42. Mise au point
SETHY
— Je sais pas ce qu'il s'est passé... J'ai voulu m'approcher pour regarder la mer ; les vagues faisaient un bruit super fort et j'étais curieux. Mais quand j'ai atteint le bord, mon pied a glissé et je suis tombé. J'étais pourtant pas si près ! Je sais pas comment j'ai pu glisser comme ça... J'ai entendu un grand « crac » et j'ai eu si mal que j'ai cru que j'allais m'évanouir.
Ma main s'échoue dans les cheveux de Vic que je caresse tendrement. Son teint est encore vitreux à cause de l'anesthésie qu'il a subie deux heures auparavant et ses mains tremblotent sur les draps blancs. Surélevée par une large bande de tissu, sa jambe droite est enveloppée de plâtre jusqu'en haut de sa cuisse. Six semaines d'immobilisation totale. Une belle façon de terminer ses vacances.
— Ils vont te garder encore deux ou trois nuits à l'hôpital, expliqué-je en jouant avec les mèches fines de mon fils. Profites-en pour dormir un maximum, je passerai tous les soirs. Dis-moi si tu veux des livres, des jeux, de quoi dessiner ou...
— C'est bon papa, me coupe Vic d'une voix douce. Je sais que t'as déjà perdu deux jours d'enquête pour moi. T'es pas obligé de passer tout le temps.
— Bien sûr que si ! riposté-je avec force, encore ému par la frayeur que me procure le simple souvenir de cette soirée tragique. Je passerai tous les soirs.
Vic me sourit, les yeux brillants, mais n'ose pas exprimer trop fort la joie que lui suscitent mes paroles. Puis ses paupières s'abaissent et sa bouche s'entrouvre pour laisser échapper un long bâillement.
— Je vais te laisser dormir, annoncé-je avec un petit sourire attendri. Je passe rapidement voir Hans au commissariat mais je reviens juste après, d'accord ?
— Hum hum, marmonne mon gamin déjà à moitié endormi.
Je l'observe s'abandonner dans les bras de Morphée en caressant affectueusement sa joue avant de quitter la chambre aux murs trop blancs. Une fois dehors, je prends le temps de m'étirer pour délier mes muscles endoloris par la pression de ces derniers jours et masse ma nuque contractée. Moi aussi, je donnerais tout pour pouvoir dormir quelques heures.
***
— J'ai la liste de toutes les filles avec lesquelles Jakob Ebner a eu une aventure, déclamé-je en tournant l'écran de mon ordinateur vers mon collègue. Aucune n'est connue des services de police mais ça vaut la peine de les interroger, sait-on jamais. Y a la petite serveuse que j'avais interrogée à l'Ozone d'ailleurs, j'irai lui demander des explications. Et il faudra aussi vérifier l'itinéraire de... Hans, tu m'écoutes ?
L'agacement qui transparaît dans ma voix ne fait pas broncher le concerné qui continue à me dévisager comme si un troisième œil venait d'apparaître sur mon front. Ses yeux clairs ne cillent pas et j'ai cette désagréable sensation qu'il cherche à pénétrer dans mon cerveau.
— Tu lui as parlé ? finit-il par demander en croisant ses mains sur le bureau.
— A qui ? rétorqué-je d'un air méfiant.
— A Bartels.
Immédiatement, je croise par réflexe mes bras sur ma poitrine et m'enfonce un peu plus dans mon fauteuil.
— Pourquoi je lui aurais parlé ? je m'enquiers de mauvaise foi.
Hans se contente de me fixer et c'est moi qui finis par détourner le regard.
— Il était là, non, le soir de l'accident de Vic ?
A ces mots, mon estomac se serre et ma gorge s'assèche. Je relève difficilement la tête pour plonger mes yeux dans ceux de mon collègue.
— Où il est passé ensuite ? continue ce dernier d'une voix neutre et pourtant culpabilisante.
La crispation de mon estomac se propage jusqu'à mon œsophage et je m'oblige à déglutir pour ne pas m'étouffer. Merde. Où est passé Hazel après le sauvetage de Vic ?
Soudain, les yeux bleus de Hans me paraissent accusateurs et je me ratatine dans mon fauteuil, le cœur tambourinant dans les oreilles et les poings crispés sous l'assise.
— Je sais pas, soufflé-je péniblement, la gorge douloureuse.
— Tu l'as remercié ?
Mes sourcils se froncent. Mes poings se serrent un peu plus.
— Comment est-ce qu'il est rentré ? insiste mon collègue dont le ton reste calme mais le visage me semble plus que réprobateur.
