47. Flocons d'indices


SETHY

Le sucre se désagrège lentement dans mon café. D'un air distrait, je remue les derniers petits cristaux en regardant par la fenêtre. Il neige. La pluie glaciale a fini par se transformer en épais flocons qui virevoltent autour des passants et viennent délicatement se poser sur les toits des voitures. Dehors, des enfants crient et courent en tirant la langue. Des couples s'enlacent. Des jeunes glissent sur les trottoirs. Des policiers patinent désespérément dans leur enquête.

Un soupir brise la barrière de mes lèvres et je plonge mon regard dans mon café qui tourbillonne calmement. Si seulement le flot de mes pensées pouvait être aussi paisible !

Devant moi, l'écran de mon ordinateur reflète le dossier d'Andreï Baranov, aka Till Ebner, aka l'homme que j'ai actuellement le plus envie de foutre derrière les barreaux. Et des informations sur lui, on en a ! L'homme est connu des services de police depuis deux mille un, soit l'année de son intégration à la Dolgoproudnenskaïa. Les données datant de cette époque sont éparses, sûrement trafiquées pour la plupart, mais elles ont le mérite de retracer le parcours de vie de ce fils de pute. Et de m'offrir de jolies petites photos de son minois.

Ce sont ces dernières que je fais actuellement défiler tout en buvant mon café. Baranov y apparaît en noir et blanc, l'air féroce et le regard perçant. Sur certaines images, de grands parrains de la mafia russe apparaissent à ses côtés, immenses, solennels, dangereux. La totalité d'entre eux figure en haut des listes de recherche d'Interpol et se terre quelque part sur le globe, bien à l'abri de ceux qui veulent leurs têtes. Je ne peux me permettre de laisser s'échapper Baranov une seconde fois.

Alors que j'observe des photos datant de deux mille douze, un visage hâlé aux cheveux gominés et à l'air arrogant me saute aux yeux. Mon cœur loupe un battement et mon curseur s'immobilise sous le menton de l'homme. Aucun doute : il s'agit bien de Bariva, le patron de l'Ozone, posant fièrement à côté de Baranov et de Mikhaïl Gouriev, l'un des chefs de la Dolgoproudnenskaïa. La photo a été prise aux alentours de Podolsk en plein hiver et les trois hommes semblent détendus.

Mes lèvres se tordent en un petit sourire victorieux. Cette fois, j'ai une vraie pièce de chantage pour faire parler Bariva. Si c'est une chose d'organiser des orgies dans les vestiaires de sa boîte de nuit, c'en est une autre de faire partie d'une mafia russe. Peut-être que cet imbécile pourra me dire où se trouve Baranov ou, à défaut, me révéler le nom de la fille qui l'accompagne.

Satisfait de ma trouvaille, je m'apprête à rendre visite à Bariva lorsque Hans déboule dans la pièce, l'air déterminé.

— J'ai enfin retrouvé la trace de ce connard ! s'exclame-t-il en jetant une clé USB sur mon bureau. Regarde-moi ça !

Je hausse un sourcil intrigué avant d'insérer la clé dans mon ordinateur. Une vidéo s'affiche et, dès qu'elle se lance, je comprends qu'elle provient d'une caméra de vidéosurveillance, située plus précisément dans une station-service à en croire l'alignement de pompes à essence qui apparaît sur l'écran. Pendant quelques secondes, deux véhicules se relaient, sans intérêt, puis une Porsche Carrera GT noire fait son apparition.

— Regarde bien qui va en sortir, jubile Hans en appuyant son gros doigt sur mon écran.

Je claque la langue d'un air agacé mais mon collègue ne s'en formalise pas, trop heureux de sa découverte. Et je finis par comprendre qu'il y a de quoi ! Tout à coup, une longue chevelure blonde s'extirpe vivement de la voiture et se précipite vers la station en arrière-plan. Une seconde après, Andreï Baranov ouvre la porte côté conducteur et court après la jeune fille qu'il récupère avant qu'elle n'atteigne la boutique. Sa passagère se débat et s'apprête à crier quand il plaque une main contre sa bouche et la tire à l'écart des passants – inexistants à cette heure tardive de la nuit.

