la tête hors de l'eau. Avachi à mes côtés, Hazel attend patiemment ma réponse en buvant sa bière et j'ignore encore ce qui me pousse à avoir une discussion aussi banale avec lui.
— C'était l'école la plus proche de chez moi, avoué-je en haussant les épaules.
— C'est tout ?
— C'est tout.
Les yeux bleus se font inquisiteurs et je me retiens de frapper son plâtre pour lui faire passer l'envie de vouloir s'immiscer dans ma vie.
— J'allais pas très bien et j'avais très peu de motivation. Alors j'ai fait en sorte de pas viser trop haut, histoire de pas abandonner en cours de route.
— Je vois...
Le silence retombe et j'observe les gerbes d'eau gifler la fenêtre de la cabane. Si je veux éviter la tempête, il ne faut pas que je m'attarde.
— Il y a vingt ans...
La voix de Hazel s'élève, hésitante. L'anticipation de ce qu'il va dire tend mon corps ; je n'ai pas vraiment envie de parler du passé.
— Il y a vingt ans... Pourquoi tu nous as pas dénoncés à la police ?
Mon regard accroche le sien et je me souviens de celui qu'il avait le jour où j'ai appris sa trahison. Un regard froid, méprisant, empli de haine et de dégoût. Subsiste-t-il encore au fond de ces iris marins qui me dévisagent avec une certaine appréhension ?
— Pourquoi je l'aurais fait ? soupiré-je d'un air las. J'arrivais pas à croire que tout ça était réel. Ma mère était à l'hôpital et j'étais en train de tout perdre... J'avais pas besoin en plus de voir le gars que j'aimais partir en tôle.
Le lourd silence qui accueille ma réponse m'oblige à reporter mon attention sur Hazel. Et mon cœur loupe un battement. A la place des prunelles hésitantes se trouve désormais une mer saccagée par les éléments, dans laquelle je crains un instant de me noyer.
— Tu m'as aimé ? murmure Hazel d'une voix brisée.
— Je pensais que ça allait de soi.
— Tu me l'as jamais dit...
— Ça aurait changé quelque chose ?
Hazel me fixe de longues secondes et il me semble que c'est dans ses yeux que la tempête fait rage.
— Je sais pas, souffle-t-il en baissant la tête.
Mon cœur se serre et mon regard dérive une nouvelle fois vers la fenêtre. Le vent souffle désormais si fort qu'il fait trembler les murs de la cabane et je me demande comment cette dernière peut encore tenir debout. Si je ne pars pas maintenant, ils risquent de bloquer la route du littoral pour la nuit et je ne pourrai pas rentrer chez moi.
Pourtant, à l'instant où je m'apprête à prendre congé, mon regard se tourne une nouvelle fois vers Hazel et je me fige. Foudroyé.
Juste là, les mains jointes sur les genoux et la tête toujours penchée vers ces derniers, il semble en proie à une terrible détresse. Les jointures de ses mains sont blanches tant il les serre entre elles et la ligne de sa mâchoire saille anormalement sous sa barbe de quelques jours. Mais ce qui me choque le plus, c'est cette unique larme qui glisse lentement le long de sa joue.
Je n'ai jamais vu Hazel pleurer, pas une seule fois. En dépit des multiples obstacles qui ont entravé le chemin de sa vie, il n'a jamais exprimé une once de tristesse et ne s'est jamais apitoyé sur lui-même. Seules la haine et la rancœur l'accompagnaient au quotidien et, maintenant que j'y réfléchis, sûrement que cela l'a empêché de sombrer totalement.
Alors voir cette larme creuser un sillon sur sa peau hâlée me retourne l'estomac. Et je ne peux contrôler ce réflexe stupide de stopper sa course de mon pouce. Aussitôt, Hazel redresse la tête, comme s'il remarquait seulement maintenant qu'il n'était pas tout seul et que ses sombres pensées n'étaient pas la réalité. Ses yeux bouleversés se rivent aux miens et, quand j'y vois toute l'émotion que lui procure mon geste, je suis incapable de retirer ma main.
