34. Swish

SETHY

Pour la première fois depuis deux semaines, je quitte le commissariat avant le coucher du soleil.

L'appel avec Krausová m'a laissé un sale goût amer en bouche et la conscience accrue que Hazel me cache quelque chose n'a fait que renforcer ce dernier. Au lieu de me morfondre, j'ai préféré partir plus tôt. De toute façon, je ne trouverai rien de nouveau d'ici demain.

Le sol est encore humide des litres d'eau qui s'y sont échoués ces derniers jours et que le béton refuse d'absorber. Quelques rayons de soleil ont beau avoir percé l'épaisse barrière de nuages, il fait toujours un froid sibérien.

Mes chaussures glissent sur les plaques de verglas amoncelées par terre. J'ignore où je vais, je laisse mes pas me guider Dieu sait où, espérant seulement que cela m'aidera à faire le tri dans les pensées qui encombrent mon cerveau.

Je me rends soudainement compte que je n'ai pas encore pris le temps d'arpenter la ville à pieds. Il faut dire que je n'ai pas de réelles raisons de le faire : tout ici me renvoie à un passé que je me suis désespérément efforcé de reléguer au fin fond de ma mémoire. Et à chaque pas que je fais, j'ai l'impression de percer le voile de mes souvenirs, de m'enfoncer dans un espèce de brouillard poisseux constitué d'émotions que je refuse d'embrasser à nouveau.

Mes yeux longent presque craintivement les façades décrépies qui bordent les rues. Si certains quartiers du centre ont été rénovés depuis mon départ, la périphérie de la ville a complètement été laissée à l'abandon, ne se résumant désormais qu'à un ramassis de murs grisâtres, lézardés par les infiltrations d'eau, et des fenêtres branlantes aux carreaux usés par les intempéries. J'évite volontairement le côté ouest de la ville, refusant de me rendre sur les lieux du drame, et m'enfonce plus profondément dans les ruelles insalubres qui mènent à mon ancien lycée.

Je parviens à ce dernier sans réellement m'en rendre compte. L'imposant bâtiment se dresse solennellement entre deux immeubles abandonnés et je grimace à la simple pensée que des gamins continuent à se rendre ici. Comment peuvent-ils aspirer à une vie épanouissante lorsqu'ils sont enfermés plusieurs heures par jour dans cette prison lugubre ?

Je contourne le lycée et remonte l'allée qui mène au grand terrain de foot où se réunissaient jadis tous les jeunes de Marbourg. Mais à mi-chemin, je renonce pour bifurquer vers un petit édifice qui ne paye pas de mine.

Mes mains s'enfoncent dans mes poches et mon cœur s'accélère légèrement tandis que je m'approche à pas feutrés, comme si je craignais de déranger les fantômes des deux adolescents qui y passaient leurs journées, voici vingt ans de cela.

Derrière l'ancien garage transformé en entrepôt, le premier panier de basket apparaît, fier vestige d'un passé qui continue de me torturer. Alors que je me dirige vers ce dernier, l'esprit embrumé par des souvenirs que je me refuse à approfondir, des éclats de voix me parviennent.

Surpris, je me fige et fronce les sourcils. Y a-t-il encore des idiots pour venir jouer sur ce terrain défoncé isolé de tout ?

Je n'ai qu'à faire quelques pas pour découvrir deux silhouettes s'agitant devant moi, l'une de toute évidence bien plus douée que l'autre. Je longe le mur de l'entrepôt pour ne pas révéler ma présence et m'apprête à m'éloigner lorsque je reconnais l'une d'entre elles. Puis l'autre.

Mon cœur loupe un battement et mes ongles s'enfoncent brutalement dans mes paumes.

Juste là, à quelques mètres de moi et gesticulant dans le froid polaire de cet après-midi de décembre, Vic et Hazel se disputent un vieux ballon de basket tout en discutant de je-ne-sais-quoi.