Étonnement, et en dépit des grands gestes brusques que chacun esquisse, les deux protagonistes de cette précieuse vidéo ne semblent pas en conflit. La gamine, dont je ne peux voir le visage à cause de la large capuche qu'elle porte sur la tête, gesticule comme un pantin désarticulé mais ne paraît pas particulièrement apeurée, plutôt en colère. Baranov quant à lui ne cesse de jeter des regards par-dessus son épaule, comme s'il craignait qu'on les poursuive ou qu'on les aperçoive. Ses gestes sont vifs, son visage contracté, mais lorsqu'il attire la fille à l'écart, sa poigne se desserre autour de son bras et il pose ses mains sur ses épaules pour la regarder droit dans les yeux.

Je devine qu'ils se mettent à parler et vois la jeune femme perdre progressivement de sa véhémence jusqu'à l'abandonner totalement et baisser la tête dans une posture qui me semble abattue et résignée.

Mes sourcils se froncent. Que se sont-ils dit exactement ? Qui est cette fille qui suit désormais docilement Baranov et remonte dans la voiture sans que ce dernier n'ait eu besoin d'utiliser la force ? Est-elle libre de ses mouvements ? A-t-elle été droguée ?

— T'as récupéré la vidéo de la caméra située de l'autre côté de la station ? demandé-je à Hans, toujours perdu dans mes réflexions.

— Elle marchait pas, grimace mon collègue. Moi aussi j'y ai pensé, elle aurait sûrement filmé un peu mieux le visage de la fille. En tout cas, plus de doute : Baranov est venu accompagné. La vidéo date de la semaine dernière. La voiture est au nom de Till Ebner et l'adresse associée est celle de l'appartement qu'il a loué quelques mois près de Rostock et que nous avons déjà perquisitionné.

— Le proprio ne t'avait rien dit de particulier à son propos ?

— Non, juste que c'était un locataire sans histoire, qui a payé son dernier loyer avant de partir et qui a laissé l'appart dans un état impeccable.

— Quand est-ce qu'il a quitté l'appart ? je m'enquiers en essayant tant bien que mal de retracer l'historique de ce connard.

— Le premier novembre, répond Hans de mémoire. Un peu plus de deux semaines avant le meurtre de Leila.

— Je vois...

Je marque une pause et mon collègue en profite pour récupérer sa clé USB.

— Faut qu'on trouve cette fille, déclare-t-il d'une voix encore pleine de détermination. Elle saura sûrement nous dire où se trouve Baranov. Peut-être même que l'emmener au poste suffira à faire sortir ce connard de son trou. Il a l'air d'y être attaché.

— Ou de la séquestrer, tempéré-je en fronçant les sourcils. C'est pas parce qu'elle ne se débat pas qu'elle le suit de bon gré... Peut-être que Bariva en saura plus.

— Bariva ? s'étonne Hans.

— Regarde ce que j'ai trouvé sur lui.

J'affiche sur mon écran la photo qui le représente aux côtés de Gouriev et le visage de Hans se fend d'un sourire carnassier.

— Tiens donc, on dirait que notre coco nous a caché quelques détails, se réjouit-il d'un air mauvais. Tu m'accompagnes lui rendre visite ?

— Seulement si tu me paies le whisky, soupiré-je avant de me lever en baillant.


***


Droit comme un I, Bariva a croisé les bras sur sa poitrine et nous toise avec tout le mépris du monde.

— Vous n'avez pas le droit d'être là, s'entête-t-il. Mon avocat a dit que je pouvais garder le silence.

— C'est le cas, confirme Hans sans se presser. Mais de nouveaux éléments se sont ajoutés à l'enquête et nous aurions aimé vous demander votre avis.

— Je veux rien dire, siffle le propriétaire de l'Ozone, j'en ai rien à foutre de votre enquête. Dégagez de mon établissement !

— Il doit faire froid, non ? interviens-je d'un ton désinvolte en me balançant sur ma chaise.

Bariva me jette un regard agacé et se retient de rétorquer par une réplique acerbe.

— Où ça ?

— En Russie, je réponds avec un sourire mauvais.

Si notre homme est horrifié, il n'en montre rien. Seul son visage pâlit un peu et la commissure de ses lèvres se plisse anormalement.

— Je vois pas de quoi vous voulez parler, articule-t-il d'une voix blanche.

— Oh vraiment ? intervient Hans en faisant glisser la photo des trois mafieux que nous avons préalablement imprimée.

Cette fois, Bariva devient plus blanc qu'un linge et je me demande un instant s'il ne va pas s'évanouir. Sa bouche s'ouvre et se referme comme un poisson hors de l'eau et ses yeux roulent follement dans leurs orbites.

— Alors ? insiste mon collègue. Des commentaires à faire sur cette photo ?