— J'en sais rien...
Avec horreur, je réalise que je n'ai aucune idée de ce qu'a fait Hazel ce soir-là. Que s'est-il passé après l'arrivée des pompiers ? Ces derniers l'ont forcément extirpé de cet affreux promontoire rocheux, pas vrai ? Mais ensuite ? Où était-il ? Est-il rentré chez lui ? Mais il n'avait pas de voiture ! Et nous avions roulé un bon moment après avoir quitté l'ancien village de pêcheurs. Est-il rentré à pied sous cette tempête ?
La culpabilité écrase ma poitrine et j'ai soudain l'impression d'avoir immensément merdé. Obnubilé par l'état de Vic – ce qui peut se comprendre, c'est tout de même de mon enfant dont on parle ! -, j'ai complètement oublié de vérifier si Hazel ne s'était pas blessé en descendant. S'il allait bien. S'il voulait que je le ramène chez lui.
Le souvenir de son corps ruisselant de pluie, agenouillé dans la boue face à moi, se matérialise dans mon esprit et je serre les dents un peu plus fort. Je sens encore la chaleur de ses mains encadrant mes joues, de son front contre le mien, j'entends ses paroles rassurantes et ses cris à travers le vent, je vois ses yeux brillant de détermination et son corps suspendu dans le vide alors qu'il entamait la descente de la falaise.
Merde.
Merde, merde, merde.
— Tu penses pas qu'il serait temps d'aller lui parler ? m'intime Hans d'une voix douce. De mettre les choses au clair ?
Mettre les choses au clair ?
L'étau autour de ma poitrine se resserre davantage et mon cœur s'emballe. Y a-t-il seulement quelque chose à mettre au clair ? Des yeux bleus voilés de tristesse et un corps à moitié dénudé, prostré contre les rochers d'une crique, répondent pour moi.
Ouais. Ouais, il y a des choses à mettre au clair.
Une vague d'angoisse déferle soudainement dans mon ventre mais je m'efforce de l'ignorer. Je ne pourrai pas fuir indéfiniment. Et Hazel m'a aidé.
Agacé par ces évidences qui s'imposent à moi et par l'inquiétude anticipée de la confrontation à venir, je me lève brusquement de mon fauteuil puis arrache mon manteau accroché près de la porte. J'ai à peine le temps de faire deux pas vers la sortie que la voix de Hans résonne dans mon dos.
— Bon courage !
***
Le soleil a entamé sa course vers l'horizon lorsque ma voiture s'engage dans l'étroit sentier boueux qui mène à l'ancien village de pêcheurs. Mes doigts tapotent nerveusement sur le volant alors que mes roues patinent sur les plaques de verglas formées par l'accumulation d'eau ces derniers jours.
Une légère brume plane autour des cabanes biscornues qui se dressent péniblement au bout du chemin. Dès que je sors du véhicule, un froid mordant m'attaque le visage et une odeur moite d'eau croupie flotte dans l'atmosphère. A chaque pas que je fais, des relents putrides d'algue et de sel se collent à ma peau, me donnant envie de vomir. Bordel, des gens vivent vraiment dans ces conditions ?
Soudain envahi d'un profond malaise, je m'arrête à quelques mètres de la cabane que je suppose être celle de Hazel et passe une main nerveuse dans mes cheveux. Suis-je réellement prêt pour cette confrontation ? Que vais-je trouver en poussant cette porte aux planches vermoulues ? Comment vais-je réagir lorsque la misère de Hazel me sautera au visage sans que je n'y sois réellement préparé ? Parce que je réalise bien, à être là, les pieds enfoncés dans une espèce de boue gelée nauséabonde, que la vie de celui que j'ai jadis aimé a pris un tournant bien plus tragique que je ne l'aurais jamais cru. Et que je m'apprête à y pénétrer sans son accord.
Que va-t-il dire en me voyant sur le pas de sa porte ? Sûrement n'a-t-il aucune envie que je découvre son sombre quotidien ; je connais sa fierté, il ne le supportera pas. Mais je n'ai plus le choix. Il faut que nous ayons cette discussion... Quitte à faire ressortir chacun de nos démons.
La main tremblante, je frappe contre la petite porte qui se dresse face à moi et déglutis péniblement. Le stress me ravage l'estomac.
Au bout de quelques secondes, la poignée tourne sur elle-même et deux orbes marins font leur apparition. Lorsque leur propriétaire m'aperçoit, son visage se décompose et sa main se fige sur la charnière de la porte.