Mon souffle se coupe sous cette vision et je me plaque davantage contre le mur, soudain effrayé à l'idée qu'ils me remarquent, ébranlé aussi par le torrent d'émotions qui vient de se déverser dans ma poitrine. Dissimulé par l'ombre que projette le toit en tôle, je les observe courir et se faire des passes que mon fils réceptionne maladroitement. Face à lui, Hazel rayonne malgré ses vêtements rapiécés et son air éreinté. Il virevolte autour de Vic, mimant de lui donner le ballon avant d'esquisser une feinte et de tirer par-dessus sa tête échevelée. A chaque fois, mon gamin pousse un cri de protestation auquel répond le ricanement amusé de son adversaire.

— C'est pas juste ! Je sais pas jouer, moi ! râle Vic dont je me matérialise le visage contrarié et les sourcils froncés. T'es censé m'apprendre, pas me foutre la misère !

— Mais c'est c'que je fais gamin ! Je t'apprends l'humilité, raille Hazel en volant une nouvelle fois le ballon des mains de mon fils.

Ce dernier souffle avec agacement et je retiens un sourire amusé. Cela fait bien longtemps que je ne l'ai pas vu aussi expressif. Son petit corps se précipite à la poursuite de Hazel pour tenter de le contrer, en vain. Son adversaire fait mine de le laisser récupérer le ballon avant de le contourner une nouvelle fois et de laisser retomber la balle sur sa tête.

— Aïe ! Ça fait super mal, se plaint Vic en se frottant le crâne.

— Pleureuse, se moque Hazel en lui ébouriffant les cheveux.

Vic le repousse d'un air faussement irrité et je ne peux empêcher mon cœur de se serrer à la vue de cette complicité qui semble les unir. Depuis quand n'ai-je pas partagé un moment privilégié comme celui-ci avec mon fils ? Depuis quand n'ai-je pas pris le temps de l'emmener se promener, faire du sport, voir un film ou visiter une exposition ? L'ai-je seulement fait un jour ? Je ne me souviens plus...

— Allez, viens, je vais t'apprendre à tirer, annonce Hazel en se plaçant à quelques pas de l'arceau.

Malgré moi, mon regard s'attarde sur le visage de cet homme que je prétends haïr. Ses yeux bleus pétillent de joie et un petit sourire en coin creuse ses joues mal rasées. Il couve mon fils d'un regard tendre, quoiqu'un peu moqueur, attentif à ses moindres réactions. En dépit de ses gestes brusques, il n'est pas aussi agressif que dans mes souvenirs et son corps semble moins tendu, moins nerveux. Sûrement parce que je ne suis pas son adversaire.

— Écarte les jambes de la largeur de tes épaules et plie un peu les genoux, comme si tu étais prêt à bondir, explique la voix rauque de Hazel. Imagine qu'il y a une pièce de monnaie posée juste au-dessus de l'arceau. C'est elle que tu dois essayer de viser. Et lorsque tu shootes, finis bien ton tir en tendant le bras vers le panier.

Bien que Vic me tourne le dos, j'imagine son air concentré et ses lèvres pincées tandis qu'il s'exécute. Le ballon rebondit contre l'arceau et le choc le projette vers le grillage. D'un geste souple, Hazel le rattrape d'une main et le lui relance.

— C'était nul, hein ? marmonne Vic, déjà sur la défensive.

— Pas du tout, rétorque son entraîneur du jour en se plaçant à ses côtés. Lorsque j'ai commencé, je touchais même pas l'arceau.

— T'étais vraiment mauvais alors, ricane mon fils.

— Me cherches pas trop, gamin. Allez, réessaie. Pousse plus sur tes jambes.

— Mais je suis petit !

— Oui, c'en est même affolant, renchérit Hazel. Mais utilise les trois muscles que t'as pour essayer de créer un mouvement à partir de tes genoux.

Alors que j'observe mon fils se plier aux recommandations de son interlocuteur, je porte une main à mes lèvres, surpris d'y trouver un sourire que je n'ai pas senti s'esquisser. Que se passe-t-il ? Pourquoi suis-je attendri à la vision de mon enfant partageant un moment complice avec l'homme que je déteste le plus sur cette planète ? Pourquoi suis-je ému alors que cette même vision, une semaine plus tôt, m'a fait sortir de mes gonds et agir de façon honteuse ?

