50. A la recherche du pardon


HAZEL


Sans dire qu'il est pesant, le silence est bien présent dans la voiture qui file vers le centre de Marbourg. De ma place, j'aperçois le profil de Sethy vers lequel je coule quelques regards intrigués. Parfois, lorsque son visage apparaît dans ma vision périphérique, j'ai l'impression de contempler l'adolescent qu'il fut, avec ses cheveux raides tombant sur son front, la ligne légèrement bombée de son nez et la façon dont il maintient son menton un peu trop haut pour toiser les autres. Seule la fine barbe recouvrant sa mâchoire et les profondes rides creusées au coin de ses yeux me rappellent qu'il a vieilli. 

Il est beau. Bordel, on peut bien dire ce qu'on veut de lui, mais il est impossible de nier sa beauté. Sa peau brune est restée sans imperfection et je peux deviner ses muscles, même sous ses habits d'hiver. Son corps a-t-il beaucoup changé ? Le reconnaitrais-je au toucher ? Retrouverais-je tous ses endroits sensibles ? Pourrais-je encore le faire se contracter de plaisir ?

— J'ai un truc sur la gueule ?

La voix de Sethy m'arrache de ma contemplation et je sens aussitôt mes joues brûler de gêne. Honteux d'avoir été pris en flagrant délit d'admiration, je rentre la tête dans les épaules puis rive mon regard sur la route qui défile devant nous.

— Non, bougonné-je en m'enfonçant davantage dans le siège en cuir.

Bien que je ne le voie pas, je suis certain qu'un rictus moqueur vient de tordre ses lèvres. Petit con.

— T'as mangé ? me demande-t-il soudain.

Surpris, je relève les yeux vers lui mais les siens ne se détournent pas de la route.

— Oui, je mens pour ne pas avoir l'air d'un nécessiteux.

Mon estomac se met alors à gargouiller furieusement son indignation. Sethy coule un rapide regard vers moi et hausse un sourcil moqueur.

— Vraiment ?

— Je peux tenir jusqu'à ce soir, marmonné-je en croisant les bras sur ma poitrine.

— Gamin.

— Quoi ? m'offusqué-je, pas certain d'avoir bien entendu.

Le cœur battant, je réalise qu'un petit sourire plane sur les lèvres de Sethy, adoucissant ce visage que je n'ai connu que furieux et méprisant depuis son retour à Marbourg.

— Tu te comportes comme un gamin, précise-t-il en s'engageant dans la rue de notre ancien lycée afin d'éviter la grande place du centre, bondée à cette heure-ci. Qu'est-ce que tu veux manger ?

Alors que je m'apprête à rétorquer et à l'envoyer balader, mes yeux se posent une nouvelle fois sur le léger sourire qui étire ses lèvres et mon estomac se crispe agréablement. Je suis tellement stupéfait de l'air qu'il arbore que j'ai du mal à le croire réel. Certes, on est loin des francs sourires qu'il m'adressait autrefois, mais on l'est également de l'attitude carrément hostile qu'il m'opposait quelques semaines auparavant. Et mon cœur ne s'en remet pas.

— Une pizza fera l'affaire, grommelé-je.

Sethy hoche la tête et le silence retombe. Apaisant.


***


— Pourquoi moi j'ai pas le droit à une pizza ? s'indigne Vic en s'agitant dans son lit minuscule.

— Parche que chest pas pour les Minimoys, me moqué-je en agitant la dernière part sous son nez avant de l'enfourner dans ma bouche.

Le gamin m'injurie de tous les noms tandis que je ricane dans ma barbe, trop ravi de pouvoir à nouveau l'embêter.

— Bon, je vois que vous êtes heureux de vous retrouver, ironise Sethy, appuyé contre le chambranle de la porte. Je retourne au poste. Vic, appelle-moi s'il y a quoi que ce soit.

— Che chuis auchi un adulte rechponchable ! protesté-je en appuyant un doigt sur ma poitrine.

