35. Inaction


SETHY

2 février 2004

— Regarde c'que j'ai ramené pour ce soir !

Le corps luisant de Hazel roule sur le côté du lit et sa main se referme sur son sac échoué sur le tapis.

Allongé sur le dos et un bras croisé derrière la tête, j'observe sans pudeur les muscles de son dos rouler sous sa peau et ses fesses émerger des draps. Par réflexe, ma main se referme sur ces dernières et je l'accompagne dans son mouvement pour pouvoir déposer mes lèvres sur les deux petites fossettes qui creusent ses lombaires.

— Arrête ça, glousse Hazel en gesticulant alors que je fais glisser ma langue le long de sa colonne vertébrale.

Le goût salé de sa peau me rappelle nos ébats de l'après-midi et ce simple constat suffit à remettre mes hormones en ébullition. Surtout lorsque l'objet de mes désirs se situe juste sous mon nez.

— Attends Seth, gémit Hazel sous mes caresses. Regarde ce que j'ai !

Ses doigts plongent dans son sac et en retirent un objet que je n'aperçois pas de suite. Son visage se tourne vers moi, rayonnant, tandis qu'il s'assoit en tailleur, me laissant une vue imprenable sur son ventre plat et les marques que j'ai ancrées dans sa peau hâlée.

Perdu dans ma contemplation, je ne réalise pas de suite qu'il secoue quelque chose sous mon nez, et ce n'est qu'au bout de quelques secondes que je comprends ce qui est en train de se passer.

Et que mon sang déserte mon visage.

Pétrifié et le cœur résonnant dans les tympans, je glisse mon regard vers Hazel en prenant garde à ce qu'il ne trahisse en rien les émotions qui agitent ma poitrine.

Souriant de toutes ses dents, mon ami agite gaiement un petit pochon rempli d'une poudre blanche dont je devine immédiatement la nature.

— C'est Karl qui me l'a filé, explique Hazel en se dirigeant vers le bord du lit pour récupérer son caleçon. Ça va être trop stylé pour la soirée de ce soir !

Pourquoi je suis incapable de réagir ?

Inerte au milieu des draps, je me contente d'observer Hazel remettre son jean avant de s'approcher de mon bureau. Je suis parfaitement conscient de ce qu'il s'apprête à faire et je sais tout aussi bien que je devrais l'en empêcher. Alors pourquoi est-ce que je reste là, passif et immobile, à regarder le garçon qui éveille en moi tout un tas de sentiments nouveaux s'apprêter à s'enfoncer dans un nouvel enfer ?

Pourquoi toute capacité d'action semble s'évanouir en moi lorsque je suis confronté à une situation qui m'échappe ? Exactement comme la première fois que Hazel a descendu une bouteille de whisky sous mes yeux. Je n'ai rien dit. Et je l'ai silencieusement observé faire les fois suivantes.

Est-ce que je suis sur le point de faire la même chose ?

Mes poings se serrent contre le matelas.

J'aimerais réagir. Mais j'aimerais encore plus que tout ça ne m'affecte pas. Avec Hazel, je suis perdu dans cet entre-deux désagréable où des émotions inconnues se battent avec mon habituelle indifférence, sans qu'aucun parti ne sorte vainqueur.

La plupart du temps, je me laisse aller à ces sentiments étranges, je me laisse porter par tout un tas de pensées, de gestes et d'élans d'affection dont je n'aurais jamais soupçonné pouvoir un jour faire preuve. Mais souvent, au milieu de ces émotions en pagaille, mon cerveau se braque et mon cœur devient récalcitrant. Et je ne ressens plus rien.

Dans ces moments-là, j'adopte une attitude passive qui trahit mon absence d'empathie, incapable de répondre aux sollicitations de Hazel. J'ignore pourquoi mon corps réagit comme ça. Je suppose qu'on ne passe pas d'un gars complètement hermétique aux sentiments d'autrui à un humaniste accompli en quelques mois... Pourtant j'aimerais... J'aimerais pouvoir agir en conséquence, m'exprimer sur ce que je ressens, mettre des mots sur les pensées qui parasitent mon esprit.

Parce que je déteste ça. Être conscient que quelque chose ne va pas mais ne pas savoir comment réagir. Ressentir ce vide abyssal qui semble me projeter si loin de Hazel. Vouloir désespérément me rapprocher de lui tout en souhaitant de tout coeur qu'il disparaisse de ma vie. Je déteste ça. Mais je ne parviens pas à le vaincre.

Alors je regarde. Je le regarde ouvrir le pochon de coke et en tracer une ligne sur mon bureau. Je le regarde improviser une paille dans un bout de papier qui traînait sous mon ordinateur. Et je le regarde se pencher sans hésitation pour sniffer la ligne. Le tout sans rien dire. Ni rien faire. Sans ressentir quoi que ce soit. A part cet affreux frisson de malaise qui remonte le long de mon dos lorsque le reniflement de Hazel résonne dans la chambre.