Je ne comprends plus rien.

Perdu dans mes pensées et troublé par ces émotions qui me dépassent, je ne remarque pas de suite le ballon qui fuse dans ma direction. Ce n'est que lorsqu'il rebondit avec fracas contre la tôle de la gouttière que je me reconnecte à la réalité dans un brusque sursaut. Par réflexe, je me penche pour le ramasser et me dirige vers le terrain sur lequel deux paires d'yeux écarquillés par la surprise me fixent sans ciller.

Aussitôt, le visage de Vic se fend d'un immense sourire tandis que celui de Hazel blêmit comme s'il avait vu un fantôme. Mon fils se précipite vers moi, abandonnant son coéquipier sous l'arceau, et je réceptionne son petit corps entre mes bras.

— Papa ! Qu'est-ce que tu fais là ? T'as fini de travailler ? Tu m'as vu jouer ? Hazel m'apprend à tirer. Bon, je suis nul mais...

La voix surexcitée de Vic me tire un sourire tandis que je caresse affectueusement ses cheveux plus noirs que la nuit. Alors que mon fils continue de me parler en sautillant, mon regard s'accroche à celui de Hazel dans lequel je décèle une certaine appréhension teintée de curiosité, presque de joie. Nous nous fixons de longues secondes, incapables de réagir, certainement bouleversés par cette scène quasi surréaliste qui nous renvoie vingt ans en arrière. Jamais je n'aurais cru refouler un jour ce béton défoncé en sa compagnie. Je ne sais qu'en penser.

Mes doigts se resserrent autour du ballon tandis que Vic et moi nous rapprochons de lui. Hazel a enfoncé ses mains dans les poches de son treillis délavé et ne me quitte pas du regard, attendant sûrement que j'expose mes intentions. Il faut dire que la dernière fois que je l'ai surpris en compagnie de Vic, ma réaction n'a pas été des plus glorieuses...

A la simple pensée de son corps prostré contre les rochers de la crique, je suis pris d'un haut-le-cœur que je contiens tant bien que mal.

— Papa, tu sais jouer ? On joue ensemble ? Même si tu sais pas jouer, tu vas voir, c'est plutôt rigolo !

La voix enjouée de Vic diffuse une vague de chaleur dans mon corps et je consens enfin à reporter mon attention sur lui. Ses grands yeux noirs me dévisagent avec adoration et j'y vois toute l'attente qu'il a envers moi, tout l'espoir qu'il y a accumulé depuis tant d'années.

Alors je craque.

Et je shoote.

Swish.

Un rictus vient tordre mes lèvres.

— Ça répond à ta question ? demandé-je à Vic en exagérant mon air orgueilleux.

Mon fils me regarde avec des étoiles plein les yeux et reste bouche bée. A ses côtés, Hazel a penché la tête sur son épaule, un petit sourire amusé flottant sur ses lèvres.

— Je t'aurais pensé plus rouillé, énonce-t-il d'une voix calme.

Nos yeux se happent une nouvelle fois et je me perds dans la profondeur des siens. Je tente de ne pas me laisser déstabiliser par le détail que je viens d'y déceler, un détail si infime qu'il aurait échappé à n'importe qui mais qui me retourne les entrailles : la petite lueur de défi vient de se rallumer au fond des prunelles marines.

Et mon cœur fait une embardée.

Avec horreur, je réalise que son absence me pesait bien plus que je ne le croyais. Qui est Hazel sans cette petite étincelle provocante au fond de ses iris ? Qui est-il s'il n'est plus ce gamin déterminé et furieux qui refusait de s'écraser devant quiconque ? Le revoir m'adresser le même regard que vingt ans auparavant étouffe les craintes qui avaient commencé à jaillir en moi. Au fond, il n'a pas changé... Et je suis abasourdi de m'apercevoir que ce constat me rassure autant qu'il m'exaspère.

Sans un mot, je ramasse le ballon avant de le lancer à Vic qui n'a pas perdu son regard admiratif.

— Waouh, je savais pas que tu savais shooter comme ça, s'extasie-t-il. T'es aussi fort que Hazel !

