25. Tableau de misère

SETHY

Le dos enfoncé dans le cuir de mon fauteuil, je lis la retranscription des interrogatoires que Hans a menés lorsqu'on frappe à la porte de mon bureau. Agacé, je relève le nez de ma liasse et lâche un « entrez » cassant.

Une petite tête échevelée apparaît dans l'embrasure de la porte et la secrétaire m'adresse un sourire désolé.

— Excusez-moi de vous déranger, mais un homme souhaiterait vous parler.

— Dites-lui que je suis occupé. Je ne recevrai personne jusqu'à demain.

— Il dit que c'est à propos de l'enquête sur Leila Amari.

— Alors envoyez-le à Hans.

La jeune femme grimace d'un air embêté et crispe ses doigts sur la poignée.

— C'est que... il a demandé expressément à vous parler. Il refuse de voir quelqu'un d'autre.

Je repose brutalement le dossier sur le bureau et fronce les sourcils. Qu'est-ce que c'est encore que cette histoire ?

— A-t-il donné son nom ?

— Hazel Bartels, monsieur.

A ces mots, mon cœur bondit dans ma poitrine et ma respiration s'accélère. Face à moi, la jeune secrétaire me scrute avec des yeux curieux tandis que je tente de reprendre contenance. Ai-je laissé paraître mon trouble ? Il faut dire qu'il y a de quoi, je n'ai pas recroisé Hazel depuis l'incident de la crique et il aurait tous les droits de rapporter mon acte affreux. Est-il venu pour cela ? Veut-il me faire du chantage ? Je ne me défendrai pas... L'ignominie de mon comportement ne cesse de me hanter et je m'en veux à en crever de m'être montré aussi virulent avec lui.

D'un hochement de tête, je fais comprendre à mon interlocutrice que je me charge de la situation et me lève la boule au ventre.

Mes mains tremblantes s'enfoncent dans mes poches alors que je longe le couloir qui mène à l'entrée du commissariat. Merde, pourquoi suis-je aussi fébrile ?

Hazel m'attend dehors, appuyé contre un poteau, une clope à demi-consumée entre les lèvres. Je réalise seulement maintenant que je ne l'ai pas encore vu fumer depuis mon retour à Marbourg. C'était pourtant évident qu'il n'avait pas arrêté, il n'a jamais eu aucune motivation pour cela.

Soudainement mal à l'aise, je reste quelques secondes à l'observer derrière les portes coulissantes. Ses cheveux châtains se balancent doucement au gré du vent pour venir effleurer son front soucieux. Ses yeux bleus fixent un point loin devant lui et je devine qu'il est perdu dans ses pensées. Craint-il mon arrivée ? Pense-t-il que je vais me dérober ?

Ennuyé par toutes ces questions stupides, je prends une grande inspiration et me décide enfin à sortir du commissariat. La froideur du soir m'oblige à remonter le col de mon manteau et je m'approche de Hazel avec la sensation de me diriger vers le Jugement Dernier.

Lorsqu'il me voit, une vive lueur traverse son regard et il se redresse d'un coup, comme s'il était honteux de sa posture affalée. Je reste là, immobile au milieu de l'allée, à le fixer avec cet affreux malaise qui refuse de s'en aller.

Il est beau.

L'évidence de ce constat me frappe avec violence, faisant se contracter tous mes muscles à l'extrême.

Je le trouve incroyablement beau. Le pire, c'est que je sais que ce n'est objectivement pas le cas : son visage est marqué, son teint blafard, son corps fourbu. Mais je crois qu'il pourrait endosser toutes sortes d'apparences que je le trouverai toujours beau.

En dépit de ma réticence, j'admire la finesse de ses traits, gommée par la fatigue qui creuse ses yeux et ternit sa peau. Il a changé. Il a profondément changé et pourtant, j'ai l'impression d'avoir devant moi l'adolescent qui a fait battre mon cœur plus fort que n'importe qui.

Je serre les dents. Je me sens vulnérable.

Hazel esquisse un semblant de sourire puis passe une main nerveuse dans ses cheveux.

— Je...

Il se racle la gorge pour éclaircir sa voix tandis que j'observe la façon dont il pince les lèvres et se balance d'un pied à l'autre, signe de son embarras.

— Suis-moi. Je dois te présenter quelqu'un.

Je ne bouge pas. Mon cœur ne cesse de s'affoler dans ma cage thoracique et mon cerveau est empli de questions que je peine à formuler.

Quoi, c'est tout ?

Pas de remarque sur notre dernière entrevue ? Pas de reproches ? Pas d'insultes ?

Pétrifié par la crainte et le remords, je le dévisage à la recherche d'un quelconque indice qui me laisserait deviner cette rancœur que je cherche tant à trouver en lui. Mais non. Rien.

Hazel se contente de darder ses yeux bleus sur moi, attendant patiemment que je me décide à le suivre. J'aimerais le secouer. L'exhorter à m'insulter et à me frapper.

Pourtant, je n'en fais rien et consens enfin à m'avancer vers lui. Je vois le soulagement peindre ses traits avant qu'il ne se dirige vers la sortie de la ville.

Le soleil se couche rapidement à l'horizon et je contemple ses dernières lueurs orangées tandis que nous longeons la mer vers une destination inconnue.

