28. Là où j'ai échoué
HAZEL
Mon visage est projeté dans l'oreiller tandis que la poigne se resserre autour de ma gorge. Haletant, j'entrouvre la bouche dans l'espoir de prendre une inspiration complète, mais les doigts s'enfoncent un peu plus dans ma peau et je ne peux qu'émettre un espèce de gargarisme étouffé.
Ses hanches s'écrasent avec un peu plus de force contre mes fesses et je mords l'oreiller pour réprimer mes gémissements. Sa main presse si fort ma trachée que des tâches noires commencent à obscurcir ma vision et mon cœur s'emballe, affolé par le manque d'oxygène qui endort ma conscience et raidit mes muscles.
Ses grognements de plaisir ricochent contre les murs de la pièce et viennent se coller à mon dos ruisselant de sueur. J'en peux plus. Mes genoux tremblent, ma tête tourne, mon esprit divague. Et ma peau brûle. Affreusement.
Dans un dernier coup de rein qui m'arrache un râle de douleur, il jouit enfin et me tire violemment les cheveux en arrière.
Aussitôt, mon corps s'écroule sur les draps et refuse de répondre aux sollicitations de mon cerveau. Passif, je sens mon buste ployer brusquement en avant lorsque l'air se fraie un passage le long de mon œsophage malmené, provoquant une quinte de toux qui me rappelle la douleur émanant de mon ventre.
Je grimace, trop habitué à cette souffrance recherchée, et tends la main pour tâtonner la table de nuit à la recherche de mon paquet de clopes. Une nouvelle fois, mon épaule me rappelle qu'elle aussi a été trop sollicitée et je me mords la lèvre pour m'empêcher d'émettre un quelconque son.
A mes côtés, le matelas s'est creusé sous son poids et une main possessive s'est refermée sur ma fesse. Je l'ignore et coince une cigarette au coin de mes lèvres, le laissant jouer avec cette zone qu'il a tant rudoyé. Pour une raison que j'ignore, il a toujours aimé regarder mon cul après l'acte : écarter mes fesses et contempler mon anus rougi et distendu, passer ses doigts autour et à l'intérieur, tirailler cette chair encore douloureuse parfois maculée de sang.
Ce soir ne fait pas exception et, tandis que je tire enfin ma première bouffée libératrice de la soirée, ses doigts se mettent à me fouiller, ses yeux ne ratant rien du spectacle. Au bout de quelques secondes, il retire sa main et passe au-dessus de moi pour attraper une cigarette.
— Je peux appeler la réception si tu as faim.
Sa voix aux accents slaves me tire un rictus narquois mais je ravale l'amertume qui me brûle la gorge. A la place, je roule sur le dos, sifflant de douleur lorsque les lacérations qu'il a ancrées dans mon épiderme rencontrent le drap, et me tourne vers lui.
— Non. C'est bon.
Ses grands yeux émeraudes me dévisagent avant de glisser vers les marques qui décorent mon cou, les retraçant presque tendrement du bout des doigts. Je ne dis rien. Il n'y a rien à dire de toute façon.
Alors qu'il continue à apprécier chaque trace de son passage sur mon corps, mon regard dévale le long des tatouages qui recouvrent son torse et s'attarde sur la cicatrice qui strie son bas-ventre. Je n'ai jamais osé lui demander d'où elle venait. Et il ne me l'aurait jamais dit.
— T'as parlé aux flics ?
Mes doigts se crispent autour de ma clope et je prends une seconde avant de remonter mes yeux à la hauteur de son visage. Son regard est froid, intransigeant, contrastant affreusement avec sa main qui continue à se balader doucement sur mon torse, promenade hypocrite qui dissimule toute la violence qui l'habite.
— Pourquoi je leur aurais parlé ? rétorqué-je entre mes dents.
— Réponds à ma question, Hazel.
Ses doigts se stoppent au niveau du creux formé par mes clavicules et je me tends imperceptiblement.
— Ils sont venus poser quelques questions au chantier, ouais.
— Sur quoi ?
— Sur des banalités. Personne va remonter jusqu'à toi.
— Je l'espère.
La pression se fait un peu plus forte à la base de ma gorge et les yeux verts se teintent de cette agressivité que je leur connais tant.
— Tu sais ce qu'il t'arrivera si tu es trop bavard, pas vrai ?
Pernicieusement, ses doigts s'enroulent autour de ma gorge et je suis presque lassé de ce genre de réactions.
— Oui, je sais, finis-je par répondre avant de tirer longuement sur ma clope.
Ma réponse semble le satisfaire et l'étau se desserre autour de mon cou. Sans transition, il se met à me caresser la joue et sourit tendrement.