Je hausse un sourcil suffisant et ne peux retenir la provocation qui s'échappe de ma bouche.

— A vrai dire, il ne m'a jamais gagné, affirmé-je d'un ton bravache.

En réponse, le concerné arbore un air sarcastique puis croise les bras sur sa poitrine. Ses iris étincellent désormais de mille feux et je vois l'ombre d'un sourire flotter sur ses lèvres.

Il s'approche de Vic et passe un bras autour de ses épaules avant de lever le menton en ma direction dans une expression pleine de défi.

— Et si on vérifiait ça ? Le gamin et moi contre ta grande gueule. On va voir qui va bouffer le béton en premier.

Malgré moi, ces mots éveillent mon esprit compétiteur et je réponds à la provocation de Hazel par un rictus narquois. Ce dernier semble satisfait et prend le ballon des mains de Vic pour me le lancer.

— Honneur aux plus faibles, assène-t-il avec moquerie.

Je réceptionne la balle sans ciller et nous nous mettons en position. Vic se place aux côtés de Hazel, l'air intrigué. Je vois bien à son visage qu'il est totalement dépassé par la situation, mais ses yeux brillant d'amusement me prouvent que cela ne le dérange pas le moins au monde. Et je peux le comprendre : il a dû voir plus d'expressions sur mon visage en dix minutes qu'il n'en a vu en seize ans.

Lorsque je m'élance vers le panier, le corps de Hazel cherche immédiatement à entraver mes mouvements. Avec surprise, je remarque très vite qu'il n'a pas perdu de sa rapidité, malgré sa condition physique qui semble s'être largement détériorée. Ses pieds volent sur le bitume, ses gestes sont vifs, saccadés. Doucement, je sens l'euphorie du jeu grimper dans mes veines et mon cœur en palpite d'excitation.

Merde, je crois que ça m'avait manqué.

Mon corps retrouve rapidement ses réflexes tandis que je cours vers le panier. Lorsque je saute pour shooter, Hazel en fait de même pour tenter de me contrer. Ses doigts effleurent le ballon, suffisamment pour le dévier de sa trajectoire et l'empêcher de pénétrer dans l'arceau.

Lorsqu'il réalise qu'il a réussi son coup, ses lèvres se tordent en un sourire satisfait, presque violent, et il me jette l'un de ses sempiternels regards moqueurs, un de ces regards qui semblent me crier « tu vois, je ne vaux pas moins que toi ».

Sauf que ça, je n'en ai jamais douté. Il n'y avait que lui pour être obnubilé par notre différence sociale.

Avec une certaine tristesse que je me refuse d'assumer, je réalise que la situation n'a pas tellement changé. Je le vois, dans sa façon de mouvoir son corps dans l'espace, dans cette présence agressive qui s'efforce de briser ma défense, dans son regard insolent et dans son rictus belliqueux : il veut m'écraser. Encore.

Pourtant, quelque chose est différent. Ses yeux sont moins farouches, son air moins agressif, son sourire plus franc. Il a l'air heureux. Heureux de jouer contre moi. Heureux de partager ce moment si semblable aux mille autres que nous avons eu au lycée.

Au lieu d'attaquer furieusement comme il le faisait auparavant, il lance le ballon à Vic tout en l'encourageant à avancer. Je fais mine de défendre sur mon fils, amusé de le voir dépassé par les événements et attendri par la lueur de joie candide au fond de ses iris.

Je me décale pour le laisser marquer mais son tir n'atteint même pas l'arceau.

— Oh gamin ! râle Hazel. C'est pas parce que c'est ton père qu'il faut lui faire des cadeaux !

Il lui relance le ballon puis se place à ses côtés pour lui donner des instructions de tir. Sans réaliser ce que je fais, je me poste de l'autre côté de Vic et me joins à Hazel.

— Plie tes genoux, conseille celui-ci d'une voix posée. Tu dois sentir que t'es prêt à bondir.

— Lève un peu plus ta main qui tient le ballon, renchéris-je en corrigeant mon fils. Voilà, et vise bien juste au-dessus de l'arceau.

