43. L'injustice comme canevas
HAZEL
4 juin 2004
Les roues du vélo tressautent sur le béton défoncé de la rue. Le soleil tape durement en ce milieu d'après-midi et trempe de sueur le t-shirt de Sethy contre lequel je suis appuyé. Loin de me dégoûter, je pose mon front contre son dos et l'embrasse à travers le tissu tandis qu'il pédale jusqu'à l'abri-bus auquel il me dépose toujours.
Une fois arrivé, je saute du porte-bagage puis m'étire longuement pour faire craquer mes lombaires qui se sont raidies à cause des chocs du trajet. Pendant ce temps, Sethy appuie son vélo contre le banc puis attrape sa gourde qu'il porte à ses lèvres. Lorsqu'il capte mon regard amusé, il balance de l'eau dans ma direction et j'éclate de rire en esquivant le jet.
— La prochaine fois, c'est toi qui pédales, grommelle-t-il faussement agacé.
Je souris et viens encercler sa taille de mes bras avant de me hisser sur la pointe des pieds pour déposer un rapide baiser sur ses lèvres.
— Mais t'aimes tellement me rendre service, chantonné-je en battant exagérément des cils.
Un rictus moqueur tord les lèvres de Sethy qui attrape ma nuque pour m'attirer dans un nouveau baiser. Nous nous séparons rapidement et nos regards balayent par réflexe autour de nous pour vérifier que personne ne nous a remarqués. En réalité, nous savons parfaitement que ce n'est pas le cas : l'abri-bus n'est utilisé qu'en tant que squat la nuit et il est dissimulé du premier immeuble par le mur massif d'un entrepôt abandonné. Ce n'est pas pour rien que nous l'avons choisi comme lieu de rendez-vous.
Mes yeux s'égarent un instant vers la barre d'immeuble qui se détache en arrière-plan et je ne peux m'empêcher de grimacer à l'idée d'y retourner. De plus en plus, vivre ici m'est pénible, presque insupportable. Je ne supporte plus cette ambiance pesante, ces murs défoncés, ces voisins intrusifs et cette violence omniprésente. Je ne supporte plus les escaliers tagués, les insultes quotidiennes et l'odeur de soupe rance collée aux murs. Je ne supporte plus les pleurs du bébé d'en face, le regard éteint de ma mère et les cris de mon beau-père. Je ne supporte plus de devoir partager la moindre miette de pain avec mes six frères et sœurs, je ne supporte plus de côtoyer des personnes résignées qui voient dans mon désir de fuite une trahison impardonnable. Je ne supporte plus tout cela.
Je voudrais être comme Sethy. Pouvoir être libre de mes mouvements, obtenir ce que je veux sans difficulté, ne jamais m'inquiéter de si je mangerai demain, évoluer au sein d'une famille aimante et partir en voyage à chaque vacance scolaire. Je voudrais avoir un pantalon neuf au moins une fois par mois, acheter la nouvelle gameboy dès sa sortie et pouvoir entrer dans un magasin sans recevoir ce foutu regard suspicieux de la part du commerçant. J'en ai tellement envie que j'en crève. Et je le déteste d'y avoir droit alors que personne ne veut me tendre la main.
Sethy suit mon regard avant de s'appuyer contre un poteau de l'abri-bus.
— Plus que quelques semaines, me rappelle-t-il d'une voix posée. Après les résultats du bac, on pourra partir.
Je me contente de hocher la tête, les dents serrées et la gorge nouée. Je ne veux pas parler de ça.
— Tu sais... Je vais pas y aller, reprend Sethy d'une voix plus hésitante.
Je relève la tête vers lui mais ses yeux sont rivés sur un point imaginaire, quelque part au loin.
— Où ça ? demandé-je en plongeant les mains dans les poches de mon short.
Aucune réponse ne me parvient et Sethy refuse toujours de croiser mon regard. Je le vois prendre une grande inspiration avant de finalement se tourner vers moi.
— La prépa ingé, précise-t-il sans ciller. Je vais pas la faire.
Mes sourcils se froncent.
— Comment ça, tu vas pas la faire ? m'agacé-je malgré moi. T'as clairement le niveau pour et t'as un dossier parfait ! En plus, c'est ton rêve depuis des années ! Tu dois passer par là pour être pilote ! Pourquoi tu la ferais pas ?
— J'en ai plus envie, élude-t-il en haussant les épaules d'un air détaché.