— Est-ce que tu as besoin de quelque chose en particulier ? Tu sais que je peux payer l'hôtel pour une nuit de plus si tu veux. Ou te donner de quoi acheter à bouffer.
Sa soudaine compassion me hérisse les poils et je serre discrètement mon poing gauche contre ma cuisse. C'est toujours comme ça de toute façon : au début je le supporte, mais au bout de vingt-quatre heures, j'ai envie de le balancer par la fenêtre.
Sans un mot, je m'assois au bord du lit et attrape mon caleçon qui traîne par terre.
— C'est bon, ça ira, assuré-je en enfilant mon sous-vêtement.
Je ramasse le reste de mes habits éparpillés un peu partout tandis qu'il reste alangui sur le lit, me suivant calmement du regard.
— Je ne veux pas attendre aussi longtemps avant de te revoir. Donnons-nous rendez-vous la semaine prochaine.
— Les flics risquent de surveiller mes moindres faits et gestes, répliqué-je à moitié sincère, à moitié de mauvaise foi.
Sa tête s'incline sur son épaule et ses yeux se plissent.
— Tu essaies de m'éviter ?
— J'essaie de protéger ton cul, craché-je malgré moi.
Un sourire vient ourler ses lèvres et il se déplace pour sortir du lit. Je ne bouge pas lorsqu'il vient plaquer son corps contre mon dos et entourer ma taille de ses bras. Je ne bronche pas non plus lorsque ses lèvres s'échouent dans mon cou et remontent jusqu'à mon oreille.
— Sois sage et tout sera bientôt fini, souffle-t-il contre ma peau. Ne parle juste pas aux flics.
— De quoi je suis censé leur parler de toute façon ?
Sa bouche s'immobilise au niveau de mon lobe et ses doigts s'enfoncent plus fermement dans mes hanches. Je me maudis immédiatement d'avoir prononcé cette question idiote que je sais taboue. Au fond, je ne veux rien savoir. Je ne veux pas me heurter à la réalité. Je refuse de lever le voile sur la vérité.
— Sois sage, se contente-t-il de répéter en migrant ses lèvres vers mon épaule gauche dans laquelle il plante ses dents.
Je contracte la mâchoire mais ne rétorque pas. Soit. Qu'il aille se faire foutre.
J'attrape mon sweat d'une main rageuse, l'enfile, puis me bats avec ma chevelure qui refuse de prendre forme. Par dépit, je rabats la capuche sur ma tête.
Je chausse mes baskets à la va-vite et me dirige d'un pas déterminé vers la sortie. Lorsque j'ouvre la porte, je ne prends pas la peine de jeter un regard derrière moi.
***
Région de merde. Temps de merde. Vie de merde.
Je crois que j'ai dû me répéter ces trois phrases au moins mille fois depuis que j'ai quitté l'hôtel. Pour une fois, il ne pleut pas, mais le froid est terrifiant. A peine j'ai mis le pied dehors que j'ai eu l'impression que des centaines de petites aiguilles s'enfonçaient dans ma peau et grignotaient mes vêtements.
Temps de merde.
Marcher m'est difficile. Les blessures de mon dos frottent contre le tissu de mon t-shirt et je suis quasiment certain qu'elles sont en train de le maculer de sang. Chaque pas réveille la douleur sourde irradiant du bas de mon dos et mon anus continue à brûler.
Vie de merde.
Mes chaussures s'enfoncent dans la boue qui recouvre le sentier menant chez moi et je soupire de soulagement lorsque le toit de ma cabane apparaît à l'horizon. Mes mains se referment sur les bords de ma capuche que je rabats un peu plus bas sur mon visage tandis que mes pas s'accélèrent. J'ai juste envie de m'enrouler dans mon sac de couchage et de me laisser mourir, au moins jusqu'à demain.
Pourtant, à l'instant où je me retrouve face à mon perron, un élément perturbateur vient contrecarrer mes plans. Assis par terre et les bras enroulés autour des genoux qu'il a ramenés contre sa poitrine, Vic ne bouge pas. Son visage est rivé vers le sol, son corps agité de violents tremblements.
Malgré moi, une légère amertume me brûle la gorge et je m'efforce de la ravaler. J'ai encore du mal à accepter le fait que ce gamin soit celui de Sethy. J'ai conscience que ce genre de réaction est puéril, mais le simple fait de poser mes yeux sur lui me rappelle que tout un pan de la vie de Sethy m'échappe, tout un pan de sa vie que j'aurais pu partager mais que je n'ai pas su saisir. Et ça me fait un mal de chien. Maintenant que je sais que c'est son enfant, il m'est quasiment impossible de ne pas voir son regard dans le sien, son visage à la place du sien, ses expressions dans celles qui tordent ses traits. Vic a beau être innocent, sa vision m'est difficilement supportable. Il va pourtant bien falloir que je m'y fasse. Je n'ai aucune légitimité à me sentir trahi.
