30. Et vingt ans après, que reste-t-il ?
SETHY
Le destin s'acharne, il n'y a pas d'autre explication.
Alors que je fais tout pour l'éviter et prie intérieurement tous les dieux pour qu'il ne soit pas mêlé à cette affaire, voici que je me retrouve à attendre Hazel pour la énième fois depuis l'ouverture de cette enquête.
Un juron exaspéré s'échappe de mes lèvres alors que je me balance sur ma chaise, incapable de tenir en place. A mes côtés, Hans conserve un visage sérieux et gribouille je-ne-sais-quoi sur son carnet. Il a refusé que j'affronte Hazel seul et j'ai refusé de lui demander pourquoi ; je sais que cela déboucherait sur une dispute entre nous. Attendons au moins la fin de cet interrogatoire.
Finalement, au bout d'une dizaine de minutes interminables, des légers coups sont frappés à la porte du bureau.
— Entrez ! lance Hans d'une voix forte tandis que mon cœur s'obstine à battre de façon anarchique.
La porte s'ouvre sur la jeune secrétaire, suivie de Hazel qui a enfoncé ses poings dans ses poches et rabattu sa capuche sur sa tête. Lorsqu'il s'assoit en face de nous, je ne peux que remarquer à quel point son visage est marqué par la fatigue et une mauvaise hygiène de vie. Sa peau est terne, ses yeux creusés, sa pommette gauche colorée d'un affreux hématome verdâtre.
Quand il lève son regard vers moi, mon estomac se serre en y voyant une profonde lassitude qui ne fait qu'accentuer son apparence pitoyable. Pourtant, il ne baisse pas les yeux et arbore un air sauvage, presque agressif, que trahit la crispation de sa mâchoire et le tic nerveux qui agite sa paupière droite.
— Monsieur Bartels, nous vous avons convoqué car de nouveaux éléments dans notre enquête nous poussent à revoir votre témoignage.
Le concerné lance un regard agacé à Hans puis croise les bras sur sa poitrine. Mon collègue l'analyse quelques secondes avant de reprendre.
— Vous avez déclaré ne pas connaître Leila Amari et ne l'avoir jamais croisée à l'Ozone. Or, plusieurs témoins affirment vous avoir vu lui parler trois heures avant sa mort. Qu'avez-vous à répondre ?
Hans a à peine le temps de finir sa question que les yeux de Hazel s'écarquillent et son visage perd son air bagarreur pour endosser celui de l'incompréhension la plus totale.
Ses sourcils se froncent brusquement et il coule un regard perdu dans ma direction.
— Je ne lui ai pas parlé ! s'exclame-t-il d'une voix forte.
Mal à l'aise, je tente d'ignorer ses yeux bleus plein de confusion en faisant mine de me plonger dans le dossier que je tiens entre les mains. Bordel mais que m'arrive-t-il ? Je participe à cet interrogatoire justement parce que je connais Hazel mieux que mon collègue, alors pourquoi suis-je en train de le fuir ?
— Alors comment expliquez-vous qu'on vous ait vu lui parler ? insiste Hans, implacable.
— J'en sais rien, ils ont pu se tromper ! Putain, je vous jure que je la connais pas cette gamine !
Le ton de Hazel se durcit mais Hans ne cille pas. Ses yeux perçants restent rivés sur leur cible et son air impassible ne laisse deviner aucune de ses intentions.
— Les témoins sont catégoriques : c'est bien de vous dont il s'agit. Vous possédez bien un sweat à capuche kaki tagué dans le dos ? Comme celui sur cette photo.
Mon collègue glisse une feuille de papier vers Hazel et celui-ci y pose un regard incertain, presque inquiet. Lorsqu'il voit le vêtement imprimé dessus, la lueur d'incompréhension dans ses yeux flamboient de plus belle et ses mains se crispent sur ses genoux.
— Alors ? insiste Hans. Possédez-vous un sweat comme celui-ci ?
— Oui, reconnaît l'accusé d'une voix blanche. Mais je n'ai pas parlé à Leïla, je vous jure.