Je ne sais plus ce que je fais ni ce que je veux.
Mon regard se heurte à la cicatrice qui strie sa tempe et je réalise combien notre passé commun a marqué nos corps et nos âmes. Ses cheveux broussailleux retombent désormais sur son front et je peux presque sentir leur texture sous la pulpe de mes doigts. Ses pommettes sont constellées de tâches de soleil qui s'étendent sur ses joues et disparaissent sous les poils drus qui recouvrent sa mâchoire. Sans réfléchir, je fais glisser mon pouce sur ces derniers, le laissant râper contre son menton mal rasé. Son visage est marqué : par le temps, par les intempéries, par une vie malsaine, et pourtant, je reconnais tout. Sous ses traits durcis par l'âge et par un quotidien miséreux, je retrouve ceux de l'adolescent qui a tant fait battre mon cœur. Et je ne supporte pas qu'un connard comme Baranov ait pu en profiter.
Soudain, la rancœur qui m'a envahi lorsque nous étions à l'hôpital refait surface et je dois solliciter tout mon self-control pour ne pas me mettre à grincer des dents. J'exècre l'idée que Baranov ait pu profiter du corps de Hazel, sans savoir pourquoi cela me met tellement en colère. La simple pensée de ses doigts effleurant sa peau hâlée, de ses dents se refermant sur son cou ou de son corps s'enfonçant dans le sien suffirait à me faire crier de rage. C'est ridicule. C'est absolument et profondément ridicule. Je suis venu ici avec la certitude que je haïssais Hazel plus que tout être humain sur cette planète ; pourquoi me sentirais-je concerné par sa vie sexuelle ? Il a choisi un dealer sanguinaire comme partenaire, soit, je ne devrais pas m'en soucier. Je n'ai côtoyé cet homme qu'une année au lycée, bon Dieu ! C'est ridicule.
— Je vais y aller, annoncé-je d'un ton abrupt. Je suis resté trop longtemps, la route va fermer.
Je tente de me lever mais une main s'enroule autour de mon poignet, douce et exigeante à la fois. Mes sourcils se froncent tandis que je jette un regard agacé à Hazel dont les yeux encore brillants ne se détachent pas des miens.
— C'est trop dangereux maintenant, dit-il d'une voix âpre. Tu risques de te retrouver bloqué par la mer.
Gêné, je me dégage de sa poigne et détourne le regard. Sans que je ne me l'explique, je me sens désormais mal à l'aise et ressens un intense besoin de fuite. Comme si rester ici reviendrait à me condamner. Comme si j'allais faire une connerie.
— Va bien falloir que je rentre, marmonné-je en glissant toutefois un regard incertain vers le vent qui mugit à l'extérieur.
Bordel, les éléments ont décidé de se déchaîner pour fêter Noël ! Le fracas des vagues contre les rochers résonne dans la cabane et les murs hurlent d'être aussi secoués. N'est-il pas plus dangereux de rester ici ?
Hazel suit mon regard et doit deviner mes pensées puisqu'il s'esclaffe en se calant plus confortablement dans le canapé.
— Elle en a vu d'autres, assure-t-il avec une once de fierté. Et elle a jamais lâché ! Je l'ai retapée pour ce genre de moments.
A nouveau, j'observe la tempête grossir et grimace en voyant les trombes d'eau se précipiter contre les carreaux. Vais-je pouvoir rentrer dans ces conditions ?
— Reste, déclare Hazel sans ciller. S'il te plaît. Juste ce soir.
Mes yeux s'attardent sur son visage amoché et ma main droite se crispe contre ma cuisse. Je sais que je m'apprête à faire quelque chose de stupide. Mais je ne peux me résoudre à l'abandonner comme ça.
— Seulement parce que c'est Noël, soufflé-je en faisant semblant de ne pas voir son sourire rayonnant.
* stollen : pain aux fruits, semblable à un gâteau, qui contient généralement des épices telles que la cannelle et la cardamome
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