— Qu'est-ce que tu fous là, gamin ? grommelé-je d'une voix lasse.
Son visage poupin se relève vers moi et je ne peux qu'admirer la noirceur de ses yeux, si semblables à ceux de son père. Le soleil qui décline lentement à l'horizon projette des ombres inquiétantes sur sa peau et blêmit son teint.
— Je peux rentrer ?
La voix de Vic s'élève, faiblarde, quasi suppliante. Je serre brièvement les dents et passe une main dans ma nuque. Pendant quelques secondes, je contemple cette petite silhouette prostrée à mes pieds et elle me paraît soudainement si faible qu'une vague de compassion m'envahit. Ce gamin me fait penser à moi à son âge. Je ne peux définitivement pas le haïr.
Poussant un long soupir, je tends le bras pour tourner la poignée et ouvre grand la porte.
— T'aurais pu rentrer. Je ferme pas.
Vic se relève et plonge les mains dans ses poches.
— C'est pas poli.
Sa réponse m'arrache un rictus et je me décale pour le laisser entrer dans mon humble demeure tandis que j'allume le groupe électrogène. Le temps d'un instant, il reste immobile, balayant calmement la pièce des yeux, sans aucune émotion sur le visage. Je n'attends pas d'y voir de la pitié et me dirige immédiatement vers mon frigo duquel je sors deux canettes de bière. J'ouvre la mienne d'un geste brusque et m'enfile une grande rasade qui me brûle la gorge.
Vic se décide enfin à faire un pas et coule un regard hésitant vers moi. Sans un mot, je lui tends la deuxième canette et m'affale sur le canapé, jurant entre mes dents lorsque la douleur de mon cul se rappelle à moi.
— Tu veux toujours une bière ? lui lancé-je en faisant référence à notre première rencontre.
Ma réflexion le fait doucement sourire et il vient s'asseoir à mes côtés. Je l'observe galérer pour faire péter la capsule puis prendre une gorgée hésitante. Aussitôt, son visage se tord de dégoût et il repousse la canette loin de lui, m'arrachant un éclat de rire.
— Me dis pas que c'est la première fois que tu bois de la bière, le charrié-je.
— C'est la première fois, rétorque Vic en grimaçant.
— Menteur.
— C'est vrai !
— T'as jamais chourré de l'alcool à tes parents ? demandé-je d'un ton incrédule.
— Non. Ça me faisait pas envie.
— Je pensais pas que t'étais si sage.
Le gamin hausse les épaules et se force à prendre une nouvelle gorgée. Encore une fois, son visage enfantin se tord d'inconfort et je ricane.
Vic garde la canette serrée entre ses doigts tout en ramenant ses genoux contre sa poitrine, l'air soudainement las. Je le fixe quelques secondes, observant ses mèches ébènes qui tombent tristement sur son front et la ride d'inquiétude creusée entre ses sourcils.
Je m'enfonce un peu plus dans le canapé et finis ma bière d'une traite.
— Pourquoi t'es pas avec ton père ? demandé-je d'une voix que je m'efforce de rendre neutre.
Les lèvres de Vic se pincent et ses doigts s'enfoncent un peu plus dans l'aluminium.
— Il travaille. Encore, précise-t-il d'un ton amer.
— Hum... Tu savais qu'il avait une enquête à résoudre. Pourquoi t'es quand même descendu le voir ?
— Je sais pas... J'espérais qu'on trouverait du temps à passer ensemble. Je me disais que revenir dans la ville de son enfance le rendrait plus bavard.
— C'est mal le connaître, lâché-je, acerbe.
Réalisant ce que je viens de dire, je me pétrifie, soudain inquiet que le gamin cherche à creuser davantage cette demi-confession. Et de fait, ses yeux sombres se relèvent de suite vers moi, une lueur curieuse dans le regard.
— Tu le connais, pas vrai ? rebondit-il d'une voix pressante.
Je ne réponds pas et grince des dents, agacé par mon manque de précaution.
— C'est pour ça que tu as réagi bizarrement lorsque t'as appris que c'était mon père ? Tu le connais d'où ? Depuis quand ? Vous étiez amis ? Comment il était ? Est-ce que...
— Oh, calme toi gamin, grincé-je. J'ai pas dit que je le connaissais.
— Mais tu le connais, pas vrai ?
Mi-irrité, mi-amusé par son insistance, j'empêche les coins de mes lèvres de se soulever et croise les bras sur ma poitrine.
— Ouais, avoué-je d'une voix lasse.
Les grands yeux noirs de Vic ne cillent pas et restent rivés sur moi. Son visage exprime une telle avidité d'en savoir plus que je ne peux lui résister.
