5. La clé, c'est le passé


SETHY

 — Tu le connais, pas vrai ?

La question de Hans m'extirpe à moitié de cette espèce de malaise dans lequel je suis embourbé depuis l'interrogatoire de Hazel. Je me tourne vers mon collègue et mes yeux croisent son regard perçant. Un soupir m'échappe. Je déteste qu'il applique sur moi ses méthodes d'inspecteur.

— Ouais.

— C'était un ami à toi ?

— Non.

— Un amant ?

Je manque de m'étouffer mais n'en laisse rien paraître. Sans être taboue, ma bisexualité n'a jamais été un sujet que j'ai abordé avec mon collègue, et je ne compte pas ouvrir la discussion aujourd'hui. Surtout si le point de départ en est Hazel.

— Pour qui tu te prends ? sifflé-je entre mes dents.

Pas le moins du monde impressionné, Hans hausse les épaules puis s'étire en baillant.

— Je m'en fous, tu sais ? Qu'importe quelle a été ta relation avec lui, je ne veux juste pas que tu laisses tes sentiments influencer l'enquête.

— Oh, il n'y a pas le moindre risque.

A ces mots, je me lève et fouille dans mes poches à la recherche de mon paquet de clopes. J'en coince une au coin de mes lèvres avant de me diriger vers la porte de sortie.

— Tu te charges du prochain, lancé-je à Hans avant de disparaître dehors.

Le froid extérieur m'agresse pour la énième fois de la journée, me faisant pester silencieusement contre ce temps de merde. S'il y a bien un truc qui ne m'a pas manqué, c'est bien ça.

Je longe le chantier et vais m'asseoir sur une vieille bitte d'amarrage rouillée. Là, je tire une bouffée de ma clope et savoure avec un plaisir non-dissimulé le tabac qui s'infiltre dans mes bronches. Le vent balaie mes cheveux qui me dissimulent par intervalle régulier le port s'étalant devant moi.

J'ai vraiment du mal à réaliser que je suis de retour. Depuis hier, j'ai parfois l'impression que les images qui défilent sous mes yeux ne sont que de vieux souvenirs qui refont surface. Quel que soit l'endroit où je vais, je suis assailli de flashbacks qui confondent l'homme que je suis avec l'adolescent que j'étais vingt ans auparavant. Et je n'ai qu'une crainte, c'est que ce dernier prenne le dessus pour transplanter ses émotions aux miennes.

— Seth...

Il a prononcé mon prénom à voix basse. Pourtant, je l'ai parfaitement entendu.

Je me fige et mes doigts se resserrent autour de ma clope à moitié consumée. Qu'il dégage. Qu'il ne s'approche pas. Je ne veux pas le voir ni lui parler.

Mes yeux restent résolument rivés vers l'horizon tandis que je me relève lentement, prêt à partir n'importe où tant que c'est loin de lui.

— Seth, s'il te plaît...

Mes dents grincent tellement que j'en ai mal à la mâchoire. Putain, un mot de plus et je lui écrase mon mégot sur le front.

— Regarde-moi.

De suppliante, sa voix est devenue ferme, autoritaire. Ce simple constat fait déferler une vague de colère dans mon estomac et je plonge d'un coup mon regard dans le sien. Debout au milieu du quai, il me fixe de ses grands yeux bleus que je souhaiterais souder à jamais. Ses cheveux emmêlés virevoltent autour de son visage, ses poings sont serrés le long de ses cuisses.

Il me paraît minuscule. Minuscule et pitoyable à être là, immobile dans le vent, à attendre désespérément une réponse de ma part.

Furieux, je maintiens le contact visuel et le prolonge même plus que nécessaire. Vas-y, regarde-moi, regarde au fond de mes yeux, regarde bien ce qu'il y a.

Je veux qu'il comprenne qu'aucun geste de sa part, aucune parole ni aucune attention ne pourra résorber la haine quasi tangible que j'éprouve à son égard.

Pourtant, en dépit de cette dernière, il fait un pas vers moi. Puis un autre.

Mon corps se crispe au fur et à mesure qu'il s'avance et ce sont bientôt tous mes muscles qui sont contractés au point de me faire mal. Il est désormais si près que je peux voir chaque aspérité de sa peau, chaque tâche de soleil qui constelle son nez et ses pommettes, chaque mini-cicatrice qui parsème son visage. Et j'ai envie de hurler de colère.

La pensée que je suis immature me traverse. Il est vrai que vingt ans plus tard, j'aurais dû oublier toute cette rancœur et cette rage qui me rongent les entrailles, j'aurais dû reléguer tout ça au fin fond de ma mémoire et aller de l'avant. Je ne suis plus un adolescent stupide et naïf, je suis capable de maîtriser mes émotions et d'agir de manière réfléchie. Je suis capable de pardonner.

Mais c'est Hazel.

Ce dernier remarque soudainement la clope que je tiens entre mes doigts et son nez se fronce.

— Tu fumes ?

Son ton réprobateur me donne envie de le balancer à l'eau. Pour qui ce connard se prend-il ? Je n'ai aucun compte à lui rendre et je n'en ai jamais eu. Je ne suis plus celui qu'il a connu. Et il en est la cause.

Je décide que j'en ai assez vu et tourne les talons, prêt à partir. Cependant, à l'instant où j'esquisse un mouvement de recul, une main se referme sur mon avant-bras, exigeante. Et je vrille. Totalement.

Comme si elle se réveillait d'un long coma, toute ma colère déferle dans mes veines et je le repousse de toutes mes forces. Ses yeux s'agrandissent sous la surprise lorsque son dos heurte un poteau. Hors de moi, je m'approche de lui à grands pas puis referme mon poing sur le col de son sweat.