— Etiez-vous sobre lors de cette soirée ?
Hazel lève un regard ahuri vers mon collègue.
— Pardon ?
— Etiez-vous sobre lors de cette soirée ?
— Je... Je sais pas.
— Avez-vous l'habitude de consommer de l'alcool ou des stupéfiants lorsque vous allez à l'Ozone ?
— Je... Oui... Enfin, parfois ! Je sais pas putain, ça peut arriver.
— Vous arrive-t-il de boire au point d'avoir des pertes de mémoire ?
— Quoi ? Mais non, bordel !
— En êtes-vous sûr ?
— Putain, mais qu'est-ce que vous essayez d'insinuer ? Que j'ai bu et que j'ai buté c'te gamine ?
— Je n'insinue rien, monsieur Bartels. J'aimerais simplement que vous répondiez à mes questions.
— Non, je bois pas autant !
— Prenez-vous de la drogue ? Du GHB ? De la kétamine ? Des produits qui pourraient altérer votre conscience et votre mémoire ? J'ai vérifié votre casier judiciaire : vous avez été arrêté deux fois pour détention et vente de stupéfiants et une fois pour conduite en état d'ivresse. Lors de cette dernière, les tests ont révélé que vous possédiez une quantité importante de kétamine dans le sang. Alors, monsieur Bartels, je réitère ma question : avez-vous pris, lors de cette soirée à l'Ozone, un produit qui aurait pu altérer votre mémoire et vous faire oublier votre interaction avec Leila Amari ?
Le visage de Hazel se décompose intégralement. On dirait qu'un train vient de lui passer sur la gueule ou que quelqu'un de sa famille vient de mourir. Ses lèvres s'entrouvrent dans une expression de stupéfaction totale tandis que ses yeux restent écarquillés, comme s'il ne parvenait pas à réaliser la situation dans laquelle il se trouve.
Et malgré moi, observer cet air effaré sur son visage me serre affreusement le cœur. Certes, l'argumentaire de mon collègue tient la route – il est même très solide et je valide chacun de ses propos – mais je ne parviens pas à croire que Hazel soit réellement impliqué dans cette affaire. A-t-il pu tomber si bas ?
Une migraine lancinante s'empare de mon crâne et il me faut toute la volonté du monde pour ne pas grimacer. Un interminable combat interne tient place dans mon cerveau : d'un côté, ma rancœur et ma colère envers Hazel me hurlent de foutre ce connard derrière les barreaux tandis que de l'autre, mon cœur et ma raison restent persuadés qu'il n'a pas tué Leila.
— Alors ? s'obstine Hans.
— Je sais pas, souffle Hazel d'un ton abattu. J'en ai aucune idée...
— Mais cela vous semble possible ?
Le concerné contracte vivement la mâchoire avant de se reconstituer un air plus impassible. Désormais, il fait tout pour éviter mon regard.
— Oui... C'est possible.
— Donc vous auriez pu parler d'autres fois avec Leila et l'oublier en suivant ?
— Je sais pas, répète Hazel d'une voix plus forte, à la limite de l'hostilité.
— Vous êtes-vous déjà disputé avec elle ?
— Non.
— En êtes-vous sûr ?
— Bordel, je vous ai dit non ! crache Hazel en frappant du poing sur la table. Vous m'emmerdez avec vos questions, j'ai pas tué la gamine putain !
Mentalement, je me fais la réflexion que son apparente indifférence n'a pas duré longtemps. Il n'a pas changé : il est incapable de contrôler ses émotions, et certainement pas sa colère.
Appuyé contre mon dossier et les bras croisés sur la poitrine, je contemple son air furibond, ses yeux bleus plus agités qu'une mer en furie, ses sourcils froncés à l'extrême, la ligne dure de ses lèvres, et j'ai l'impression d'avoir devant moi l'adolescent de mon passé. Je sais parfaitement que si Hans n'était pas un policier, cela aurait fait longtemps qu'il lui aurait balancé son poing dans la gueule.
