3. Confrontation
HAZEL
Je baille à m'en décrocher la mâchoire puis ferme les yeux le temps d'apprécier la caresse du vent sur mon visage. Même si bon, vu la vitesse avec laquelle les bourrasques traversent le port, c'est plutôt une gifle que je me prends en pleine gueule.
Je me laisse tomber dans le vieux canapé éventré que nous avons installé dans un coin du hangar et m'étire de tout mon long. Je suis fourbu.
Max s'approche de moi en me tendant une tasse de café avant de s'asseoir à mes côtés. Je me délecte de la fumée brûlante qui me réchauffe le visage puis me tourne vers mon ami.
— Pourquoi autant de remue-ménage aujourd'hui ?
Max secoue ses boucles blondes en prenant un air contrarié.
— De nouveau les flics. Veulent encore nous interroger.
— Putain, mais ils l'ont fait la semaine dernière !
Je grogne de mécontentement et avale une gorgée de café. Le liquide me brûle la gorge, me faisant soupirer de bien-être.
— Ouais, mais c'est pas les mêmes. Y a deux nouveaux condés qui sont montés d'la capitale. Rien qu'pour nous ! ajoute t-il avec un air faussement ravi.
Je ricane en m'enfonçant un peu plus dans le vieux cuir qui a affronté plus de tempêtes que la moitié des bateaux ici présents. Cette histoire de meurtre va faire très mauvaise presse pour le chantier et le vieux nous a assez engueulés pour ça. Selon lui, l'un d'entre nous a oublié de fermer le hangar avant de partir, ce qui a permis au tueur d'y déposer sa victime. A mon avis, porte fermée ou pas, si ce taré avait décidé de nous faire cadeau du corps, il l'aurait fait dans tous les cas. Toujours est-il qu'en attendant, nous sommes tous des suspects potentiels et nous avons interdiction de quitter la ville tant que l'enquête ne sera pas close.
A mes côtés, Max pousse un grognement hargneux et je me tourne vers lui d'un air interrogateur. D'un signe de tête, il me désigne l'entrée du hangar devant laquelle discute un groupe de trois personnes.
— Regarde-les, ces connards. A cause d'eux, j'peux pas aller voir Amélie ce weekend. Putain, s'ils faisaient bien leur travail, cette histoire serait déjà terminée. En plus...
Mais je ne l'écoute plus. Je ne l'entends plus. A vrai dire, je n'entends plus rien.
Les mains crispées autour de ma tasse de café, je fixe l'entrée du hangar comme si j'y avais vu un fantôme. Et c'est le cas, dans un sens.
Mon cœur chute à mes pieds et un intense frisson dévale mon échine. Je n'arrive pas à y croire... Putain, je n'en reviens pas... Il est là, il est bien là.
Je cligne bêtement des yeux pour m'assurer que ce n'est pas une vision, mais lorsque la grande silhouette emmitouflée dans son long manteau noir ne bouge pas, je réalise que je ne rêve pas.
Il est revenu.
D'un coup, mon cœur s'emballe tandis que les souvenirs m'assaillent de toute part. Il est trop loin pour que je distingue bien ses traits, mais je remarque immédiatement ce qui n'a pas changé chez lui. A commencer par ses cheveux d'un noir de jais, droits, fins, qui tombent élégamment sur son front et soulignent la noirceur de ses iris. Un deuxième frisson m'agite lorsque je repense à ces prunelles si intenses, à ces yeux bridés au regard si froid, si pénétrant. Observe-t-il toujours les autres avec cette même intensité ? Avec cette assurance méprisante qui forçait son interlocuteur à baisser les yeux et à se retrancher dans les tréfonds de son âme ? Son corps dégage-t-il toujours ce magnétisme irrépressible qui m'a fait le haïr tant de fois ?
Tant de questions se bousculent dans ma tête que j'ai l'impression d'avoir le cerveau pris dans un cyclone. Que fait-il là ? Il est donc devenu policier ? Rien d'étonnant en soi ; il a toujours eu cet esprit rigoureux, cette affection pour les règles que j'abhorrais tant, cette volonté de rétablir la justice quoi qu'il en coûte. Il doit exceller dans son métier, je n'en ai aucun doute.
Brusquement, il se tourne vers l'entrée du hangar et je suis assailli d'une vague de panique. Sans que je puisse me l'expliquer, j'ai soudain terriblement honte de ce que je suis devenu et mes joues en deviennent rouges de gêne. Que m'arrive-t-il bordel ?
Mes yeux se rivent au sol tandis que mon corps s'enfonce dans le canapé, comme si je cherchais à disparaître à travers le cuir. D'une main tremblante, je rabats la capuche de mon sweat sur ma tête et en tire les cordons pour me dissimuler le plus possible de son regard.
— Qu'est-ce que tu fous ?
La voix de Max m'extirpe de ma transe et je coule un regard horrifié vers lui. Ses yeux bruns étincellent d'incompréhension, sa bouche est tordue en un petit sourire moqueur.
