49. Trace instable
SETHY
— Vous voulez parler d'Ada ? Ben dites donc, bien sûr que j'me rappelle d'elle ! Une vraie teigne !
Hans et moi échangeons un regard intrigué tout en soufflant de soulagement en même temps. Voilà plus de deux heures que nous arpentons Rostock à la recherche de chaque station-service, sans qu'aucun propriétaire ne puisse nous renseigner sur la protégée de Baranov. Nous commencions à nous décourager lorsque nous sommes parvenus à cette petite station décrépie, aux prix exorbitants et à l'allure vétuste. Nous nous sommes garés en face de la façade grise lézardée par d'imposantes fissures puis avons été abordés par un petit homme à l'air soupçonneux, presque méfiant quant au fait de voir des automobilistes s'arrêter chez lui. Toutefois, je n'ai eu qu'à lui exposer la situation pour que son visage aussi grisâtre que sa boutique rougisse d'effervescence.
— Elle était pas foutue de se concentrer sur son travail, continue l'homme en agitant un doigt réprobateur. Elle arrivait jamais à l'heure, parlait mal aux clients, partait quand bon lui semblait et volait des tas de produits dans la boutique ! Une vraie peste ! Tiens, dites donc, vous savez qu'elle a essayé de me frapper un jour ? Si, si, vraiment ! J'ai eu le malheur de la remettre à sa place et elle m'a balancé un trousseau de clés à la gueule ! J'ai à peine eu le temps de me protéger qu'elle s'est jetée sur moi comme une folle et a essayé de me frapper. Heureusement qu'j'ai des réflexes – j'étais dans la Marine, vous comprenez ? - donc j'lai repoussée, mais c'te gamine était complètement folle ! On devrait la foutre dans ces hôpitaux... mais si, vous savez, ces hôpitaux pour les tarés ! Ben c'est sa place.
Le petit homme hoche furieusement la tête et je me demande s'il ne va pas se la décrocher des épaules tant il met de véhémence dans son geste. Son visage rougeaud ressemble désormais à une grosse tomate et sa combinaison tachée d'essence empeste dans toute la boutique. Mes yeux voyagent à travers cette dernière et je ne peux que froncer le nez en apercevant les rayons éventrés, le sol recouvert de traces de pas boueuses et les fenêtres caillassées de toute part. Je me demande comment des gens peuvent s'arrêter ici – mais surtout, comment la gamine d'un chef mafieux a pu se retrouver à y travailler. Parce que c'est d'elle dont on parle, n'est-ce pas ? Quelle autre fille aurait pu autant susciter l'attention de Baranov et le pousser à prendre des risques considérables alors qu'il est en fuite ?
— Pourquoi avez-vous accepté de l'embaucher en premier lieu ? interroge Hans qui s'est appuyé contre un coin du comptoir à peu près propre et griffonne sur son carnet depuis plusieurs minutes.
Le propriétaire semble embarrassé et se frotte énergiquement l'arrière de la tête en grimaçant.
— Oh ben vous savez... J'voulais pas ça moi, au début, mais vous savez bien, parfois les emmerdes nous tombent dessus dans la vie, et on les voit pas venir ces emmerdes ! Qui n'a pas connu d'emmerdes dans sa vie, hein ? J'vous l'demande, moi !
— Personne, en effet, acquiesce mon collègue.
— Oui voilà, renchérit l'homme en hochant vigoureusement la tête. Personne, personne les voit venir ces emmerdes. Ça peut arriver à tout le monde, hein ! Bon... Ben dites vous que j'fais pas exception ! Et puis un jour, j'ai eu besoin d'aide. J'sais pas si vous l'avez remarqué, mais les affaires marchent pas trop trop bien.
Je me mords l'intérieur des joues pour ne pas rétorquer que si, on a très bien remarqué, et que si je devais lui donner un conseil, il ferait mieux de mettre la clé sous la porte.
— Y a un peu plus de deux ans, monsieur Ebner... enfin, le gars que vous recherchez quoi, ben dites vous qu'il est venu ici et qu'il a dit qu'il pouvait m'aider. Il m'a filé plus de quinze mille balles en échange d'un service que je devrai lui rendre dans quelques mois. Et ben... j'ai accepté quoi, vous comprenez, pas vrai ? J'avais besoin d'argent et le gars m'a promis que ce serait pas un service qui me mettrait en danger. Du coup, il est revenu trois mois plus tard avec une gamine, une petite blonde avec des yeux très verts. Et il m'a demandé de l'embaucher. J'lui ai bien dit moi, que j'avais pas l'argent pour une employée et que j'avais pas de travail à lui confier, mais il a dit que l'argent n'était pas un problème, qu'il fallait juste que je l'emploie officiellement et qu'il se démerderait pour lui verser lui-même l'argent. Oh vous savez, j'étais pas trop pour moi, au début, mais dites-vous qu'il a pas lâché l'affaire ce gars ! Et puis, il est drôlement persuasif avec son air de gangster. Il fait peur, vous savez ? Au début, la gamine elle disait trop rien. Elle semblait dans son monde. J'lui ai demandé si c'était sa fille et il a dit que c'était une nièce dont il s'occupait. Et il m'a redonné de l'argent. Huit mille. Oh vous savez, messieurs les inspecteurs, j'aurais pas accepté si j'étais pas autant dans la merde ! Mais là j'avais pas le choix ! Alors j'ai dit oui.