Son attitude m'énerve aussitôt et je serre les poings contre mes cuisses.
— Qu'est-ce que tu dis comme conneries ? sifflé-je entre mes dents. T'en as plus envie, comme ça, d'un coup ? C'est quoi ton problème ?
— Je sais pas, j'ai envie d'aller à la fac... d'essayer autre chose.
— Mais... qu'est-ce que tu racontes ? halluciné-je. T'as toujours été contre le fait d'aller en fac !
— J'ai changé d'avis, se contente-t-il de répondre en détournant le regard. J'ai vu des licences qui me plaisaient.
— Ah ouais ? ricané-je méchamment. Comme quoi ?
Il se fige le temps d'une seconde. Ouvre la bouche. La referme.
— Maths ? tente-t-il d'un ton qui ne convaincrait personne.
La colère enfle en moi et je passe une main rageuse dans mes cheveux.
— Mais à quoi tu joues, putain ? soufflé-je, partagé entre l'énervement et le désespoir. Tu veux flinguer ta vie ?
— Aller en fac veut pas dire que je vais flinguer ma vie.
— Tu sais très bien ce que je veux dire ! j'aboie en frappant du pied par terre.
Sethy glisse furtivement son regard sur moi, puis le reporte au loin, avant de se frotter nerveusement la nuque.
— J'ai pas envie de passer des années enfermé dans une école, sans avoir aucun temps pour moi, marmonne-t-il sans me regarder. Mes parents veulent que j'aille à l'internat si je fais la prépa et j'ai pas envie. Puis j'aime pas la ville. Je trouverai bien autre chose.
— Mais putain, qu'est-ce que tu dis...?
Je suis atterré. Depuis que je le connais, Sethy ne rêve que d'une chose : faire des études supérieures intensives et décrocher son diplôme de pilote de ligne. Alors pourquoi abandonne-t-il aussi soudainement ? Alors qu'il le peut ! Ça me met hors de moi.
— Tu vas regretter si tu fais pas la prépa ! riposté-je avec force. Tu m'en parles depuis des mois ! T'as toujours voulu faire ça ! C'est juste quelques années, ensuite tu seras libre et t'auras un niveau de vie de fou ! Tu pourras faire ce que tu veux !
— Ouais, mais là, je veux pas de ça, gronde-t-il en durcissant la voix.
— Mais merde à la fin, pourquoi tu veux pas ?
— Parce que ça me séparerait de toi ! explose-t-il en me jetant un regard noir. Et je veux pas de ça !
Sa phrase me foudroie sur place.
En une seconde, mon cœur se met à battre la chamade et une bouffée de chaleur me traverse le corps.
— Q... Quoi ? coassé-je stupidement.
Sethy passe une nouvelle fois sa main dans sa nuque puis détourne le regard en serrant les dents.
— J'ai pas envie qu'on se sépare après le bac, m'avoue-t-il avec peine. Si je vais en prépa, on se verra jamais et j'aurai aucun moment à t'accorder. En plus, il y a pas les formations que tu veux là-bas et t'avais envie de voir les montagnes... Je veux qu'on les voie ensemble, qu'on aille étudier dans le Sud... Bref, c'est mon choix et je compte pas le changer.
Il conclut brusquement, la mâchoire contractée et les poings serrés le long de ses cuisses.
Et moi, je suis complètement bouleversé.
Ma bouche s'ouvre et se referme stupidement de nombreuses fois, sans qu'aucun mot ne daigne en sortir. Mon cœur tambourine si fort dans ma cage thoracique que c'en est douloureux et mes genoux se mettent à trembler.
Merde. Merde, merde, merde, merde.
— Sethy, soufflé-je d'une voix cassée.
L'interpellé me fait face et attrape maladroitement l'une de mes mains.
— Crois pas que j'ai pris cette décision sur un coup de tête, précise-t-il en caressant le dos de ma main avec son pouce. Ça fait longtemps que j'y réfléchis. OK, tu joues un rôle important dans l'équation, mais je pense que j'avais pas vraiment envie de faire cette prépa au fond... J'avais avancé cette idée comme ça et mes parents avaient l'air tellement heureux que... Je sais pas, je me suis dit que ça me plaisait aussi, que c'était ce qu'il fallait que je fasse... Mais j'ai reçu ma lettre d'acceptation il y a deux semaines et je l'ai déchirée sans hésiter. Et je les ai appelés pour refuser. Je peux pas... J'ai pas envie de ça Hazel, j'ai vraiment pas envie... Et puis... On a dit qu'on se prendrait un appart ensemble, tu te souviens ?