A force de conseils, Vic parvient à mettre un shoot et se met à sautiller de joie. Lorsqu'il se jette dans mes bras, je me fige le temps d'une seconde, ébranlé par cet accès de tendresse auquel je ne suis pas habitué, avant de répondre à son étreinte. Un peu en retrait, Hazel nous observe d'un air attendri au sein duquel subsiste une certaine tristesse.

Lorsque ses yeux croisent les miens, une expression gênée tord son visage et il baisse la tête en enfonçant ses mains dans ses poches. J'en profite pour m'attarder sur les traits usés de son visage et sur les cernes noirâtres qui alourdissent son regard. Il semble si loin de l'adolescent vif et malicieux de mes souvenirs... Ses lèvres fines sont craquelées par le froid et le sel et les pointes cassantes de ses cheveux tombent tristement sur son front. Il porte une veste en jean rembourrée, abîmée par le temps, et un treillis noir tâché de peinture. Le col éliminé de son t-shirt laisse apercevoir la base de son cou et je crois un instant y déceler une marque de strangulation.

Soudain suspicieux, je plisse les yeux pour tenter de définir si, oui ou non, il porte bien les marques d'une bagarre sur le corps. Mais Hazel se détourne de moi et s'éloigne pour attraper le ballon.

Je le suis du regard, l'esprit envahi par une multitude de questions. Ai-je bien vu ? Comment s'est-il fait ça ? Est-ce une marque de strangulation ou un simple suçon ? Mais dans ce cas...

Avec réticence, je réalise tout à coup que je ne me suis jamais demandé ce qu'était devenu Hazel en dehors de l'enquête. Est-il marié ? Partage-t-il la vie d'un autre homme ? A-t-il des enfants ? Comment a-t-il évolué depuis le lycée ? A-t-il gardé les mêmes passions ? Les mêmes habitudes ?

Agacé par ces questionnements futiles, j'arrache mes yeux de lui pour les reporter sur Vic dans l'espoir de changer de sujet. Mais ce dernier a rivé les siens sur son portable, une mine grave assombrissant son visage.

Alors que je m'apprête à l'interroger – et que Hazel se rapproche de nous pour continuer la partie –, mon fils me repousse sans détacher les yeux de son portable.

— Continuez sans moi, marmonne-t-il en se dirigeant vers le banc de touche, j'ai quelque chose à régler.

Sans plus de cérémonie, il s'assoit, faisant totalement abstraction de nos regards inquisiteurs.

Désormais seuls, je me tourne vers Hazel, l'estomac noué, et me force à poser mes yeux sur lui. Figé, il serre un peu trop fort le ballon entre ses doigts crispés et semble inquiet de la tournure des événements.

Ne voyant plus l'intérêt de rester sur le terrain, je plonge les mains dans mes poches et m'apprête à partir lorsque sa voix rauque retentit dans mon dos.

— On fait un « un contre un » ?

Ses mots me percutent avec force et je me pétrifie sur place. Lentement, je tourne la tête pour croiser son regard et aperçois ses sourcils froncés et ses lèvres pincées. Ses yeux scintillent d'espoir mêlé d'inquiétude tandis que ses ongles s'enfoncent dans le cuir du ballon. Il ne baisse pas les yeux, attendant courageusement ma réponse en contractant la mâchoire.

Je reste là, à le fixer de longues secondes, incapable de réagir à cette sollicitation qui semble provenir d'un autre temps. Un « un contre un » ? Avec lui ?

Une veine tressaute sur ma tempe.

Comment peut-il me demander de jouer avec lui comme si rien n'avait changé ? Comment ose-t-il me proposer de partager à nouveau un de ces moments qui m'ont fait tomber amoureux de lui ? Et surtout, pourquoi suis-je en train de m'avancer vers lui comme si j'acceptais sa proposition ? Pourquoi mon estomac se tord-il étrangement en voyant l'étincelle de joie incrédule qui s'allume dans ses yeux ? Pourquoi suis-je incapable de rester impassible face à cet homme ?

Mais déjà, je n'ai plus le temps de penser.

Comme mû par une force surnaturelle, mon corps s'est replacé au centre du terrain, face à celui de Hazel.