— Comment vous avez eu ça... ? demande le propriétaire de l'Ozone au bord de la syncope.

— La question serait plutôt : qu'est-ce que tu fous dessus ? rétorqué-je en glissant la photo un peu plus proche de lui.

Bariva fixe cette dernière comme si elle allait lui sauter au visage et contracte spasmodiquement ses poings contre ses côtes.

— Tu peux nous parler un peu de tes copains ? continué-je en tapotant mon doigt sur la tête de Baranov. Comment est-ce que tu connais celui-ci ?

Ma victime du jour lève un regard terrifié vers moi mais le détourne bien vite.

— Je veux pas répondre, grommelle-t-il entre ses dents.

— C'est une chose de garder le silence pour des éléments encore non confirmés, intervient Hans d'une voix sévère, mais c'en est une autre de faire une obstruction d'enquête. Cet homme, précise-t-il en pointant du doigt Baranov, est le suspect numéro un de notre enquête et nous avons la preuve formelle que vous le connaissez. Alors le choix est vôtre : soit vous répondez à nos questions ici, soit vous le faîtes en cellule.

L'homme nous fixe de longues secondes, incapable de se décider, les yeux plein de mépris et d'inquiétude.

— J'espère que vous savez qu'être accusé de complicité avec deux membres éminents de la Dolgoproudnenskaïa suffirait à vous envoyer en prison, n'est-ce pas ? ajouté-je pour essayer de faire pression sur lui. Si vous voulez vous éviter des ennuis, vous feriez mieux de parler.

Bariva n'est pas un idiot. Il sait à quel point un procès l'associant de près ou de loin à la mafia russe serait terrible pour ses affaires. Mais il sait également que l'on ne balance pas des informations sur les membres de la Dolgoproudnenskaïa sans conséquence. Je dois réussir à faire pencher la balance de notre côté.

— Au-delà de son casier judiciaire qui suffirait à l'arrêter sur le champ, Baranov a été vu plusieurs fois à l'Ozone, énoncé-je calmement, notamment par des danseuses. On sait également qu'il y a distribué de la drogue et qu'il a approvisionné plusieurs habitants de Marbourg. C'est également le père de Jakob Ebner, le petit-ami de la victime. Tout le désigne donc comme suspect principal. Or, en plus du fait qu'il ait agi au sein de votre établissement, il est désormais prouvé que vous le connaissez et que vous avez même été proche de lui. Pensez à vos affaires... Ce serait dommage de tout perdre alors que vous êtes innocent...

Bariva me fusille du regard mais je sais que cela signifie que j'ai fait mouche. L'homme se passe une main nerveuse dans les cheveux et recule pour s'appuyer contre le comptoir des vestiaires – il a refusé de nous laisser entrer plus loin.

Le soleil qui perce difficilement à travers la petite fenêtre encastrée dans le mur en pierres saillantes projette des ombres inquiétantes sur son visage. Finalement, il grogne de mécontentement et jure dans ce que je suppose être un dérivé de russe.

— Ouais, OK, je connais Andreï, avoue-t-il en grimaçant. Mais n'allez pas croire que je fais partie de la mafia ! Ça n'a rien à voir ! Je... Il y a vingt ans, j'aidais mon père avec son entreprise en Pologne. Il était charpentier. Il gagnait plutôt bien sa vie à vrai dire, mais il jouait beaucoup. Il traînait tout le temps dans des bars clandestins et dans des casinos dégueulasses. Il a fini par y rencontrer... certaines personnes. Et elles, à force de fréquenter mon père, elles ont fini par saisir l'ampleur de son addiction et ont compris qu'il serait prêt à tout pour se faire de l'argent facile. Alors elles lui ont demandé s'il serait prêt à leur donner un coup de main, notamment pour transporter des marchandises...

Bariva marque une pause et pince les lèvres. Je peux voir dans chaque contraction de son visage à quel point il est réticent à l'idée de nous raconter son histoire. Hans et moi restons silencieux.

— Au début, c'était pas grand-chose, surtout de la contrefaçon. Grâce à son travail, mon père possédait d'immenses camions dans lesquels on pouvait cacher tout ça. Il profitait de ses livraisons de bois pour... ben livrer autre chose. Puis quand ça a bien marché, ses nouveaux amis ont commencé à lui parler de trafics plus... spéciaux. Il a rencontré un homme en particulier qui lui a promis une somme phénoménale s'il parvenait à livrer des armes jusqu'à Podolsk en Russie. Mon père n'a pas réfléchi longtemps : sa nouvelle activité lui rapportait tellement d'argent qu'il en avait oublié tous les risques encourus. Bref, j'ai fini par découvrir tout ça et j'ai décidé de l'aider.