J'observe le tout, allongé nu dans mon lit, comme si rien de ce qui se passait sous mes yeux ne me concernait. J'observe Hazel s'enliser dans la misère poisseuse de sa vie avec cette terrible impression de participer à sa déchéance.

Et le pire, c'est que je ne parviens même pas à culpabiliser.

***

La musique tambourine dans mes oreilles comme autant de clous qui s'enfoncent dans mon crâne.

Assis dans un coin du salon, je fais tourner mon verre de vodka entre mes mains et traîne un regard blasé sur les gens qui se déhanchent devant moi. La plupart d'entre eux sont tellement bourrés que leur soirée ne peut déboucher que sur une seule issue : un aller simple aux toilettes et un bon black-out pour le lendemain.

Cette simple pensée me tire une grimace. Il faut que je me barre d'ici avant que leurs gémissements plaintifs ne résonnent dans la salle de bain.

Assis à mes côtés, Tim s'est endormi, égal à lui-même. Je ne comprends pas comment il peut tomber dans les bras de Morphée avec toute ce bordel sonore qui nous entoure.

Je ne supporte pas d'être ici.

A vrai dire, je ne comptais même pas me rendre à cette foutue soirée. Et je ne l'aurais pas fait si Hazel n'avait pas insisté pendant des jours, argumentant qu'il fallait que je me fonde dans la masse lycéenne pour mieux comprendre les autres. Et m'amuser. Et me faire des amis. Tout ce genre de conneries.

Lorsque je suis arrivé avec Tim, je n'ai pas pris la peine de chercher Hazel parmi la foule de gens qui hurlaient. J'ai deviné qu'il devait être fourgué dans un coin avec Karl et les autres imbéciles qui lui servent d'amis. Hors de question que je m'approche à moins de dix mètres de ce ramassis de déchets.

Alors je me suis contenté de choper une bière sur le comptoir et de m'affaler dans l'un des canapés en cuir poussés aux quatre extrémités du salon. Me désarticuler sur les tables et me frotter aux autres ne faisant évidemment pas partie des options concevables.

Soudain, une lourde masse s'échoue sur mon épaule et je réalise avec sidération que Tim vient littéralement de s'écrouler sur moi et bave désormais allégrement sur mon t-shirt. Ses boucles rousses chatouillent mon menton tandis que le sien s'enfonce dans mes clavicules. Bordel, mais ce gosse est narcoleptique ou quoi ?

Agacé, je le repousse de l'autre côté du canapé avant de m'étirer en baillant. Face à moi, une fille se déhanche sur une affreuse musique en plongeant ses yeux bleus dans les miens. Ses lèvres glossées se retroussent en un petit sourire taquin auquel je réponds par une mine ennuyée. Qu'est-ce qu'elle cherche à faire exactement ?

Son regard brille de mille feux et je distingue bien son air lascif caché derrière ses mèches violettes. Qu'elle aille gigoter ailleurs, je n'ai rien à foutre de ses mouvements pseudo-sensuels. En plus, le bleu de ses yeux est terriblement fade comparé à ceux de Hazel.

Une nouvelle chanson résonne dans les enceintes et je décide alors que j'en ai trop vu. Je me lève du canapé et me dirige vers la sortie, bien déterminé à me barrer de cet enfer.

Pourtant, à l'instant où je pousse la porte, des cris retentissent dans mon dos et un mouvement de foule me projette contre la penderie du vestibule. Sonné, j'observe sans les voir mes camarades se précipiter vers la cuisine, s'échangeant des propos que je ne saisis pas.

Irrité, j'arrive enfin à ouvrir la porte d'entrée lorsqu'une phrase me parvient.

— C'est Haz ! Paraît qu'il s'est embrouillé avec le grand frère de Lucas. Viens voir, il va s'faire éclater la gueule !

Mon cœur loupe un battement et ma main se fige autour de la poignée. En moi, deux sentiments se battent en duel : le réflexe stupide de me précipiter auprès de mon ami pour le défendre et l'exaspération de son comportement qui m'exhorte à le laisser se démerder tout seul.

Malgré tout, je cède au premier et referme la porte en soupirant. Ce connard a intérêt à s'excuser d'avoir fait de ma soirée un calvaire.

Je traverse tant bien que mal le salon bondé d'adolescents surexcités par l'alcool et la violence pour atteindre enfin la cuisine dans laquelle un petit cercle s'est formé. Au centre de ce dernier, deux silhouettes s'agitent de façon anarchique, dissimulées par les corps trempés de sueur qui les entourent.

Frissonnant de dégoût, j'écarte sans ménagement ces derniers, grimaçant lorsque des aisselles puantes se collent à mon visage.

Oh bordel, je vais faire un carnage.