— Et ensuite ? le coupé-je, exaspéré par son flot infini de paroles. Quand la fille a commencé à travailler, comment ça s'est passé ? Comment elle se comportait ? Est-ce que vous avez remarqué des choses étranges sur elle ?
— Bah j'vous l'ai dit, elle était instable c'te gamine, affirme l'homme avec véhémence. Dès le premier jour, elle a voulu taper un client parce qu'il l'avait sifflée. Mais bon, c'est rien ça pourtant ! Les jolies filles, c'est un compliment qu'on leur fait, pas vrai ? Bah elle a pas aimé. Alors elle a essayé de le frapper. Et ça s'est reproduit plein de fois. Elle piquait des crises de colère et cassait tout dans le magasin. Moi j'ai bien voulu faire un effort au début, mais ensuite c'est compliqué tout ça ! Je me suis plaint plein de fois auprès de monsieur Ebner. Mais il a mis du temps à réagir.
— Et il a accepté que vous la viriez comme ça ? s'étonne Hans.
— Oh non monsieur l'inspecteur. Il voulait pas du tout que je me dérobe à la promesse que je lui avais faite. Mais voyez vous, un jour, la folle a voulu taper le fils du commissaire du coin. Et là, tout de suite, monsieur Ebner il s'est inquiété un peu plus. J'veux dire, si la police commençait à mettre son nez dans ses affaires, ça allait être mauvais pour lui, vous voyez ? Il a préféré ne pas prendre de risque et il a dit à la fille de me déposer sa démission.
— Quelle est la date exacte de son départ ? demande Hans en immobilisant son crayon au-dessus de son calepin.
— Elle est partie le douze novembre deux mille vingt-et-un.
— Elle n'est donc restée que cinq mois à vos côtés ?
— Oui m'sieur l'inspecteur, mais croyez-moi, ça m'a paru drôlement plus long !
— Vous savez ce qu'elle est devenue ensuite ?
— Ben dites-vous que j'ai fait la bêtise de parler d'un ancien copain à moi qui tenait un bar à Rostock. J'ai dit à monsieur Ebner qu'il avait du mal lui aussi avec ses affaires. Et monsieur Ebner a eu l'air intéressé. Du coup il lui a fait le même coup qu'à moi. Et la gamine a été embauchée deux semaines plus tard.
— Est-ce qu'elle travaille toujours auprès de votre ami ? je m'enquiers.
— Ancien ami, précise l'homme en pinçant les lèvres. J'reste pas ami avec les sales traîtres et les mauvais joueurs ! Je sais pas bien tout ça, on s'est embrouillé un mois après alors j'sais pas ce qu'il devient ce sale traître.
— Je vois... Auriez-vous l'amabilité d'écrire l'adresse du bar de votre am... ancien ami sur ce carnet s'il vous plaît ?
Le propriétaire de la station s'exécute de mauvaise grâce, en grommelant entre ses dents à quel point nous devrions éviter d'aller parler à ce traître et à ce voleur. Je me retiens de lui dire que je préfère parler à un traître plutôt qu'à un vieux bougon solitaire qui parle bien trop pour mon quota social.
— Bien, conclut Hans en refermant son carnet. Merci de votre coopération. Vous n'avez pas une photo de cette dénommée Ada par hasard ?
L'homme secoue la tête et plonge les mains dans ses poches.
— Rien du tout monsieur l'inspecteur. Vous savez, vu que j'l'ai pas vraiment embauchée dans les règles de l'art, ben j'avais pas grand-chose sur elle. Et puis de toute façon, j'en aurais pas voulu parce que...
— Merci beaucoup, le coupé-je, au bord de l'implosion. Vous nous avez été très utile, mais nous devons désormais continuer notre enquête. Passez une bonne journée.
Sur ces mots, je tourne les talons en apercevant le rictus amusé de Hans qui me suit docilement. Je me précipite vers la voiture et ne consens à risquer un regard en arrière que lorsque j'ai démarré.
— Quel putain de bavard, juré-je entre mes dents en observant la petite silhouette rapetisser dans le rétroviseur.
Mon collègue s'esclaffe puis s'étire longuement.
— Au moins, il nous a été utile, tempère-t-il.
— Ouais... Mais si son pote est pareil, hors de question que je sorte de la voiture.
— Ton professionnalisme me laissera toujours bouche bée, raille Hans en posant ses pieds sur le tableau de bord.