Sethy me regarde de haut en bas puis m'adresse un sourire railleur.

— Indéniablement.

Je me retiens de lui faire un doigt d'honneur et l'observe disparaître dans le couloir aux murs décrépis. Cet hôtel est loin de l'idée que je m'en faisais !

— Bon, comment tu te sens, gamin ? je m'enquiers en m'enfonçant dans le fauteuil bancal qui trône à côté du lit.

Le concerné grimace en tentant de se redresser sur les coussins.

— J'me fais chier, avoue-t-il d'une voix fatiguée. Je dois pas bouger pendant encore quatre semaines, je vais crever.

— Pourquoi tu restes dans cette chambre ignoble ? demandé-je en avisant la tapisserie jaunâtre décollée par endroit et le plafond poussiéreux duquel pend lamentablement une ampoule grésillante.

Vic hausse les épaules et coince une mèche de cheveux derrière son oreille.

— Je vais pas y rester longtemps. Ma mère a appris pour l'accident et elle est furieuse. Elle vient me chercher demain matin.

— C'est pas si mal, non ?

— Je veux pas retourner là-bas, souffle-t-il d'un ton nerveux. J'étais plutôt bien ici, et mon père commençait à se détendre un peu.

— Ouais, mais y a toujours un meurtrier qui rôde dans les parages, je te signale. Tu seras plus en sécurité chez ta mère et j'espère que t'y as une chambre plus grande !

— Oui...

Vic rentre la tête dans ses épaules et je prends soudainement conscience de la pâleur de son visage. Mes sourcils se froncent quand je comprends qu'une sourde angoisse habite ce petit corps prostré dans ses draps.

— Ça... se passe pas bien à la maison ? tenté-je maladroitement, trop peu habitué à ce genre de conversation intimiste.

— Si, ça va, souffle le gamin en fermant les yeux.

— Mais... ?

Vic coule un rapide regard vers moi avant de reporter son attention sur la télé éteinte, accrochée au mur en face du lit.

— C'est juste que... Là où habite ma mère... Je veux pas y retourner.

— Pourquoi ?

Seul le silence me répond pendant de longues secondes. Le gamin garde les yeux rivés sur l'écran noir et ses doigts malaxent nerveusement le drap.

— J'ai fait une connerie, murmure-t-il d'une voix quasi indistincte.

Je me contente de le regarder sans parler, l'incitant implicitement à développer s'il le souhaite.

— J'ai pas pu le dire à mon père, continue-t-il en serrant un peu plus fort le drap dans ses poings, j'ai eu trop honte. J'avais peur qu'il me juge et veuille encore moins me voir qu'avant...

— Tu sais, Sethy tire souvent une gueule de con, mais il est moins froid qu'il n'y paraît, tenté-je de le rassurer.

Vic capte mon regard une nouvelle fois, comme pour jauger de la véracité de mes dires, puis détourne la tête.

— Oui, peut-être... Mais là... Là, c'est ma faute. C'est moi qui ai merdé... Mais je voulais pas ! Je voulais vraiment pas lui faire de mal, je l'aimais tellement...

Sa voix s'enroue de sanglots contenus tandis que mes abdos se contractent nerveusement, ses mots ayant douloureusement fait écho à mon passé.

— Tu veux m'en parler ? proposé-je avec une certaine réticence, me doutant bien que ses révélations risquent de me rappeler de mauvais souvenirs.

Vic renifle et s'essuie le nez d'un revers de manche.

— L'année dernière, je suis tombé amoureux d'une fille de ma classe. C'était la première fois que je ressentais un truc aussi fort pour quelqu'un, j'avais l'impression de rêver. On avait tellement de points communs... Et puis, vers Noël, elle m'a dit qu'elle aussi ressentait des trucs pour moi. Alors... On a commencé à sortir ensemble. J'étais tellement heureux ! Même si c'est pas facile d'être un couple LGBT au lycée... Je sais pas si c'est ça qui lui a pesé ou si juste j'étais pas suffisant mais... J'ai appris en avril qu'elle me trompait. Avec un mec. Un « vrai » mec, comme disaient les gens de ma classe.