— Ne me touche pas, Hazel. Bordel, ne me touche plus jamais.

Ma poigne se resserre autour de lui et je sens sa respiration s'accélérer.

— Ne me parle pas, ne me regarde pas, ne te montre même pas à moi. Je dois supporter ta gueule dans le cadre de cette putain d'enquête, mais c'est tout. Je ne veux plus rien avoir à faire avec toi alors reste à ta place et dégage de ma vie.

Une lueur de tristesse traverse ses yeux mais elle ne fait que m'énerver un peu plus. J'ai envie de lui faire mal, terriblement. Je me force cependant à le lâcher et me recule d'un pas en passant une main rageuse dans mes cheveux. Hazel reste appuyé contre le poteau, les dents serrées.

— Je suis désolé...

Sa voix rauque fait grimper un frisson le long de mon échine et je suis obligé de me contrôler pour ne pas le rouer de coups. A la place, mon regard se fait tranchant et j'enfonce mes mains dans les poches de mon manteau.

— Je n'ai rien à foutre de tes excuses.

Et je fais volte-face, le laissant planté au milieu du quai. Si seulement une bourrasque pouvait l'emmener loin d'ici.

***

— Toujours souriante, toujours serviable, vraiment c'était un petit ange. Je me rappelle de cette fois où monsieur Müller a fait tomber son panier et...

J'arrête d'écouter la boulangère et mords voracement dans le croissant qu'elle m'a offert quelques minutes plus tôt. Alors que nous roulions pour aller interroger le propriétaire de l'Ozone, nous avons décidé de nous arrêter à la boulangerie dans laquelle travaillait Leila, histoire de récolter des informations. Mais à part chanter ses louanges et raconter des anecdotes sur tout le quartier, la patronne ne sait rien faire d'autre et ça commence à m'emmerder. Ce n'est visiblement pas ici que nous allons trouver des informations utiles à l'enquête.

Pourtant, à l'instant où cette pensée me traverse l'esprit, la boulangère énonce une phrase qui pique ma curiosité.

— Pauvre enfant, elle devait rendre visite à sa tante en Tchéquie la semaine prochaine. Elle avait même déjà pris ses billets ! La pauvre était si enjouée...

— Sa tante ? Vous en a-t-elle beaucoup parlé ?

— Quelques fois... Elle a été lui rendre visite trois ou quatre fois l'année dernière si j'ai bien compris. Elle semblait proche d'elle.

— Connaissez-vous le nom de cette tante ?

— Euh... Marie ou Maria... Quelque chose comme ça il me semble. Mais je ne connais pas son nom de famille, à moins que ce soit Amari comme Leila... Elle envoyait de l'argent à Leila quasiment tous les mois.

— Savez-vous où elle habite exactement en Tchéquie ?

— A Prague... Mais je ne saurais en dire plus.

— Est-ce que Leila parlait de la rejoindre définitivement ? De partir habiter avec elle ?

— Je l'ignore... Mais je ne crois pas, non, elle aimait vraiment vivre ici.

— Est-ce que cette tante est déjà venue lui rendre visite ici ?

— Non. Elle est gravement handicapée donc elle ne peut pas très bien se déplacer. Leila était la seule à s'occuper un minimum d'elle.

— Bien.

Je garde ces informations dans un coin de ma tête et finis mon croissant d'une bouchée. Hans et moi remercions la boulangère puis sortons de la boutique.

Une fois dehors, mon collègue soupire en levant les yeux pour contempler le ciel.

— Et bien... On est pas beaucoup plus avancé.

— Faut faire des recherches sur cette tante. L'histoire ne colle pas. On a vérifié les comptes de Leila avant sa mort et aucune grosse dépense n'a été effectuée les semaines précédentes. Elle n'a pas du tout acheté de billet de train pour aller en Tchéquie. Et on ne lui connaît aucune tante.

— Peut-être que c'est une couverture pour communiquer avec Marco. Il lui a peut-être envoyé de l'argent liquide dans ses lettres et c'est avec lui qu'elle aurait acheté son billet en gare pour le rejoindre.

— Possible... Même si je ne vois pas pourquoi il ferait venir sa sœur auprès de lui. Je vais appeler les autres pour qu'ils vérifient si une certaine Marie est enregistrée dans les contacts du téléphone de Leila.

— Bien. Allons à l'Ozone, on en apprendra peut-être un peu plus sur cette gamine. J'ai bien l'impression que son apparence de petit ange n'était qu'une jolie façade pour cacher une personnalité bien plus sombre.

Je hausse les épaules. Ce n'est pas comme si cela m'étonnerait. J'ai toujours eu tendance à me méfier des façades trop lisses et des trop grands sourires. Sans être parano, je ne fais pas facilement confiance aux gens trop gentils dont le seul objectif de vie semble être de satisfaire tout un chacun. Et Leila semble avoir été typiquement ce genre de personne.

Hans et moi remontons dans la voiture et prenons la direction de l'Ozone. Assis sur le siège passager, je colle ma tête contre la vitre glacée et laisse mon regard vagabonder à travers le paysage qui défile à toute vitesse. Si la ville a changé, certains endroits s'imposent encore à moi comme des vestiges du passé. Lorsque je comprends que mon collègue s'apprête à prendre la route qui mène à mon lycée, je me fige et sens mon cœur s'emballer dans ma poitrine.

Malgré moi, ma main se crispe sur la poignée de la portière, comme si j'étais prêt à me jeter hors de la voiture : pour fuir, pour revenir en arrière ? Qu'importe finalement, il est déjà trop tard, les souvenirs m'assaillent de toute part et fermer les yeux de toutes mes forces n'y change rien.

Alors j'abandonne et me mords l'intérieur des joues tandis que le souvenir de ma première rencontre avec Hazel s'impose à moi.

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