Une lueur d'espoir s'allume dans ses yeux bridés et je suis immédiatement pris d'une violente envie de pleurer. Ma gorge se noue, ma poitrine enfle douloureusement et mon nez se met à picoter. Avant que les larmes n'envahissent mes yeux, je détourne brusquement la tête et écrase sa main dans la mienne.
— T'es con, murmuré-je, incapable de lui faire face.
Je ne parviens pas à faire le tri parmi toutes les émotions qui me ravagent. Ce discours, je ne l'ai jamais espéré, même pas en rêve, et il remet tellement de choses en question que j'en tremble de tous mes membres.
Mais bordel.
C'est moi. C'est moi que Sethy a choisi. Pour la première fois de ma vie, je deviens la priorité de quelqu'un. Et ce constat fait déborder les larmes que je retenais jusque-là.
La tête baissée, je sens ces foutues gouttes d'eau dévaler la pente de mes joues et je les essuie d'un geste rageur, refusant obstinément que Sethy les voie.
Sauf qu'évidemment, il les a vues. Mais il ne dit rien. Sans un mot, il m'attire brusquement à lui et me serre de toutes ses forces dans ses bras. Et je manque de m'y effondrer.
***
Ma main longe distraitement la rambarde tandis que je grimpe les escaliers tagués jusqu'au quatrième étage. Mes semelles accrochent chaque marche, tant ces dernières sont recouvertes d'une substance collante qui n'a fait que s'épaissir avec le temps. Les habituels relents de soupe rance et de shit bas de gamme exhalent des murs, mais pour une fois, j'en ai plus rien à foutre.
Mon esprit est plein de Sethy et de son discours, de Sethy et de ce que suppose sa décision, de Sethy et de notre relation, de Sethy et d'un potentiel futur à deux. De Sethy et de tous ces éléments qui n'étaient pas prévus.
Mes doigts se crispent sur la rambarde et ma mâchoire se contracte sous le trop plein d'émotions qui me traverse. Je suis autant euphorique qu'horrifié. Et je ne parviens pas à trouver un juste milieu dans tout ça.
Je n'ai cependant pas le temps de m'appesantir dessus que des cris résonnent dans le couloir et m'extirpent de mes pensées.
Mes sourcils se froncent et je relève vivement la tête, comprenant que le bruit provient de mon appartement. Je grimpe les marches deux-à-deux et me précipite vers mon pallier, juste à temps pour croiser l'armoire que je partage avec trois de mes frères sortir gaiement dans le couloir.
Je mets quelques secondes à comprendre que deux hommes la portent à bout de bras lorsque l'un d'eux me fait un signe pressé de la main.
— Pousse-toi gamin, c'est lourd ce truc !
Sonné, je me colle par réflexe contre le mur et observe mon armoire descendre les escaliers, bien vite suivie par la table basse offerte par ma grand-mère lors du premier mariage de ma mère. Cette dernière y tient comme la prunelle de ses yeux.
Elle déboule justement dans le couloir, complètement décoiffée et le visage suppliant.
— Non, vous pouvez pas embarquer nos meubles comme ça ! s'écrie-t-elle d'une voix enrouée par les sanglots. On nous a déjà immobilisé la voiture la semaine dernière ! Comment je vais faire pour emmener les enfants à l'école ? Et faut que j'aille travailler !
Une silhouette immense se découpe derrière elle et un homme au visage maigre, coincé dans un long manteau noir, fait irruption derrière elle. Aucune compassion ne s'allume dans ses yeux gris tandis qu'il tend une liasse de papiers à ma mère.
— Je suis désolé madame, je ne gère que la saisie de vos meubles, mais mon collègue a dû vous expliquer comment contester l'immobilisation de votre véhicule, énonce-t-il d'une voix aiguë. Concernant vos meubles, vous avez huit jours pour payer votre dette, passé ce délais, vous...
Je n'écoute plus ce qu'il dit. A vrai dire, je ne l'entends plus. Parce qu'au fond de moi, une terrible colère s'est éveillée et mes phalanges me démangent de ne pas s'être encore encastrées dans la pommette de ce fils de pute. Très vite, je fais volte-face et me précipite dans les escaliers pour rejoindre les quatre hommes qui ont descendu nos meubles.