Deux secondes plus tard, nos pieds martèlent le béton fissuré tandis que nos muscles se déploient à l'extrême, cherchant à atteindre un degré d'efficacité supérieur à celui de notre adversaire.

Les yeux de Hazel brillent désormais de mille feux et son visage a retrouvé cet air exalté que je lui connais tant. Son corps se presse contre le mien, cherchant à le bousculer et à l'entraver dans ses mouvements. Ses réflexes sont vifs, presque violents, et l'excitation me gagne à mon tour lorsqu'il marque un panier par-dessus ma tête.

Lorsque ses pieds retrouvent la terre ferme, il m'adresse un sourire rayonnant, un sourire plein d'une franchise déconcertante et qui me remue les entrailles.

Il est heureux.

Heureux de jouer avec moi.

Merde.

A mon tour, je m'élance en attaque pour la énième fois de l'après-midi, tirant sur mes mollets douloureux pour les obliger à sauter. La sueur dégouline le long de mon dos et chaque inspiration me brûle les poumons. Bon Dieu, depuis quand n'ai-je pas ressenti cette sensation grisante ?

Alors que ma main s'approche de l'arceau, celle de Hazel apparaît juste devant moi, cherchant à contrer mon tir. Le temps d'une seconde, son visage se hisse face au mien, si proche que j'en aperçois chaque aspérité, et je suis déstabilisé par cette proximité qui fait remonter tant de souvenirs.

A son tour, Hazel croise mon regard et je vois la surprise dilater ses pupilles. Ses lèvres s'entrouvrent légèrement, certainement pour laisser échapper une respiration trop saccadée, et ses yeux s'échouent sur ma bouche avec envie. Le cœur battant à tout rompre, je suis pris d'un brusque désir d'écraser mes lèvres contre les siennes et ce constat me scie les jambes.

Complètement décontenancé, je rate mon tir et retombe lourdement en avant, m'affalant à moitié sur le corps de mon adversaire. Ce dernier bascule en arrière, heurte le poteau de son dos et se tord la cheville en la reposant sur le sol.

Par réflexe, mon bras s'enroule autour de sa taille pour l'empêcher de tomber et je l'attire vivement à moi, plaquant son torse contre le mien.

Je réalise mon erreur lorsque son visage se retrouve à quelques millimètres du mien et que son souffle vient caresser mes lèvres tremblantes. Aussitôt, un violent frisson me traverse de part en part et je sens mon corps se presser contre le sien, irrémédiablement attiré par la chaleur qui s'en dégage.

De son côté, Hazel me dévisage avec une telle volupté que mon cœur en loupe un battement. Ses pupilles sont dilatées par l'envie, ses mains qui se sont refermées sur mes épaules m'invitent à me rapprocher de lui.

Pendant de longues secondes, nous restons là, le souffle court, à nous contempler comme si notre vie en dépendait, dépassés par cette attraction irrésistible qui crépite entre nous.

Avec une certaine horreur, je me rends compte que le désir crispe mon bas-ventre et que mes lèvres semblent chercher à s'unir à leurs homologues.

C'est une respiration un peu trop saccadée de Hazel qui me ramène à la réalité.

Avec la sensation de m'être pris une gifle en pleine figure, je m'extirpe de cette attitude contemplative et relâche le corps incandescent collé au mien.

Aussitôt, les pommettes de Hazel s'enflamment et ses yeux bleus se rivent au sol, certainement incapables d'affronter les miens.

Embarrassé, je cherche Vic du regard et l'aperçoit à la même place, le téléphone scotché à son oreille et le visage tourné à l'opposé du terrain de basket. Parfait. J'ai au moins une chance dans mon malheur : mon gamin ne m'a pas vu me comporter comme un abruti fini.

Refusant d'accorder un dernier regard à Hazel, je me dirige vers mon fils avec cette affreuse impression d'avoir mis le pied dans un engrenage irréversible. Suis-je en train de me faire avoir comme vingt ans auparavant ?


NDA : Petit cadeau avant de partir en long weekend. J'espère qu'il vous aura plu :)

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