— T'as une tête de bite comme ça.
Je grimace et avale une grande rasade de café.
Respirer. Je dois penser à respirer. C'est important de respirer.
J'ose un nouveau coup d'œil vers les nouveaux arrivants puis me pétrifie lorsque mon regard tombe sur deux orbes ébènes, résolument tournés vers moi.
Ma bouche s'assèche d'un coup et je sens ma respiration se bloquer dans ma gorge. Le contact visuel ne dure qu'une seconde et l'homme est bien trop loin pour que je distingue son expression, pourtant, je suis certain d'avoir vu de la haine à l'état pur tapissée au fond de ses iris. Je n'ai pas besoin de lui faire face ni de lui parler pour savoir quel sentiment il ressent à mon égard : exactement le même que lorsqu'il est parti, vingt ans plus tôt.
Je sais parfaitement le mépris que je dois lui inspirer, et malgré cela, cette force invisible par laquelle son regard me projette loin de lui me coupe le souffle. Il n'a pas bougé, mais j'ai l'impression qu'il vient de me décocher un coup de poing en plein thorax.
Mes dents grincent les unes contre les autres tandis que je baisse les yeux vers mes mains. Distraitement, j'observe la pulpe de mes doigts abîmée par le travail du bois et appuie sur les échardes encore enfoncées dans ma peau. Le geste me procure des frissons de douleur, mais cela me rassure. Je dois penser à tout sauf à lui.
Autour de moi, je sens les gars s'activer sans être capable de réellement saisir ce qu'ils font. J'ai l'impression d'être dans une autre dimension de laquelle ne me parviendraient que des ombres de ce monde. Je suis terrifié.
Soudain, Max pose une main sur mon épaule en me désignant du menton la porte du hangar.
— Allez, bouge, ça va être à toi.
Je me décompose sur le champ tandis que mon cœur s'emballe de plus belle. Mes doigts se mettent à fourrager dans mes cheveux secs, les emmêlant un peu plus et accentuant les épis qui les parsemaient déjà.
Je n'ai pas réalisé que cela fait déjà trente minutes que je suis assis ici comme un idiot, sans rien dire ni faire. Mon ami semble inquiet de mon comportement mais ne me pose aucune question. On ne fait pas ça ici, s'immiscer dans la vie privée des autres.
Lentement, je me lève du canapé en enfonçant mes mains dans les poches de mon pantalon de travail. Mes baskets raclent le sol tandis que je me dirige vers le bureau du patron qui sert de salle d'interrogatoire. A chaque pas que je fais, l'envie de vomir me retourne l'estomac. Mais aussi, sans que je ne me l'avoue, une petite étincelle d'espoir enfle dans ma poitrine.
Étincelle qui se fait écraser à peine je mets un pied dans le bureau. Les deux policiers sont présents et pourtant, mes yeux n'en voient qu'un. Pour une raison que j'ignore, il est debout, et je remarque immédiatement qu'il a grandi. Il a toujours été un peu plus grand que moi, mais ce qui se résumait à l'époque à quelques centimètres s'est transformé en une bonne tête et je suis obligé de lever les yeux pour croiser les siens. Autant dire que niveau posture de faiblesse, on n'aurait pas pu faire mieux.
Il est beau. C'est un fait indéniable. Sa peau hâlée ressort sous les néons du bureau et je ne peux m'empêcher de le fixer. L'image de lui adolescent se superpose à celle de l'homme qui me fait face et je reconnais son visage aux traits ciselés, son nez évasé, ses pommettes saillantes et sa façon arrogante de toujours lever un peu le menton pour affirmer sa supériorité. Ses longs cils surplombent des iris plus noirs que la nuit dans lesquels je me perds le temps de quelques secondes. Pourtant, je n'y vois rien. Absolument rien.
Comme par le passé, ses yeux ne reflètent aucune émotion, mais cette impassibilité qui auparavant m'indifférait me fait aujourd'hui terriblement mal. Parce que j'ai compris. Désormais, nous ne nous connaissons pas. Mon existence a autant d'importance dans sa vie que sa première dent de lait. Par cette calme indifférence, il me rappelle avec d'autant plus de force à quel point je ne suis plus rien pour lui, et ça me bouffe de l'intérieur.
Avec une certaine gêne, je songe à mon aspect débraillé et à mes vêtements tâchés de vernis. Mes dents se serrent de rage. C'est injuste. Foutrement injuste. Je ne voulais pas le recroiser ici, pas comme ça, pas maintenant.
Il se rassoit sans un mot et son collègue me désigne la chaise qui leur fait face d'un geste de la main.
— Veuillez vous asseoir, je vous prie. Nous avons quelques questions à vous poser.
NDA : Découverte du 2e protagoniste ! Donc, comme vous l'aurez compris, cette histoire alternera entre deux points de vue : celui de Sethy et celui de Hazel. Pensez à vérifier au début de chaque chapitre !
Comme d'hab', vos avis sont les bienvenus et je vous fais des bisous :)
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