32. Promesse d'avenir

SETHY

17 janvier 2004


— Tu veux faire quoi plus tard ?

Surpris, je détache mon regard des flocons de neige qui maculent le sol pour le tourner vers Hazel.

Assis en tailleur, ce dernier a posé un coude sur ses cuisses et soutient sa tête d'une main, l'air pensif. Échoué entre ses jambes, un sandwich semble désespérément attendre qu'on le finisse.

Une heure plus tôt, nous nous sommes réfugiés dans ce conteneur abandonné dont la tôle glacée est un bien piètre refuge face à la neige qui tourbillonne à l'extérieur. C'est moi qui suis arrivé au port le premier. Engoncé dans ma parka rembourrée, je sautillais d'un pied à l'autre lorsque la petite silhouette de Hazel s'est découpée à l'horizon. J'ai immédiatement su que quelque chose n'allait pas : son air était sombre, sa lèvre inférieure éclatée, ses mains encore tremblantes. Il ne portait qu'une veste à capuche dont l'épaisseur était ridicule comparée au froid ambiant.

Je l'ai alors tiré vers ce vieux conteneur dont l'entrée éventrée nous permettait de contempler la mer. Je me suis dit que ça le calmerait.

Mais il n'a rien dit. Il s'est contenté de se prostrer dans un coin, les yeux rivés à l'horizon, la mâchoire contractée à l'extrême. Pétri de colère, il semblait insensible à son ventre qui criait famine, et j'en ai vite déduit qu'il n'avait pas dû manger depuis la veille. C'est souvent le cas d'ailleurs. 

Au fil des mois, j'ai pris conscience de la pauvreté dans laquelle évolue sa famille. En réalité, j'ai commencé à la deviner en observant les vêtements rapiécés de Hazel, son absence de déjeuner lorsque sonne la pause de midi et sa rancœur persistante envers toute personne un peu trop aisée. Je crois que c'est quelque chose qu'il ne pourra jamais vraiment me pardonner, d'avoir une famille riche. J'ai beau ne pas le crier sur tous les toits ni en faire une fierté, je la discerne parfaitement, bien tapie au fond de ses iris, cette cruelle envie qui le consume lorsque je me ramène avec une nouvelle veste, un nouveau vélo ou le dernier jeu sur PS2. Elle me heurte à chaque fois, cette jalousie qui, j'en ai aucun doute, jubilerait de me voir déposséder de tout ce qui m'appartient.

Pourtant, je partage tout avec lui. Absolument tout. Je ne vois pas notre différence de richesse comme quelque chose qui devrait nous séparer, mais plutôt comme un élément susceptible de combler le fossé qui a tendance à se creuser entre nous. Au fond, qu'importe que je sois plus riche, c'est même plutôt une bonne chose, non ? Comme ça je peux l'aider et lui tendre la main qu'on lui a tant refusée.

Perdu dans mes pensées, j'en viens presque à oublier la question qui m'a été posée, mais les yeux bleus me rappellent à l'ordre. Le temps d'un instant, je me perds dans ses prunelles orageuses avant de me laisser tomber en arrière.

— Je veux être pilote de ligne.

Hazel garde le silence mais je le vois hocher imperceptiblement la tête.

— Et toi ? le relancé-je.

Encore une fois, la réponse ne me parvient pas de suite. Hazel prend le temps de contempler la mer quelques secondes de plus avant de se résigner à parler.

— Moi, j'aimerais voir les montagnes.

Ses mots me surprennent par leur simplicité si sincère. Son visage est resté crispé, mais j'ai cru voir une ombre de tristesse le traverser, si fugace que je ne peux l'assurer.

— T'as jamais été à la montagne ?

— Non, souffle-t-il d'un ton morne. J'ai jamais bougé d'ici.

— On pourra y aller ensemble l'année prochaine, si tu veux. Je t'apprendrai à skier. Tu verras, c'est amusant. On louera un chalet et on mangera de la fondue.

Hazel tourne la tête vers moi, les yeux légèrement écarquillés par la surprise. Au milieu de sa colère latente, une lueur d'espoir scintille follement, atténuée par une gêne perceptible qui l'oblige à grimacer pour dédramatiser la situation.

— Je croyais que t'aimais pas le fromage, grogne-t-il.

Je hausse les épaules et attrape ma canette de Coca échouée au pied de mon sac.

— Je l'aime seulement dans un chalet et au coin du feu.

Hazel sourit puis ramène ses genoux contre sa poitrine.

— Il y a tellement de choses que j'aimerais faire...

— Comme quoi ?

— Comme de la plongée par exemple. Tu te rends compte, ce doit être génial de voir les fonds marins ! Il paraît que dans les Caraïbes, l'eau est tellement transparente qu'on peut voir les poissons depuis la surface ! Ou du parapente. Je rêve de sauter d'une montagne et de m'envoler comme un oiseau. J'aimerais prendre l'avion aussi, aller dans un parc d'attractions, voir une course de voitures, aller en Chine... T'as vu les palais qu'ils ont là-bas ? C'est trop bizarre ! Oh, et voir des éléphants. J'aimerais bien voir des éléphants un jour. Et des lions. J'aimerais bien aller au Sahara aussi. Il paraît que les nuits sont super froides, comment c'est possible ? Et aussi...