Il s'arrête une nouvelle fois et nous toise du regard, comme pour nous mettre au défi de juger ses actes. Mais nous ne bronchons pas. Alors il reprend en serrant les dents.

— Je me faisais affreusement chier à cette époque et aider mon père m'a semblé être l'échappatoire idéal. Au début, on livrait surtout quelques particuliers et des gangs un peu merdiques, rien de très dangereux. Mais ça a fini par se savoir dans le milieu criminel et un jour, un membre de la mafia est venu nous trouver. La quantité d'armes requises était énorme mais la somme proposée aussi. Alors on a accepté. On a fait ça pendant quatre ans, toujours sans accroc, au point que des membres toujours plus imminents de la mafia se sont adressés à nous. Et un jour...

Bariva nous sonde du regard avant de replacer ses cheveux gominés en arrière.

— Un jour, Andreï Baranov s'est pointé à l'entrepôt de mon père. Très pro, très aimable, très sérieux. On a longuement discuté affaires et on a signé un contrat stipulant que je me chargerai du transfert d'armes provenant des Balkans jusqu'à Moscou. Et j'ai accepté. Pendant encore cinq ans. Andreï me rendait souvent visite pour vérifier la marchandise et le bon déroulement des affaires. On a fini par devenir potes. Un jour, il m'a présenté à son patron, Mikhaïl Gouriev... que vous connaissez très bien apparemment, ajoute-t-il en nous fusillant du regard. Et voilà quoi... J'ai vu Gouriev que deux fois en cinq ans, c'est pas quelqu'un qu'on atteint facilement, et j'ai aucune idée d'où il peut se terrer.

Avant que l'homme ne s'énerve davantage, Hans décide d'intervenir.

— Merci pour toutes ces informations, monsieur Bariva, déclare-t-il posément, mais ce n'est pas Gouriev qui nous intéresse, c'est votre ami Baranov. Quelle était sa relation avec Gouriev ?

— Qu'est-ce que je gagne à vous répondre ? grogne notre interlocuteur en croisant davantage ses bras sur sa poitrine.

— Nous ferons en sorte qu'aucune charge ne pèse sur vous lors de cette enquête, répliqué-je immédiatement, me souciant peu des conséquences de cette promesse.

Je devine l'œillade inquiète de Hans mais il ne me contredit pas. Bariva en revanche m'observe d'un air soupçonneux, peu enclin à me croire sur parole, mais conscient que ce que je lui offre est sa dernière chance.

— Ils étaient très proches, reprend-il dans un soupir contrarié. Andreï était son bras droit. Ils se connaissaient depuis des lustres, c'est Gouriev qui l'a sorti de la rue à Moscou. Andreï aurait tout fait pour lui et Gouriev le savait. Il a dû en jouer d'ailleurs : il l'a parfaitement manipulé pour avoir sa confiance la plus totale. Mais il devait bien l'apprécier aussi puisqu'il l'a désigné comme parrain de sa fille.

A ces mots, Hans et moi échangeons un regard exalté que nous tâchons de contenir.

— Cette fille, reprend prudemment mon collègue, qu'est-elle devenue ?

— Selena ? s'étonne Bariva. Aucune idée. Quand j'ai quitté la Pologne il y a neuf ans, elle devait à peine avoir dix ans. J'ai jamais vu cette gamine et je sais que Gouriev faisait tout pour faire de son existence un secret. Vous comprenez, elle est sa faiblesse numéro un.

J'empêche les commissures de mes lèvres de se retrousser et baisse légèrement la tête pour dissimuler l'éclat victorieux qui doit certainement scintiller au fond de mes yeux. Lorsque j'ai interrogé Jakob Ebner, le gamin m'a confié que lorsqu'il avait mis son père à la porte, il avait entendu ce dernier parler avec quelqu'un à propos d'une certaine Nina ou Elena ; ce devait sûrement être de cette Selena, pas vrai ?

La perspective d'entrevoir enfin le bout de cette enquête fait trembler mes mains. Bordel, j'étais venu ici dans l'espoir de trouver une piste pouvant me mener à Marco et voilà que je me retrouve à chasser les gros bonnets de la mafia russe. Comment tous ces gens peuvent-ils être liés à cette foutue ville ?