— Qu'est-ce que vous foutez ? je rugis en fonçant vers eux. Vous avez pas le droit de nous voler comme ça !
L'un d'entre eux me lance un regard ennuyé et s'appuie contre le camion garé au pied de l'immeuble.
— On vole pas, petit, on vient récupérer ce que vous devez à la banque. Tout est légal.
— J'en ai rien à foutre que ce soit légal ! crié-je avant de me placer entre eux et le camion. Vous avez pas l'impression qu'on vit assez dans la merde ? Faut que vous veniez en plus voler le peu qu'on a !
— Fais pas d'histoire, gamin, s'impatiente un deuxième gars. Ou j'appelle les flics.
— Oh, mais appelle-les, sifflé-je d'un air mauvais. Appelle-les, appelles-les ces putains de voleurs ! Vous êtes tous des voleurs ! Tous des putains de voleurs qui prennent plaisir à écraser les autres !
Je bouscule l'homme le plus proche de moi et récolte un regard lourd de menace.
— Dégagez d'ici, m'entêté-je en frappant durement le torse de l'inconnu pour lui faire perdre l'équilibre. Dégagez vos sales gueules d'ici et laissez les gens tranquille !
Une seconde. Il ne faut qu'une seconde à l'un des quatre hommes pour me faire une clé de bras et me plaquer contre le camion. Je me cabre et tente de lui donner un coup de tête, mais rien n'y fait. J'ai beau me débattre comme un diable et l'insulter de tous les noms, l'étau ne se desserre pas et la douleur commence à se propager dans mes membres. Je m'apprête à lui asséner un violent coup de pied vers l'arrière lorsqu'une petite voix retentit derrière moi.
— Hazel ?
Je me fige et tourne lentement la tête vers l'entrée de l'immeuble. Là, à moitié cachée derrière la porte battante et les bras refermés autour d'une peluche à moitié éventrée, la plus petite de mes sœurs m'observe en tremblant de tout son corps. La vision me brise le cœur et je cesse de me débattre comme un forcené. Ses grands yeux bleus débordent de larmes et ses pieds nus écrasent les mégots qui jonchent le sol.
— Maja, soufflé-je d'une voix cassée par l'émotion. Remonte à l'appart, c'est pas une scène pour toi.
— Pourquoi maman elle pleure ? répond ma sœur en pinçant les lèvres pour les empêcher de trembler. Pourquoi les messieurs ils te tiennent ? Tu vas partir en prison comme papa ?
Une nouvelle fois, mon cœur se fissure et je ne peux que serrer les dents de toutes mes forces pour contenir le flot d'émotions qui m'assaille de toute part. Lorsqu'elle avait quatre ans, Maja a vu son père – donc mon beau-père – être arrêté par les flics pour trafic de stupéfiants. Il n'est resté que dix-huit mois en prison, mais la scène a traumatisé ma sœur. A me voir là, le visage déformé par la colère et le corps plaqué contre un camion, elle a dû transposer l'arrestation de son père sur moi et paniquer à l'idée que je puisse à mon tour l'abandonner.
— Écoute ta sœur, gamin, intervient l'homme qui me tord le bras. Ça sert à rien de faire un scandale, personne ici ne peut faire quoi que ce soit pour changer la situation.
Ses mots ravivent la rage qui bouillonne dans mon ventre, mais je tâche de ravaler cette dernière pour ne pas envenimer les choses. A la place, je me dégage vivement de l'emprise du gars qui a desserré sa poigne et m'avance d'un pas furieux vers ma petite sœur. Sans rien dire, je la soulève de terre pour la prendre dans mes bras dans une étreinte réconfortante.
Ignorant les hommes qui ont commencé le chargement du camion, je vais m'asseoir contre les vieilles cages de foot rouillées installées à côté de l'immeuble et ferme les yeux de toutes mes forces.
Au-dessus de nos têtes, s'échappant des fenêtres entrouvertes et ricochant contre les barres d'immeubles, les cris de ma mère retentissent dans la cour.
Et ma colère n'en devient que plus étouffante.
NDA : Et voici le premier des chapitres menant à l'événement qui a séparé Sethy et Hazel. Je pense que les scènes se dérouleront sur 3 ou 4 chapitres mais je les publierai rapidement les uns après les autres. N'hésitez pas à donner votre avis ! :)
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top