Le gamin s'étrangle sur sa dernière phrase et marque une pause pour retrouver ses esprits. Ses lèvres rondes sont tellement pincées qu'elles en sont pâles et ses yeux sont embués de larmes. J'hésite à presser son épaule pour le réconforter, mais je suis mal à l'aise avec ce genre de démonstration d'affection.

— Et elle... Elle les a pas contredits, renifle Vic. Elle m'a pas enfoncé mais elle m'a pas défendu non plus... Alors j'ai vrillé. J'ai commencé à faire circuler la rumeur qu'elle... qu'elle se prostituait et qu'elle avait chopé... plein de maladies dégueues comme ça. Sauf que ça a de suite pris une ampleur énorme et tout le lycée s'est mis à se foutre de sa gueule. Son nouveau mec l'a lâchée en même pas trois semaines et tous ses potes lui ont tourné le dos... Plein de gens se sont mis à l'insulter dans les couloirs, à la harceler sur les réseaux, à la bousculer, à jeter ses affaires dans la poubelle... Bref, elle a vécu un enfer jusqu'à la fin de l'année. Et en juin...

Vic déglutit et cette fois, j'attrape son poignet pour lui exprimer mon soutien. Une larme solitaire glisse lentement le long de sa joue et son corps est agité de petits tremblements qui me rappellent l'état d'absolue détresse dans lequel je suis resté plusieurs mois après le départ de Sethy de Marbourg. Je sais ce que cela fait de trahir la personne qu'on aime. Je sais encore mieux ce que cela fait de le regretter.

— En juin... elle a tenté de mettre fin à ses jours, révèle Vic en éclatant en sanglots.

Mon cœur loupe un battement et je me lève aussitôt pour m'asseoir sur le lit et enrouler un bras autour des épaules tremblotantes du gamin.

— J'ai jamais... jamais voulu ça, je le jure, sanglote Vic. Je voulais pas lui faire autant de mal, j'étais juste aveuglé par la colère et j'ai... j'ai pas réfléchi. Mais je voulais pas la blesser, je voulais pas... Je l'aime tellement Hazel, je l'aime plus que tout au monde... Et à cause de moi... A cause de moi, elle a failli mourir... Je pourrai plus jamais lui parler, je suis un monstre... Elle doit me haïr... Moi aussi je me hais...

J'avale la boule douloureuse qui s'est coincée dans ma gorge et caresse maladroitement les cheveux soyeux de Vic dont le flot de larmes semble ne jamais vouloir se tarir. Les mots peinent à franchir la barrière de mes lèvres. Si je comprends sa souffrance, il m'est difficile d'y apporter une réponse puisque je la cherche moi-même pour réparer mes erreurs passées.

— Tu sais, commencé-je d'une voix enrouée, j'ai vécu quelque chose de similaire au lycée...

Vic ne répond pas, mais ses sanglots diminuent légèrement d'intensité, comme pour mieux m'entendre. Je prends une grande inspiration.

— Moi aussi, j'étais amoureux de quelqu'un et j'ai pas su... le voir à temps. Il y avait beaucoup de différences entre nous, vraiment beaucoup, mais cette personne m'a toujours tendu la main et n'a jamais été gênée par mon origine sociale qui me faisait si honte. J'avais beaucoup de chance... Je crois même que c'était la première fois que je goûtais au réel bonheur, j'aurais pas pu rêver mieux. Mais j'ai pas su m'en rendre compte. On avait des tas de projets d'avenir et pourtant, je pensais qu'aux différences qui nous séparaient. Ça me rongeait. Et j'ai merdé. Je lui ai fait énormément de mal. Je l'ai trahi. Et j'ai jamais pu revenir en arrière.