Finalement, je parviens à me faufiler au premier rang et reste bouche bée devant le spectacle qui s'offre à moi.

J'ai déjà vu Hazel en colère. Je l'ai même vu de nombreuses fois. Mais ce visage déformé par une fureur sans nom, je ne le connaissais pas.

Ses yeux bleus sont exorbités par la rage et son corps entier tremble d'énervement. Du sang ruisselle de son nez, coule sur ses lèvres et son menton, tâchant au passage le t-shirt blanc qu'il m'a piqué dans l'après-midi.

Ses poings serrés sont dressés devant son visage, si contractés qu'ils font jaillir les veines de ses avant-bras. J'ai l'impression qu'il pourrait tuer son adversaire.

Malheureusement pour lui, ce dernier semble bien plus avantagé par la situation et se contente de darder sur lui un regard moqueur empli de dédain.

— Bah alors, provoque l'inconnu en souriant méchamment, t'ouvres ta gueule mais t'assumes pas derrière ? Vas-y, frappe-moi, pauvre merde. Essaie de me toucher sale PD.

L'insulte me foudroie sur place et j'en perds mes moyens. Désormais spectateur passif de la scène, je me laisse être ballotté par les mouvements de foule, incapable d'arracher mon regard du visage fulminant de Hazel. Ce dernier se précipite vers son adversaire, la haine ruisselant dans ses veines, mais se fait stopper tout aussi vite par un coup de poing en plein estomac.

Le choc lui arrache une grimace mais n'efface pas la fureur de ses traits. Au contraire, elle me semble désormais si intense que je crains un instant qu'elle ne le tue. Son regard est d'une violence inouïe, si inouïe que je me demande s'il parvient encore à avoir conscience de la situation dans laquelle il se trouve.

Un animal sauvage. C'est devenu un putain d'animal sauvage qui ne répond plus qu'à la loi du plus fort.

Sauf que, comme son nom l'indique, la loi du plus fort suppose qu'il y ait un faible dans l'histoire. Et à chaque fois que je l'ai vu se battre, ce rôle échoue à Hazel.

Je ne comprends pas ce contraste entre cette haine qui semble le bouffer de l'intérieur et cette incapacité à l'utiliser efficacement. A chaque combat, il fonce dans le tas comme un imbécile et projette des coups dans le vide, comme s'il ne possédait plus une seule once d'intelligence.

Et c'est sûrement le cas, dans un sens. J'en ai la confirmation en le voyant se jeter une nouvelle fois contre ce gars qui le nargue, le frapper dans le thorax mais récolter en échange un coup en pleine gueule.

J'ai envie de vomir.

Puis soudain, un bruit sec, aigu.

Une exclamation de surprise traverse la foule et je me reconnecte à la réalité, assez tôt pour voir Hazel tituber en arrière, une main plaquée sur son crâne, du sang dégoulinant sur sa tempe. La vision me fait l'effet d'un électrochoc et je me précipite vers lui, apercevant du coin de l'œil son adversaire brandir un cul de bouteille explosé vers nous.

Je réceptionne mon ami juste avant que sa tête ne frappe durement le sol et l'enveloppe de mes bras. Aussitôt, des centaines de murmures s'élèvent de toute part et j'ai cette affreuse impression d'être un animal de zoo enfermé dans une cage. Je subis difficilement l'attention que j'ai attirée sur nous et passe un bras sous les aisselles de Hazel pour l'aider à se relever.

Sa tête roule pitoyablement sur son épaule et il s'affale sur moi, à moitié conscient.

A seulement trois pas, son adversaire nous toise avec tellement de mépris que je suis obligé de serrer les dents pour ne pas ravager son visage de mes poings.

— Que c'est mignon, il se fait sauver par son copain, raille-t-il avec perfidie. Désolé mec, j'espère que j'ai pas trop abîmé sa sale gueule et qu'il pourra quand même te sucer ce soir.

Ces mots me figent sur place et j'enfonce profondément mes ongles dans les hanches de Hazel pour ne pas riposter. Tout autour de nous, des ricanements s'élèvent, mauvais, emplis de jugement.

Soudain, j'ai cette immonde impression de me retrouver au milieu d'une jungle, entouré de prédateurs qui ne rêvent que d'une chose : me voir m'écrouler à leurs pieds. Leurs regards se collent à ma peau comme autant d'insultes qui me donnent envie de les rouer de coups.

Mais je tiens bon et je me force à être hermétique aux moqueries qui s'élèvent çà et là, me concentrant uniquement sur le poids de Hazel avachi sur mon épaule.

Je parviens tant bien que mal à atteindre le vestibule et m'empresse de m'extirper dans le froid de la nuit. Tout aussi vite, je claque la porte derrière moi, mais pas assez rapidement pour ne pas entendre leur dernière insulte.

— Les gens comme ça, faudrait tous les renvoyer dans des camps.

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