Je ne l'écoute plus. Alors que mon regard semble incapable de se détacher de lui, mes oreilles refusent d'entendre un mot de plus. Parce que là, brûlant mes poumons et étreignant mon cœur, une émotion sans précédent vient de jaillir hors de ma poitrine, une émotion que je ne connais pas et qui me bouleverse au point de me couper le souffle.

Tandis que Hazel continue de parler, les yeux soudainement plus lumineux qu'un phare en pleine nuit, je reste immobile, choqué par cette boule qui s'est formée dans ma gorge et qui semble pouvoir éclore à tout moment en un torrent de larmes. Qu'est-ce qu'il m'arrive ?

Tremblant, j'apporte une main à mon cœur et la presse discrètement contre mon manteau. Le visage de Hazel rayonne tellement qu'il me fait penser à une étoile déchirant l'obscurité de la nuit. Le genre d'étoiles qui guident les marins et leur redonnent le sourire. Le genre d'étoiles qui, lorsque tout est perdu, insuffle une nouvelle étincelle d'espoir. Actuellement, c'est exactement ce qu'il est pour moi.

Sans même réaliser ce que je fais, j'apporte une main à sa joue et caresse sa pommette avec une tendresse qui nous surprend tous les deux.

Ses yeux bleus se tournent vers moi, stupéfaits, tandis que la peau sous mes doigts se colore d'une adorable couleur rouge.

Ballotté par mes émotions, je suis incapable de trouver un point d'ancrage susceptible de justifier mon comportement. Je suis bouleversé.

Je ne m'attendais pas à voir une expression de joie si pure sur le visage de Hazel. Lui qui arbore toujours un masque de violence semble avoir abattu pour la première fois toutes les défenses qu'il érige habituellement autour de lui. J'ai été si abasourdi de le voir ainsi, dans une innocence dénuée de tout artifice, que mon cœur ne l'a pas supporté.

— On le fera, murmuré-je d'une voix enrouée par l'émotion.

— De quoi ? rebondit Hazel en rentrant la tête entre ses épaules, à la fois pour se dérober de mon regard trop tendre et pour dissimuler la gêne qui l'envahit.

— Tout. Tout ce que t'as dit. On le fera.

Les yeux bleus me fixent de longues secondes et je crois y discerner une reconnaissance qui ne fait que comprimer davantage ma poitrine. Pourtant, il détourne le regard et me frappe mollement l'épaule.

— T'es con, grommelle-t-il en fixant ses pieds.

Mais son air grincheux ne m'arrête pas. Soudain animé par une volonté sans bornes, je me redresse bien droit et écarte les bras pour embrasser l'océan de possibilités qui s'offre à nous.

— Je plaisante pas, rétorqué-je d'une voix exaltée. On fera tout. Tu sais quoi ? Un jour, on fera le tour du monde ensemble. Chaque année, on ira voir une chose nouvelle. Une chose que tu veux voir depuis longtemps. Et on continuera comme ça jusqu'à notre mort. T'imagines ? Tous les pays qu'on a à visiter ? On pourra même travailler là-bas, qui sait ? Il faudrait que t'améliores ton niveau en anglais par contre, parce que t'es vraiment nul. On ira à la rencontre des gens, on discutera avec eux, ils nous montreront leurs endroits préférés ! On rapportera des souvenirs de chaque pays et on les ramènera chez nous. Il faudra qu'on ait une grande maison, mais on travaillera pour. On aura tellement de projets en tête qu'on saura jamais par où commencer, mais tu sais quoi ? Ce sera super parce qu'on s'ennuiera jamais. Je te le promets Hazel, un jour, je te sortirai d'ici et on découvrira le monde ensemble.

L'enthousiasme que j'ai investi dans mon discours me coupe la respiration et je suis obligé de faire une pause pour reprendre mon souffle. Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine et mes mains tremblent d'excitation. Oui... Je veux offrir tout ça à Hazel, je ferai tout pour y parvenir un jour.

Un immense sourire aux lèvres, je me tourne vers le concerné et me fige en apercevant son expression. Pétrifié, il me fixe bouche bée, les yeux écarquillés autour de mille émotions sur lesquelles je ne parviens pas à mettre des mots. Ni l'un ni l'autre ne reprenons la parole. Seuls nos regards restent accrochés, dans une ultime tentative de faire comprendre à l'autre des sentiments que nous ne saisissons pas nous-mêmes.

Je vois bien que Hazel est chamboulé. Son teint est blême, ses yeux luisants, ses lèvres tremblantes. Le trouble qui l'habite est assez puissant pour lui arracher sa répartie et accepter de me dévoiler un visage aussi vulnérable.

J'aimerais le toucher, mais je crains de me brûler. Sans que je ne puisse me l'expliquer, mon cerveau hurle son besoin de contact quand mon corps est persuadé qu'il n'y survivra pas.

Finalement, le premier geste ne vient pas de moi.

Au milieu de ce capharnaüm d'émotions inconnues, Hazel esquisse un sourire. Un minuscule sourire qui tremblotte sur ses lèvres fines, mais un sourire plus sincère qu'il ne m'en a jamais offert.

Sans un mot, il reporte son regard à l'horizon et pose sa tête sur mon épaule, dans une posture qui, je le devine, traduit toute la confiance qu'il place en moi. Alors je me contente de poser à mon tour ma tête sur la sienne, scellant ainsi notre première promesse d'avenir à deux.

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