52. Que la vérité a un visage laid !


HAZEL


Lorsque j'ouvre les yeux, j'ai l'impression qu'un train vient de me passer dessus. Mes paupières battent frénétiquement pour esquiver la lumière blanche qui règne dans la pièce, et mes poings tentent de se refermer, en vain.

Je finis par comprendre que je me trouve dans une chambre d'hôpital – quel autre endroit peut autant empester le produit stérilisant et arborer une décoration aussi sobre ? - et tous les événements de la veille me reviennent en mémoire.

Merde.

Gémissant d'exaspération, j'essaie de lever mon bras avant de réaliser qu'il est relié à une perfusion. Qui m'a retrouvé ? Qui m'a amené ici ? Est-ce que je me suis évanoui longtemps ?

— Oh, monsieur Bartels ! s'exclame une petite voix fluette. Vous êtes réveillé ! Comment vous vous sentez ? Je vais appeler un médecin.

Une grande infirmière rousse se tient à mes côtés et je ne peux que cligner des yeux en réponse à toutes ses questions. Je l'observe s'affairer autour de moi et vérifier je-ne-sais-quoi sur les machines quand les mots semblent enfin retrouver le chemin de ma bouche.

— Quesse s'est passé ?

Bon, peut-être pas entièrement.

La femme se tourne vers moi et m'adresse un gentil sourire, le genre de sourire qu'on ferait à un enfant et qui a le don de me hérisser les poils.

— Vous avez été inconscient pendant trente-deux heures, m'explique-t-elle doucement. Vous vous souvenez de ce qu'il s'est passé ?

Je fronce le nez pour m'empêcher de répondre méchamment, mais ce simple geste m'arrache un frisson de douleur. L'infirmière doit le remarquer parce qu'elle m'adresse un nouveau sourire compatissant.

— Vous avez eu le nez fracturé. Le chirurgien vous a opéré, mais vous allez devoir garder le plâtre au moins trois semaines. Le docteur va arriver pour vous expliquer tout cela.

En effet, une petite heure après, un homme dégingandé entre dans la chambre et m'adresse un immense sourire.

— Monsieur Bartels ! Heureux de vous accueillir à nouveau parmi nous. Comment vous sentez-vous ?

— Bof, je réponds sincèrement.

Le docteur sourit et vérifie l'écran du moniteur cardiaque à mes côtés.

— Bon, vous avez eu de la chance, déclare-t-il d'une voix joyeuse – et franchement, je ne suis pas certain qu'on ait la même conception du mot « chance ». Votre état était impressionnant mais les blessures étaient moins graves qu'elles n'y paraissaient. Votre perte de connaissance est liée au coup que vous avez reçu dans le nez, couplé à un léger traumatisme crânien. Vous auriez dû vous réveiller hier, mais comme j'expliquais à votre ami, votre état de santé est mauvais, monsieur Bartels. Vous souffrez de sous-nutrition, vous êtes fortement anémié, notamment en vitamines B...

— De quel ami vous parlez ? le coupé-je soudainement, grimaçant à la sensation de ma bouche pâteuse.

L'homme semble surpris et hausse un sourcil curieux en ma direction.

— Eh bien, l'homme qui a appelé les pompiers, le soir où vous avez été agressé. J'ai cru comprendre qu'il était policier. De toute façon, il va sûrement venir vous voir quand j'en aurais fini avec vous, il n'a quasiment pas quitté l'hôpital depuis. Donc, je disais, vous souffrez d'une importante sous-nutrition. Je vais vous prescrire...

Je le laisse s'enfoncer dans son charabia de médecin et cesse de l'écouter. Je sais ce qu'il va me dire : « mangez mieux, faites vous suivre et prenez des vitamines ». Merci Sherlock. Dis ça à mon compte en banque.

Ce qui m'inquiète en revanche, c'est la mention de ce policier qui a appelé les pompiers le soir de mon agression. Pas besoin d'être devin pour savoir de qui il s'agit. Sauf que là réside tout le problème : comment a-t-il appris qu'il m'était arrivé quelque chose ? Que sait-il, qu'a-t-il vu ?

— Je repasserai vous voir dans la soirée, annonce le docteur en se frottant les mains. On va vous apporter de quoi manger d'ici dix minutes. En attendant, reposez-vous bien et n'hésitez pas à appeler une infirmière si besoin.