— On était dans le même lycée... On s'entendait pas très bien au début. Ton père est... enfin était quelqu'un d'assez froid et d'assez conventionnel. Il aimait pas faire de vagues, il était droit et sérieux. Et moi j'étais... euh...
— Un petit con ?
Mes yeux s'écarquillent tandis que Vic glousse, visiblement ravi de sa blague.
— Ouais, je consens dans un petit sourire. Ouais, je pense qu'on peut dire ça comme ça. Bref, on était pas fait pour s'entendre. Mais petit à petit, on a appris à se découvrir. Et on est devenu potes.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
La question de Vic me décontenance et je glisse un regard surpris sur lui.
— Comment ça ?
— Avec mon père. Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Je vois bien que vous vous entendez plus. Il avait l'air vachement en colère la dernière fois.
Ma tête se renverse sur le dossier du canapé et je soupire longuement. Pendant quelques secondes, je contemple le plafond, me demandant moi-même comment nous avons pu en arriver là. Lorsque je me redresse, les blessures dans mon dos me lancent affreusement et me rappellent d'autant plus cruellement à la misère de ma vie.
— On s'est disputé, éludé-je en haussant les épaules. C'était ma faute.
Vic ne répond pas de suite et continue de me dévisager, comme s'il essayait de déceler la vérité au fin fond de mes iris. Finalement, il soupire à son tour et ramène un peu plus les genoux contre sa poitrine. Son menton se pose dessus et son regard devient soudainement las, abattu.
— Moi aussi, je me suis disputé avec quelqu'un que j'aime, murmure-t-il d'une voix brisée. Je lui ai fait du mal...
Son air malheureux me comprime la poitrine et je sens ma gorge se serrer tandis que je l'observe, frêle silhouette recroquevillée sur elle-même, avec cette affreuse impression de m'auto-contempler, vingt ans auparavant.
Les épaules de Vic se mettent à trembler et je réalise que les larmes ont envahi ses yeux.
— J'ai fait une bêtise... Mais je voulais pas... Je voulais pas que ça se termine comme ça... J'étais blessé... Je voulais pas lui faire du mal...
Sans même que je m'en rende compte, ma main s'échoue dans la tignasse du gamin pour attirer sa tête contre mon épaule. Vic se tend brusquement, sûrement peu habitué à ce genre d'élan de tendresse, et reste figé de longues secondes, le souffle court. Puis, progressivement, son corps se détend et son visage s'enfonce dans mon épaule. Et il éclate en sanglots.
Le cœur serré, j'observe son petit corps être agité de soubresauts et s'accrocher désespérément au mien. Je me sens impuissant. Maintenant qu'il a craqué, Vic semble être inconsolable et ne cesse de pleurer, enfonçant ses doigts dans mes avant-bras et trempant mon t-shirt de ses larmes.
Désarmé, je me contente de caresser ses cheveux pour lui offrir un fragment minuscule de cet amour qu'il n'a jamais reçu et que je sais à peine procurer. La scène pourrait presque me tirer un sourire. Nous voici là, un gamin négligé par ses parents et brisé de l'intérieur, et un gars de presque quarante ans qui n'a jamais su faire les bons choix dans sa vie, à ressasser tous nos malheurs dans une vieille cabane mal isolée qui sent le sel et les algues. C'est pathétique.
Et pourtant, au milieu de ce pathétique qui me donne envie de le noyer sous des litres d'alcool, quelque chose de nouveau et de chaleureux fait son apparition, cette espèce de sentiment timide qui chuchote que nous ne sommes pas seuls, qu'il existe une épaule sur laquelle s'épancher.
A mon tour, je ferme les yeux et raffermit ma poigne sur la tête de Vic. Je sais pourquoi, malgré tout ce que je peux en dire, j'apprécie ce gamin : j'ai l'impression de me voir à travers lui, d'observer chacune de mes failles, chacun de mes traumatismes, chacun de mes espoirs avortés. Je me vois dans sa façon abrupte d'aborder la vie, dans la lueur farouche de son regard, dans la tristesse qui semble lui coller à la peau en dépit des nombreux masques qu'il s'efforce de lui faire endosser. Comme si nos vies évoluaient en parallèle, chacune d'un côté d'un miroir, et se saluaient amèrement en reconnaissant en l'autre leur homologue.
Je ne peux pas laisser Vic prendre le même chemin que moi. Parce que je vois bien les démons qui le rongent, tout comme je vois bien le minuscule pas qui lui resterait à faire pour s'y abandonner complètement. Et c'est impensable.
Alors, je me contente de lui offrir ma présence, juste ça. Ce n'est pas beaucoup, mais c'est tout ce que je suis capable de lui donner. Ça, et la promesse que je ne le laisserai pas sombrer.
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