— Est-ce que Gouriev, au moment de fuir la Russie, aurait pu confier la garde de sa fille à Baranov ? demande Hans dont le regard brillant trahit son empressement.

Bariva fronce les sourcils et revêt son masque de méfiance.

— Pourquoi cette question ? s'enquit-il.

— Contente-toi d'y répondre, rétorqué-je avec impatience.

L'homme me dévisage quelques secondes et se met à jouer avec la montre en quartz qui orne son poignet.

— J'en sais rien, avoue-t-il dans une affreuse grimace. J'ai plus de liens avec la mafia depuis mon départ il y a neuf ans.

— Et ils vous ont tranquillement laissé partir ? rebondit Hans, soupçonneux.

Bariva le fusille du regard.

— L'entreprise de mon père qui me servait de couverture pour le trafic d'armes a été découverte, grince-t-il en serrant les poings. J'ai dû partir en catastrophe.

— Pourquoi vous êtes-vous installé à Marbourg ?

— Je me suis pas directement installé ici, grommelle le patron de l'Ozone dont la paupière gauche est désormais agitée d'un tic nerveux, preuve de son agacement. J'ai d'abord été à Hambourg. C'est lors d'un séjour sur la côte, il y a cinq ans, que je suis tombé sur cette ville. J'avais envie de me foutre au calme après toutes ces années alors voilà, j'ai monté ma boîte.

— Te foutre au calme, hein ? répété-je d'un ton sarcastique.

Hans lève un sourcil d'avertissement vers moi et je me mords l'intérieur des joues pour m'empêcher de continuer ma tirade acerbe.

— Et pourquoi Baranov t'a imité ? demande mon collègue.

— Pardon ?

Bariva arbore soudainement un air perdu qui aurait pu nous convaincre si nous ne connaissions pas le bonhomme et si une étincelle de terreur ne venait pas de s'allumer au fond de ses iris.

— Baranov, interviens-je sans détour, on sait parfaitement qu'il vient à Marbourg depuis trois ans, notamment à l'Ozone. Pourquoi ici ? Il est forcément venu te parler. Que voulait-il ? Que t'a-t-il demandé comme service ?

— Vous commencez à me casser les couilles avec vos questions ! explose Bariva en se redressant d'un bond. Je vous ai répondu alors dégagez de ma boîte maintenant !

— Ne réagissez pas ainsi, intimé-je d'une voix calme, on veut juste savoir ça et on partira.

— J'en ai rien à foutre ! Dégagez d'ici !

Bariva est désormais si proche de moi que je peux compter ses cheveux blancs sous la couche de cire qui les recouvre. Ses yeux noirs brûlent de rage et je sais qu'il se retient tant bien que mal de me balancer son poing dans la gueule.

— Si vous ne parlez pas, on vous accusera de complicité et tous les éléments de votre passé remonteront à la surface, susurré-je sadiquement. C'est ce que vous voulez ? Vous pouvez espérer y échapper si vous nous dîtes ce que Baranov est venu foutre dans un coin aussi paumé que Marbourg. Il y a forcément une raison.

L'homme face à moi fulmine. Je crois qu'il pourrait me sauter à la gorge et me trancher la jugulaire avec les dents que cela ne suffirait pas à le calmer. Pourtant, il se contient.

— Il savait que j'étais là, siffle-t-il entre ses dents serrées. Il savait que je m'étais installé à Marbourg et il a voulu reprendre nos vieilles habitudes... Utiliser ma boîte pour écouler son trafic. Ça n'a rien à voir avec ce qu'on faisait à l'époque, c'est juste quelques amphet ou autres conneries. Il voulait pas faire ça depuis Hambourg, il dit que les flics sont trop sur leurs gardes et qu'on aurait pu le cramer facilement. Ici, il avait une couverture, une nouvelle identité... Il voulait... utiliser mes filles pour en faire des mules. Pour écouler discrètement de la came vers l'Est.

— Dont Leila Amari ?

Bariva pince les lèvres mais hoche lentement la tête.

— Ouais... Ouais, la gamine en faisait partie. Elle voulait du fric. Mais j'ai rien à voir avec sa mort, je le promets !

— Est-ce que Baranov la connaissait ? s'intéresse Hans qui griffonne sur son carnet depuis cinq bonnes minutes.

— Pas plus que ça, élude Bariva en haussant les épaules. Il connaît le nom de mes employés mais il n'a jamais donné directement de la came à la gamine. C'était la copine de son fils. Il voulait pas prendre de risque inutile. Il aurait eu aucune raison de la tuer.