Je hoche la tête pour faire semblant d'avoir écouté son discours puis l'observe sortir tranquillement de la chambre. Un long soupir s'échappe de mes lèvres et ma tête s'enfonce davantage dans l'oreiller. Qu'est-ce qu'il va se passer maintenant ? Qu'est-ce que je vais pouvoir dire à Sethy ? Comment expliquer mon état sans avoir à lui révéler mes secrets les plus sombres ? Je dois inventer une histoire avant qu'il se pointe.

— T'as une sale gueule.

Je manque de sursauter lorsqu'une voix grave retentit à l'autre bout de la chambre. Appuyé contre le chambranle de la porte, Sethy me dévisage de ses yeux sombres, un plateau-repas entre les mains. Merde, il fallait qu'il arrive aussi tôt.

Il s'avance vers moi et je songe soudainement à l'affreuse image que je dois renvoyer. Ce sursaut de superficialité m'arrache un ricanement intérieur – comme si Sethy allait se soucier de mon apparence !

Ce dernier pose le plateau sur la petite table coulissante rattachée au lit, puis se laisse tomber dans le fauteuil installé à mes côtés. Je tente de serrer les dents mais cela ne m'arrache qu'un sifflement de douleur, alors je préfère aviser le repas que l'on m'a préparé plutôt que d'affronter le regard inquisiteur de Sethy.

— C'est quoi ? demandé-je en observant la purée marronasse dans mon assiette.

— Je sais pas, répond-il en haussant les épaules. J'ai pris le plateau à l'infirmière.

— Si pressé, ricané-je amèrement.

Je sens le regard insistant de Sethy sur moi et tout mon corps se contracte contre le matelas. Je veux qu'il parte. Je ne veux pas lui parler.

— Comment tu te sens ? me demande-t-il pourtant.

— Ça va. Je suis fatigué.

Je tourne les yeux vers lui pour voir s'il comprend le message sous-jacent, mais il ne bouge pas. Imperturbable. J'ai envie de le frapper.

— Appelle l'infirmière, commandé-je en reportant mon attention sur l'assiette. J'me sens pas de manger tout seul.

— Hazel.

Sa voix désabusée me coupe dans mon mensonge et je ferme les yeux de toutes mes forces pour tenter de chasser le malaise qui m'envahit. Pourquoi faut-il qu'il soit si têtu ?

— Comment t'as su ? murmuré-je en gardant les yeux clos.

— Karen m'a appelé.

Évidemment.

— J'ai juste eu un accrochage en rentrant du taf. Un gars bourré qui...

— Arrête, me coupe-t-il une nouvelle fois.

Ma mâchoire se crispe.

— Arrête de me mentir. Je sais qui t'as fait ça.

Mes yeux s'ouvrent mais je reste silencieux, fixant un point au plafond. Pour ne pas laisser l'angoisse prendre possession de moi, je me concentre sur la douleur sourde qui irradie de mon nez jusqu'à mes pommettes et mes oreilles. Je dois vraiment être vilain à voir.

— Tu comptes me dire ce qu'il s'est passé ? insiste Sethy toujours immobile dans son fauteuil, les coudes sur les genoux et les mains croisées entre eux.

— Non.

Un soupir résonne dans la pièce.

— C'est parce que t'as parlé à la police ?

— Arrête, l'intimé-je à mon tour.

— Qu'est-ce qu'il t'a dit ? Pourquoi il t'a frappé ? Quelle est ta vraie relation avec lui ?

— Putain Seth, ferme-la ! m'écrié-je avant de gémir de douleur, épuisé par ce sursaut d'énergie.

— Non, je la fermerai pas ! Putain Hazel, t'es totalement inconscient ! Pourquoi tu protèges ce fils de pute ? Pourquoi tu veux pas me dire tout ce que tu sais sur lui ? Quelle est la vraie relation entre vous ?

— Il me baise, OK ! aboyé-je en le fusillant du regard. Il me baise comme une pute, t'es content ?!

Je ne crois pas avoir vu une telle expression choquée sur le visage de Sethy depuis ce terrible jour où il a compris que je l'avais trahi. Cela ne dure qu'une seconde, mais son masque d'impassibilité vole en éclat et je vois ses pupilles se dilater sous la surprise. Très vite, il se reconstitue cependant un air stoïque et croise les bras sur la poitrine.

— Dis quelque chose, ordonné-je d'une voix glaciale, secrètement terrifié par le silence qui s'installe dans la pièce.