A mon tour, je sens ma voix me faire défaut et je m'arrête un instant de parler, par peur qu'elle ne trahisse mon émotion. Vic s'est arrêté de pleurer mais renifle de temps à autre, les yeux rivés sur moi.

— Ce que je veux te dire, reprends-je en déglutissant, c'est que tu dois pas fuir ce que t'as fait. J'ai jamais eu le temps de m'excuser auprès de la personne que j'aimais et on a fait nos vies chacun de notre côté, sans que jamais elle sache la vérité. Et si moi je méritais cette souffrance, elle non. J'aurais tout donné pour m'expliquer et tenter de me racheter auprès d'elle, même si ça se serait soldé par un échec. J'aurais aimé pouvoir apporter des réponses à ses questions et ne pas l'abandonner lâchement sans aucune explication. J'aurais aimé pouvoir me dire que j'avais tout fait pour essayer de me racheter, et ne pas me lamenter de l'avoir si lâchement trahie. Je sais que c'est dur, vraiment, c'est affreusement dur, mais tu t'en voudras toute ta vie si t'essaies pas.

— Mais elle me hait, se lamente Vic d'une toute petite voix. Elle voudra jamais me voir...

— Essaie quand même. Fais en sorte de pas te rajouter des regrets. Laisse-lui le temps d'aller mieux, mais n'abandonne pas, même s'il faut que tu attendes longtemps avant qu'elle accepte d'écouter ce que t'as à lui dire. Essaie de t'expliquer, de dire le fond de ta pensée. Tu te feras certainement rejeter et mépriser, mais avec le temps, peut-être que tes paroles feront leur chemin et apaiseront sa douleur à elle. Et ça, c'est la seule chose que tu puisses espérer.

Vic cesse de renifler et se met à fixer un point imaginaire quelque part entre la télévision et la porte d'entrée. Puis, il pose à nouveau ses yeux ébènes sur mon visage avant d'essuyer son nez avec sa manche.

— Et toi... T'as pas pu ? demande-t-il d'une voix brisée par la tristesse. Parler à la personne que t'aimais ?

Mon cœur se serre, mais je me contente de m'appuyer lourdement contre la tête de lit.

— Elle est partie avant que j'aie eu le temps de le faire.

— Dis...

Mon regard glisse vers ses yeux rougis par les pleurs et je hausse un sourcil interrogatif.

— La personne dont tu parles... C'est mon père ?

Mon sang ne fait qu'un tour et mes yeux s'écarquillent sous la surprise. Le cœur battant la chamade, je me redresse contre les barreaux du lit en tordant mes lèvres en un rictus nerveux.

— Qu'est-ce que...

Mais je ne finis pas ma phrase. Alors que mille interrogations se bousculent dans mon cerveau sur comment Vic a pu deviner cela, quelle est la bonne réponse à apporter et quelles conséquences peuvent découler de ces dernières, je prends soudainement conscience que tout ceci est ridicule. Évidemment que Vic a fait le lien, c'est pas un gamin stupide et ni Sethy, ni moi n'avons été très discrets quant aux sentiments particuliers qui nous envahissent en présence de l'autre. Au lieu de m'emmêler dans des mensonges que je n'ai pas la force d'inventer, je me contente de soupirer et de me rasseoir plus confortablement sur le matelas.

— Ouais... Ouais, c'est lui. Ça a toujours été lui...

Les yeux sombres me dévisagent de longues secondes et je vois un nombre infini de questions y défiler, sans que jamais leur propriétaire ne se résolve à les prononcer à voix haute. A la place, un petit sourire étire le coin de ses lèvres tandis que sa main presse tendrement mon avant-bras.

— Je suppose qu'il est jamais trop tard alors.



NDA : Ok, juste un petit mot pour vous dire qu'à l'heure où je poste ce chapitre, je vais ENFIN attaquer l'épilogue de Raz de marée. Il reste évidemment quelques chapitres avant d'en arriver là et je n'ai toujours pas corrigé ce roman, mais ALLELUIA !! J'ai si hâte de poser un point final !

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