— Et si elle s'était intéressée d'un peu trop près à ses affaires ? demandé-je tout en réfléchissant à ce que notre interlocuteur vient de nous révéler.

— Il aurait pas pris le risque d'attirer l'attention sur lui, assure Bariva. Il est en fuite depuis l'affaire du Carreau Rouge, si les flics commencent à remonter sa trace, ça va foutre la merde dans ses affaires. Il a toujours été très méthodique. Si c'était lui qui avait tué la gamine, je peux vous dire que vous n'auriez jamais retrouvé le corps.

Hans et moi échangeons un regard puis hochons la tête de concert. L'homme est sûrement honnête et nous ne tirerons rien de plus de lui. Pourtant, alors que je m'apprête à prendre congé et à sortir de l'Ozone, mon collègue tire une dernière photo de sa poche et la tend vers Bariva.

— Ce gars, il connaît Baranov, pas vrai ?

Intrigué, je jette un coup d'œil au visage hâlé imprimé sur le papier et constate avec horreur qu'il s'agit de Hazel. Mon cœur chute à mes pieds tandis que je suis pris d'une violente envie de frapper la tête de Hans contre le comptoir.

Bariva n'a besoin que d'une seconde pour répondre.

— Bartels ? Ouais... Ouais, il le connaît. Les seules fois qu'Andreï vient ici, c'est pour le voir.

— Très bien, je vous remercie, répond mon collègue.

Je les entends échanger quelques dernières banalités mais n'écoute plus rien. A la place des mots, de puissants bourdonnements résonnent dans mes tympans et j'ai cette désagréable impression d'avoir le cerveau pris dans un cyclone. Mon cœur s'est remis en marche mais bat désormais à tout rompre dans ma poitrine, comme s'il cherchait à s'échapper et à se désolidariser de cette situation. Ô comme je souhaiterais l'imiter.

Hans me tire par la manche et je le suis machinalement vers la sortie de la boîte. Mes yeux restent rivés sur son dos tout le temps du trajet et je sens la haine bouillir dans mon estomac. A plusieurs reprises, je dois me retenir de le pousser dans les escaliers tant que je suis furieux contre lui. Pourquoi ? Pourquoi a-t-il exposé Hazel ainsi sans m'en parler ? Je souhaiterais le balancer aux requins.

Une fois à l'extérieur, je ne peux plus me contenir. Nous n'avons que le temps d'atteindre la voiture que j'attrape mon collègue par l'épaule et le retourne pour le projeter contre la portière. Comme s'il s'y attendait, Hans se contente de s'appuyer contre cette dernière et de croiser les bras sur sa poitrine.

— C'était quoi ça ? sifflé-je en refermant mon poing sur son col.

— Ça quoi ? rétorque le concerné. Ça, ce que tu es censé faire depuis des jours ? Confronter Bartels sur sa relation avec Baranov ?

La colère me fait resserrer ma poigne autour de la veste de mon collègue.

— Pourquoi tu m'en as pas parlé ? grincé-je, le cœur débordant de rage. Je t'ai dit que j'allais le faire. Pourquoi t'as impliqué Bariva dans tout ça ?

— Parce qu'apparemment, il te manquait la preuve indéniable que Bartels est bel et bien lié à Baranov. Il possède sûrement des informations cruciales sur lui et tu refuses d'aller les lui demander.

— Je ne refuse pas ! m'emporté-je en poussant un peu plus Hans contre sa portière. J'ai pas eu le temps ! J'attendais le moment opportun !

— Ah oui ? T'es sûr ? Moi je pense que t'es terrifié à l'idée de confronter Bartels sur ça. Je t'avais dit que je pouvais m'occuper de ses interrogatoires et que t'étais pas obligé de lui parler. Je t'avais prévenu que connaître un suspect pouvait biaiser ta résolution de l'enquête.

— Ça ne biaise rien du tout, bordel ! Et Hazel est innocent !

— Peut-être, mais jusqu'à preuve du contraire, je le considérerai comme un complice, tranche Hans d'une voix froide en me repoussant.

Le choc est tel que j'en reste les bras ballants. Mon collègue soutient mon regard furibond sans flancher et je sais que son intransigeance n'a pour seul but que de me faire réagir. Je suis conscient de la véracité de son discours. Mais elle m'est insupportable.

Alors, tandis que le vent se met à secouer les sapins qui longent la route, je tourne les talons et me dirige vers la mer qui se dessine à l'horizon. Avec un peu de chance, je pourrai y noyer mes soucis.

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