Sans que je ne puisse le contrôler, un petit rictus moqueur tord mes lèvres à cette pensée. Il est si prévisible...
— Quelle était votre relation avec elle ? reprend mon collègue. Veniez-vous aux soirées de l'Ozone pour elle ?
— Non ! Je vous ai déjà dit que non !
Hans n'en démord pas : il veut prouver la culpabilité de Hazel. Ce dernier en revanche, semble avoir totalement oblitéré le fait qu'il subit un interrogatoire et que chacune de ses réactions est analysée minutieusement pour laisser libre cours à la rage qui le caractérise tant.
De mon siège, je vois la veine de sa tempe tressauter follement et de petits tremblements agiter ses bras, signe qu'il est au bord de l'explosion.
— Avez-vous déjà assisté aux représentations de Leila ? Etiez-vous attiré par elle ?
— Non !
— Avez-vous déjà tenté d'avoir une relation sexuelle avec elle ?
— Quoi ? Mais putain, jamais de la vie !
— Lui avez-vous fait des avances ce soir-là ? Avez-vous tenté de coucher avec elle puis l'avez-vous frappée et abandonnée dans l'entrepôt de votre patron ?
— NON !
Hazel se relève d'un bond, le visage déformé par la colère. Je me lève à mon tour, prêt à réagir s'il se jette sur Hans, et croise son regard empli de rage.
— J'en avais rien à foutre de cette gamine ! hurle-t-il. Jamais j'aurais tenté quoi que ce soit avec elle, ça n'a aucun putain de sens !
— Et pourquoi cela ? insiste Hans qui n'a pas bougé de sa chaise.
— Parce que je suis gay !
La révélation de Hazel a le mérite de décontenancer mon collègue qui, pour la première fois depuis le début de cet interrogatoire, perd son air impassible. Il me jette un regard surpris, cherchant à valider à travers le mien, la crédibilité des mots proférés par Hazel. Mais la vérité, c'est que je suis tout aussi choqué que lui par ce que ce dernier vient d'asséner.
Lorsque nous étions au lycée, Hazel refusait obstinément de se catégoriser comme gay. Nous étions tous deux la première expérience homosexuelle de l'autre et nous ne nous étions jamais posé de questions avant cela ; nous en avions donc conclu que nous aimions certainement les deux sexes. A vrai dire, nous n'avons jamais vraiment eu cette discussion. J'avais beau être irrémédiablement attiré par lui, je savais que les filles ne me laissaient pas indifférent non plus, et mes expériences futures ont validé cette théorie. J'en avais donc tout simplement déduit qu'il en était de même pour Hazel. Ce dernier était par ailleurs bien plus véhément que moi quant au fait d'être attiré par un homme. Autant j'avais accueilli ce constat avec une plate indifférence, autant cela l'avait chamboulé au plus haut point, et jamais il n'a montré un quelconque intérêt pour d'autres personnes de la gente masculine.
A bien y réfléchir, sûrement que ce comportement relevait déjà d'une homosexualité refoulée. Toujours est-il que, aussi paradoxal que cela puisse paraître, je ne savais pas que Hazel était gay.
— Je vois, se contente de répondre Hans d'une voix neutre.
Voyant que je ne réagissais pas, mon collègue a vite balayé la gêne qui l'envahissait pour se concentrer à nouveau sur son objectif premier.
— Bien, la discussion que vous avez eu avec Leila n'était donc pas d'ordre amoureux ou sexuel. Il n'empêche que vous lui avez parlé et que vous ne vous en souvenez pas. Vous conviendrez donc qu'il est normal que je me demande jusqu'où s'étend votre perte de mémoire.
La voix de Hans est plus calme, plus sereine. En contrepartie, le visage de Hazel cesse d'arborer un air sauvage pour laisser place à une profonde lassitude. Il se laisse tomber sur sa chaise et passe une main fatiguée dans ses cheveux. Il me paraît vraiment de plus en plus faible.
— Monsieur Bartels, reprend Hans, acceptez-vous que l'on prélève votre ADN ?