Si mon corps était en état, sûrement tremblerais-je de tous mes membres. Je me sens tellement pitoyable qu'une violente envie de vomir remonte le long de mon oesophage. Sethy ne bouge pas, ne dit rien, mais me fixe sans ciller. Je voudrais lui planter un scalpel dans les yeux.

La honte me submerge comme elle ne l'a pas fait depuis des années. Comment me voit-il désormais ? Ai-je dégradé l'image déjà bien terne qu'il avait de moi ? Va-t-il me mépriser davantage ? Le dégoût est-il en train de l'envahir au point qu'il en perde ses mots ?

— Tu sors avec lui ?

Sa question, si bête, si naïve, me fait ouvrir grand les yeux. Je le dévisage comme s'il venait de m'annoncer qu'il venait de Pluton, mais son expression ne change pas d'un iota. Soudain, je m'esclaffe, incrédule, un foutu goût amer collé au palais.

— Ouais, on sort ensemble, comme un petit couple parfait, craché-je d'un air mauvais. Ça se voit pas ? On s'aime comme des fous, on est trop amoureux, la vie est trop belle !

Mes mains se mettent à trembler sur le matelas et je me mords la langue pour contenir la rage qui me dévore les entrailles.

— Sois pas putain de stupide, sifflé-je méchamment.

Toujours aucune réaction. J'avais oublié à quel point son impassibilité me rend fou.

— Alors explique-moi, dit-il simplement, sans me lâcher du regard.

— Tu veux que j'te raconte comment il me prend ? rétorqué-je avec un affreux rictus, incapable de sortir de cet état de honte et de colère suprêmes.

Mais Sethy ne répond pas à ma provocation. Alors que je fais tout pour le faire fuir et éviter qu'il ne le fasse de lui-même, il ne bronche pas et conserve une attitude professionnelle. Résigné, je finis par gémir de frustration puis soupire longuement.

— Qu'est-ce que tu veux savoir ? soufflé-je d'une voix éreintée.

— Comment tu l'as rencontré ?

— Je te l'ai dit : on s'est croisé à l'Ozone, il y a un peu moins de trois ans.

— Et qu'est-ce qu'il s'est passé ? Tu m'as dit qu'il t'avait filé de la drogue, mais c'est pas tout, pas vrai ?

— J'étais un déchet, avoué-je, le cœur serré. Je finissais de rembourser la dette de mon beau-père et il me restait pas un rond pour moi. Je mangeais pas, je fumais trop et je buvais mal. Et pourtant, j'arrivais pas à me résoudre à en finir. Je me disais que je méritais tout ça, que toute ma vie n'avait été qu'une suite d'échecs et que je valais rien. Quand j'ai croisé Till, j'avais tellement bu que j'arrivais même plus à vomir alors que mon estomac ne faisait que se contracter. Il m'a tiré dans un coin et il a attendu que j'me calme. Il m'a filé un joint et m'a dit qu'il avait de quoi me faire me sentir mieux. J'ai dit que j'avais pas de fric. Il m'a dit que c'était pas grave, que je pouvais toujours venir voir chez lui ce qu'il avait. J'étais complètement défoncé, mais fallait être con pour pas savoir ce que ça signifiait.

Je ferme les yeux et prends une grande inspiration. Ma gorge brûle de trop parler et une douleur lancinante me martèle le crâne. Soudain, un objet froid entre en contact avec mes doigts, et lorsque je soulève les paupières, j'aperçois Sethy debout au bord du lit, un verre d'eau dans la main droite. Je tente de l'attraper mais réalise que mon pouce est coincé dans une attelle. Merde, j'aurais dû écouter le diagnostic du médecin.

Sans un mot, Sethy se rapproche pour caler une main derrière ma nuque et m'aider à me redresser. Il glisse ensuite le gobelet entre mes lèvres et attend patiemment que je parvienne à en prendre trois pauvres gorgées avant de se reculer et de se rasseoir, les yeux toujours rivés sur moi.

— Une fois chez lui, qu'est-ce qu'il t'a proposé ? reprend-il calmement.

— Du fentanyl*, murmuré-je, presque honteux.

Sa paupière droite est agitée d'un tic nerveux.

— Et ? insiste-t-il.

— Et qu'est-ce que tu crois ? J'ai dit oui. J'ai dit oui et je l'ai laissé me baiser.

— C'est arrivé souvent ?