***
Le bar que nous recherchons n'existe plus depuis un an. A notre arrivée, nous sommes tombés sur la façade rutilante d'un salon de coiffure de luxe dont le propriétaire a vu d'un mauvais œil l'entrée de deux policiers dans son établissement. Froid et impatient, il nous a affirmé ne rien savoir de l'ancien propriétaire si ce n'est qu'il lui avait racheté son local pour une bouchée de pain. « Interrogez les voisins » nous a-il dit. Soit.
Sauf que cela fait maintenant deux heures que nous faisons le tour du quartier sans qu'aucune personne ne puisse réellement nous informer sur l'homme. Las, nous nous sommes mis à longer l'Alter Strom et observons d'un air blasé l'enchevêtrement de restaurants et boutiques pour touristes, sans conviction aucune. A notre gauche, les bateaux de pêche tanguent gaiement sur le canal dont l'eau claire met en valeur les façades colorées qui la bordent. On se croirait presque à Copenhague.
Par dépit, nous pénétrons dans un restaurant spécialisé dans les fruits de mer et demandons à parler au patron. Ce dernier est là mais nous jette un drôle de regard lorsque nous lui demandons s'il connaît le propriétaire du bar que nous recherchons.
— J'ai absolument aucune idée de qui vous voulez parler, avoue-t-il. Et je suis pas franchement un adepte des bars miteux du genre.
Déçus, nous nous apprêtons à partir lorsqu'une voix chevrotante résonne derrière nous.
— Vous voulez parler du vieux Max ?
Je me retourne en fronçant les sourcils et tombe nez-à-nez avec un vieil homme lourdement appuyé sur sa canne, les yeux enfoncés dans ses orbites et les lunettes tombant sur son nez aquilin.
— Vous le connaissez ? demandé-je, soupçonneux.
— Bien sûr que je connaissais le vieux Max ! Un type droit ! Malheureusement, messieurs, il est mort il y a déjà presque un an.
Hans et moi échangeons un regard désespéré et mon collègue se frotte le visage pour dissiper sa frustration. Je m'efforce également de ne pas trahir mon exaspération et me reconcentre sur le petit vieux.
— Par hasard, vous n'auriez pas été proche de lui ?
— Oh ben si ! confirme l'inconnu. J'allais boire un coup presque tous les soirs chez lui !
— Est-ce que vous vous souvenez d'une serveuse qui travaillait là-bas il y a deux ans ? Une...
— Deux ans ? me coupe l'homme en s'esclaffant. Vous surestimez ma mémoire, monsieur l'inspecteur.
— Elle n'a pas dû travailler longtemps. Une jeune fille blonde d'à peu près dix-huit ans et très caractérielle. D'origine russe.
— Oh pour sûr je m'en rappelle ! s'exclame-t-il d'une voix forte, soudainement bien plus impliqué. Elle m'a fait tomber de mon tabouret un jour, vous imaginez ça, vous ? Le vieux Max était très énervé à cause de son comportement : elle ignorait les clients, partait n'importe quand et volait même dans la caisse !
— Combien de temps est-elle restée dans le bar ?
— Pas très longtemps... Peut-être trois ou quatre mois... Jusqu'au printemps deux mille vingt-deux je dirais.
— Et vous savez ce qu'elle a fait ensuite ?
— Non, aucune idée, mais j'espère qu'elle cesse de servir les gens.
— Est-ce que vous vous rappelez de son nom ? intervient Hans.
— Martha quelque chose je crois.
Nous remercions le vieil homme et sortons du restaurant sans plus attendre. Une fois dehors, Hans s'étire si longuement que je vois ses bras être parcourus de frissons. Puis nous remontons le canal en silence en observant les anciennes façades colorées briller sous le soleil qui s'est enfin levé.
— Tu penses la même chose que moi ? finis-je par demander en coinçant une clope au coin de mes lèvres.
— Tu veux dire que cette gamine psychopathe pourrait très bien être le meurtrier que l'on recherche depuis presque un mois ?
— Cela même, oui, soufflé-je en expirant la fumée de ma cigarette. C'est louche quand même, non ? Je pensais jusque-là que Baranov prenait soin d'elle uniquement parce qu'elle est la fille de Gouriev, mais on dirait bien qu'il la surveille aussi parce qu'elle est bien trop instable pour rester seule.
— Tu penses que le soir du meurtre, elle se serait embrouillée avec Leila et aurait fini par la tuer ? s'enquit Hans en plissant les yeux.
— C'est une possibilité... En tout cas, leurs chemins se sont croisés à un moment, peut-être au restaurant, peut-être à l'Ozone, peut-être ailleurs, et la gamine a pété un plomb.
— Ce qui signifie que depuis le début on l'a peut-être sous les yeux, à Marbourg, et qu'on cherche bien trop loin. Voire peut-être que Baranov lui-même est toujours en ville.
— C'est possible, acquiescé-je. En tout cas, s'il a été logique, il n'aura pas fait partir la gamine en catastrophe, ça aurait trop éveillé les soupçons. Faut absolument qu'on trouve où elle travaille : une fois qu'on aura mis la main sur elle, je suis sûr que Baranov se rendra de lui-même.
— Puisses-tu dire vrai, soupire Hans.
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