Le concerné fronce brièvement les sourcils avant de me lancer un regard hésitant. En réalité, Hans a désormais tous les droits de lui demander cela : de suspect secondaire, Hazel vient de s'ériger en suspect principal, et son comportement lors de cet interrogatoire ne plaide pas en sa faveur. S'il refuse en plus que l'on prélève son ADN, il ne va faire que renforcer les soupçons qui pèsent sur lui.
Je devrais rester impassible, ignorer le regard perdu que Hazel pose sur moi, mais quelque chose au fond de moi s'y refuse. Alors, lorsque ses yeux bleus croisent les miens, je hoche imperceptiblement la tête.
Hazel hésite une seconde avant de se résigner.
— Ouais... Ouais OK.
Hans semble satisfait. Je devine que l'interrogatoire touche à sa fin, mais une dernière question me taraude.
Sans prévenir, je balance le dossier que je tenais entre mes mains sur le bureau et en tire une feuille vers Hazel.
— Ce gars, précisé-je en tapotant la photo imprimée en grand. Tu le connais ?
J'aimerais dire qu'en vingt ans, on a tendance à oublier les gens et leur façon de réagir à telle ou telle situation. J'aimerais dire que vingt ans d'absence, c'est bien trop long pour affirmer connaître quelqu'un, qu'en vingt ans, beaucoup de choses changent et que ce que l'on a connu à l'époque n'est plus vrai aujourd'hui. J'aimerais dire qu'en vingt ans, les personnes qui ont compté pour nous ne sont plus les mêmes, que leur existence n'impacte plus la nôtre comme elle a pu le faire. Que vingt ans, c'est juste trop long pour la mémoire humaine.
Et pourtant, à l'instant-même où Hazel pose les yeux sur la photo d'Andreï Baranov, je suis intimement persuadé qu'il connaît ce type. En une fraction de seconde, j'aperçois la dilatation furtive de ses pupilles, la brève contraction de sa mâchoire et l'inspiration un peu trop saccadée qu'il prend. Tout aussi rapidement, je le vois se reconstituer un air impassible et je sais qu'il va me mentir. Encore.
— Non, je le connais pas, affirme-t-il en me regardant droit dans les yeux.
A mon tour, je serre les dents et sens la colère grimper le long de mon œsophage. Pourquoi ? Pourquoi s'évertue-t-il à me cacher la vérité ? Pourquoi me ment-il effrontément alors qu'il sait que je finirai un jour ou l'autre par lever le voile sur ses mensonges ? Pourquoi est-il incapable de changer ? Pourquoi suis-je aussi prompt à lire en lui ?
Putain.
Sans un mot, j'acquiesce et range la photo dans mon dossier. Je n'ai pas envie de me battre avec lui. Pas aujourd'hui. Pas encore.
Alors, tandis que Hans sort un kit de prélèvement d'ADN, je me lève et sors de la salle sans accorder un seul regard à Hazel, pourtant parfaitement conscient du sien qui me brûle le dos.
Si je reste une seconde de plus dans la même pièce que lui, je crains de faire une folie.
NDA : Helloooo, j'espère que tout le monde va bien !
Juste une petite note pour remercier les personnes qui continuent à lire cette histoire. Je sais qu'elle est différente des précédentes que j'ai écrites : l'intrigue avance plus lentement, la relation entre les personnages est compliquée et l'aspect policier peut porter à confusion. Mais je vous promets que je sais où je vais et que les chapitres suivants ne vont faire qu'éclairer la situation et apporter les éléments manquants.
A travers cette histoire, j'ai vraiment voulu mettre un point d'honneur sur le réalisme des faits, que ce soit à travers la résolution de l'enquête ou les sentiments des personnages. J'ai voulu creuser chaque aspect le plus possible et ne pas céder à la tentation d'aller plus vite juste par peur de lasser les lecteurs. J'espère que vous comprenez tout cela et que vous prenez plaisir à lire ce roman tout comme je prends plaisir à l'écrire.
Merci beaucoup d'être là, vous m'apportez une force incroyable !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top