— Une fois tous les deux ou trois mois je dirais... Chaque fois, c'était un gars différent qui venait me prévenir que Till serait à l'Ozone tel soir. Alors je le rejoignais et on allait à l'hôtel, un peu partout autour de Marbourg, jamais le même non plus.

— Ça t'a pas inquiété ? Éveillé tes soupçons ?

— Sethy, soufflé-je d'un ton abattu, tu crois que j'en avais quelque chose à foutre ? Bien sûr que je savais que ce gars était louche, mais j'avais pas besoin de creuser plus loin, notre accord m'allait. On baisait, puis il me filait de la came. De la bouffe parfois. Il me laissait dormir à l'hôtel. J'en demandais pas plus.

— T'es en contact avec lui ?

— Non. Je t'ai dit : un gars différent à chaque fois venait me dire quand il serait à l'Ozone. Je connais rien de sa vie et j'ai jamais cherché à savoir. Je prenais juste ce qu'il avait à me donner.

— Pourquoi ce traitement de faveur ?

— Pardon ?

Je relève les yeux vers Sethy qui a croisé les bras sur sa poitrine et penche la tête sur le côté d'un air inquisiteur.

— Pourquoi est-ce qu'il t'a proposé tout ça ? Baranov n'est pas connu pour sa générosité, et même si ce que tu fais s'apparente à de la prostitution, on n'a aucune donnée disant qu'il s'est un jour « occupé » de quelqu'un comme ça.

— Qui sait, il est tombé amoureux ? ironisé-je en haussant un sourcil sarcastique en sa direction.

Sethy me lance un regard las et je me force à ne pas pousser la provocation plus loin.

— Tu sais ce que c'est d'être gay dans une ville minuscule comme Marbourg ? soupiré-je d'une voix désabusée. C'est l'Enfer. Tout le monde le sait sans jamais le dire à voix haute. Les gens font comme s'ils avaient rien vu, mais au fond de leur regard, tu peux voir leur mépris. Ils adorent faire ça ici, fermer les yeux sur les travers des autres et faire comme si tout allait bien. Faut être discret. Je suppose qu'une fois que Till est tombé sur moi, il s'est dit que c'était une chose de moins à chercher, un risque de moins à prendre.

— Mais... Il est gay ?

— Bah il est pas hétéro, grommelé-je en me remémorant ces nuits si violentes où il s'enfonçait en moi. Et moi non plus. C'est un marché qui fonctionne.

Je passe sous silence le fait que je voyais l'agressivité de Till à mon égard comme un châtiment bien mérité tandis que lui pouvait laisser libre cours à ses pulsions violentes sur mon corps déjà tant malmené.

— Et ce soir-là... Pourquoi il t'a autant frappé ?

— Il a appris d'une façon ou d'une autre que j'avais parlé à la police. Il a voulu savoir ce que j'avais dit. Il était vraiment nerveux. Alors il a pété un plomb. Et voilà.

— Et qu'est-ce que tu lui as répondu ?

— Que je connaissais rien de sa vie alors que je pouvais rien dire. Il a voulu me faire parler sous les coups, mais j'suis plutôt dur au mal, tu sais ? conclus-je avec un faux sourire plein de fierté.

Sethy me dévisage encore de longues secondes avant de soupirer et de se passer la main dans les cheveux. Lui aussi doit se dire que j'ai eu de la chance et que même dans sa colère, Till ne m'a pas frappé comme il aurait pu le faire. C'est vrai. J'ignore encore si je dois m'en réjouir.

Finalement, Sethy se relève en enfonçant les mains dans les poches de son manteau. Je l'observe se diriger vers la porte avec cette affreuse sensation que je ne le reverrai plus. Me méprise-t-il désormais au point de ne pas pouvoir m'accorder un dernier regard ? Mon cœur s'en désole d'avance.

Pourtant, alors qu'il s'apprête à sortir dans le couloir, sa main se fige sur le chambranle de la porte et son visage se tourne brièvement vers moi.

— Tu sais, commence-t-il d'une voix rauque, ce soir-là... J'ai vraiment eu peur.

Puis son corps disparaît de mon champ de vision et je suis pris d'une furieuse envie de pleurer.


* fentanyl : opiacé synthétique, originellement utilisé comme sédatif dans le traitement de douleurs sévères (cancers). Utilisé comme additif à d'autres substances (héroïne et cocaïne notamment) car très rentable. Produit 50 fois plus puissant que l'héroïne et extrêmement meurtrier.

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