— S... Seth ? balbutie-t-il d'une voix stupéfaite.
— Je peux rentrer ? soufflé-je en grimaçant.
Son regard se fait soudainement plus sombre et je vois ses phalanges blanchir contre le bois. Tout son corps se raidit tandis qu'il jette un coup d'œil nerveux derrière son épaule. Alors que je m'attends presque à ce qu'il me claque la porte au nez, il finit par fermer les yeux, serrer les dents puis inspirer longuement avant de se décaler pour me laisser passer.
Submergé par la gêne, je franchis maladroitement le perron et pénètre enfin dans ce qui sert de foyer à Hazel. Aussitôt, mon malaise s'amplifie au point de m'étouffer et je dois plonger mes poings dans mes poches pour garder une certaine contenance.
La pièce dans laquelle je me trouve est sombre et glacée comme une chambre froide. Au milieu, un canapé éventré trône pitoyablement, recouvert en partie par un sac de couchage à moitié déplié. Dans un coin, à droite, un minuscule évier en inox fuit à côté d'un frigo tout aussi petit. De l'autre côté, un vieux groupe électrogène permet à une ampoule de grésiller faiblement au plafond. Un coffre est placé contre le canapé, dissimulé par une pile de vêtements tâchés d'huile et de peinture, et des cadavres de bouteilles de bière gisent tout autour. Sur le rebord de l'unique fenêtre aux carreaux rafistolés, des joints à moitié consumés s'entassent et diffusent une lourde odeur de cannabis froid.
Ma gorge se serre affreusement. Tout ici empeste la misère à plein nez et j'ai cette désagréable impression d'observer un tableau que je n'aurais jamais dû voir. Comment Hazel a-t-il pu tomber si bas ? Comment a-t-il seulement pu survivre toutes ces années dans une telle pauvreté ?
Une vague de tristesse étreint ma poitrine lorsque je repense à l'adolescent de mes souvenirs, déterminé à s'extirper de l'indigence, les yeux brillants et le sourire malicieux. Que reste-t-il de lui dans cet homme qui me fait face au milieu de son abri de fortune, les bras croisés sur la poitrine et le visage farouche ?
Voyant que je ne me décide pas à parler, il claque sa langue d'agacement et me lance un regard accusateur.
— Bon, j'te propose rien à boire, hein ! lâche-t-il d'un ton amer.
Mes dents se serrent mais je ne parviens toujours pas à articuler un seul mot. Je suis conscient d'adopter une posture particulièrement irrespectueuse mais je suis incapable de détacher mon regard de ce tableau de misère qui s'étale impudiquement sous mes yeux. Je ne parviens pas à le croire réel. Cela m'est impossible. Bien trop douloureux.
Je me force à prendre une grande inspiration et reporte mon attention sur Hazel dont le visage hâlé est déformé par la crispation de sa mâchoire.
— Pourquoi ? finis-je par demander difficilement.
Hazel me répond par un regard irrité avant de s'adosser contre le rebord de l'évier.
— Pourquoi quoi ? s'impatiente-t-il, visiblement mal à l'aise de m'accueillir chez lui. Pourquoi je t'ai aidé ? T'étais complètement paniqué et j'allais pas laisser tomber ton gamin ! Je l'aime bien, j'allais pas l'abandonner. Et j'avais peur que tu fasses une connerie si je te laissais tout seul. Ça te va comme explication ?
— Non, soufflé-je avec peine, le reste de ma phrase refusant de franchir la barrière de mes lèvres.
Hazel soupire d'exaspération et rabat brusquement ses cheveux en arrière.
— Bon, Sethy, va falloir que tu prononces plus d'un mot à la fois là, je peux pas deviner tes pensées ! Pourquoi quoi ? C'est par rapport à ton enquête ? Tu veux encore me poser des questions sur l'Ozone ? J'ai rien à voir avec ce foutu meurtre, je te l'ai déjà dit et...
— Il y a vingt ans, parviens-je enfin à prononcer.
Hazel se tait, pétrifié. Les traits de son visage se déforment sous le choc et son teint blêmit à vue d'œil.
Je prends une nouvelle inspiration et plante cette fois résolument mon regard dans le sien.
— Il y a vingt ans, répété-je. Pourquoi t'as fait ça ?
NDA : Serait-ce enfin le début des grandes révélations ? Rdv en fin de semaine pour le découvrir !
Je suis toujours en vacances donc je n'ai pas trop accès à mon ordi mais j'essaie de vous poster la suite le plus vite possible.
Des bisous !
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