Hazel ne parle pas. Me devançant de quelques pas, il laisse traîner son regard au-dessus des vagues et enchaîne clope sur clope.

Parfois, mes yeux s'accrochent un peu trop longtemps à son dos, tentant d'en discerner toutes les différences et les similitudes. Ses épaules se sont élargies – il a sûrement gagné du muscle à force travailler au chantier – mais sa taille reste toujours aussi fine. Je l'ai remarqué au cours de la semaine, mais Hazel ne semble pas en bonne santé. Certes, il est plus robuste qu'auparavant, mais son visage est terreux, ses joues creuses et ses pommettes saillantes. Mange-t-il à sa faim ? Est-il malade ?

Nous bifurquons soudainement sur un chemin de terre qui se rapproche de la mer. Je commence à me méfier et à me demander où il m'entraîne. J'ai accepté de le suivre aveuglément, mais au fond, je n'ai aucune certitude quant à ses intentions. Pourtant, je ne parviens pas à prendre la parole et mes questions meurent derrière mes lèvres.

Au bout de quelques minutes, des petites cabanes émergent à l'horizon et je réalise que nous avons atteint l'ancien village de pêcheurs. Pourquoi m'a-t-il emmené ici ?

Hazel continue de marcher, insensible au vent qui s'infiltre sous sa veste et en rabat les pans dans son dos. Ce n'est que lorsqu'il s'arrête devant la troisième cabane qu'il consent enfin à me faire face.

Durant plusieurs secondes, nous nous dévisageons en silence, certainement bouleversés par le tumulte de nos sentiments. Je ne sais même plus quelle émotion prime en moi, entre la rancœur, la culpabilité, la colère, la curiosité et la nostalgie. Tout se mélange au point de me donner le tournis, et je suis obligé de me concentrer sur les yeux bleus qui me toisent, seul point tangible dans cette réalité qui semble m'échapper, pour rester focalisé sur le moment présent.

— Karen habite ici. C'est une amie à moi. Elle a des éléments importants pour ton enquête.

Hazel déballe tout ça d'une voix neutre, détachée, mais je vois bien la profonde lassitude dans son regard. Mes poings se contractent dans mes poches.

— Pourquoi tu m'as emmené ici ? soufflé-je avec froideur. Pourquoi t'as finalement décidé de m'aider ?

Les yeux bleus me fixent de longues secondes avant que leur propriétaire ne se décide à répondre d'un ton résigné.

— Parce que je sais que tu ne renonceras pas.

Sur ces paroles plus qu'évasives, il écrase son mégot au sol et frappe trois coups rapprochés à la porte. Cette dernière s'ouvre dans un grincement sinistre et une voix éraillée résonne au loin.

— Rentrez vite, j'me pèle le cul dans c'te cabane de merde.

Je fronce les sourcils et suis Hazel à l'intérieur. Immédiatement, je suis frappé par l'odeur moite qui y règne, mélange de relents de malbouffe et de fumée de cannabis. La cabane n'est constituée que d'une seule pièce au milieu de laquelle trône un vieux matelas défoncé, entouré d'emballages de plats préparés. Près de l'oreiller, une pipe à crack trône fièrement et un sachet d'ecstasy est éventré sur le drap.

Mes yeux s'écarquillent et je lance un regard incompréhensif à Hazel. Ce dernier m'ignore pour s'approcher de la silhouette recroquevillée au fond de la pièce, sur ce que je suppose être un semblant de fauteuil. Un léger sourire retrousse ses lèvres tandis qu'il caresse affectueusement les cheveux de l'inconnue.

— Redresse-toi beauté. T'as un invité de marque, lance-t-il d'un ton railleur.

Je hausse un sourcil en sa direction mais il se contente de m'adresser un coup d'œil amusé, presque malicieux.

Finalement, la propriétaire des lieux relève la tête et révèle un visage pâle, aux traits tirés et au teint cireux. Sa lourde frange tombe au-dessus de ses yeux creusés par la fatigue et une mauvaise hygiène de vie. Son cou décharné est à l'image de son corps : frêle et malingre.

Son visage est tellement marqué qu'il est difficile de lui donner un âge. Elle semble jeune, mais ses iris ternes et ses épaules voûtées donnent l'impression qu'elle a déjà vécu plusieurs vies.

Une nouvelle fois, je me tourne vers Hazel à la recherche de réponses. J'ignore qui est cette personne et je ne sais même pas pourquoi je suis ici. Que suis-je censé dire ? Ou faire ? Il m'a dit qu'il m'emmenait ici dans le cadre de mon enquête, mais à part la quantité phénoménale de drogue que la femme semble posséder, je ne vois pas en quoi cette dernière peut m'être d'une quelconque utilité. Veut-il que je la coffre pour détention de stupéfiants ? Ouais... Connaissant Hazel, c'est certainement la dernière chose qu'il a en tête.

Ce dernier s'accroupit aux pieds de l'inconnue et pose les mains sur ses genoux.

— C'est l'inspecteur dont je t'ai parlé, explique-t-il calmement. Tu peux lui faire confiance.

La femme laisse échapper un glapissement moqueur avant de rallumer le joint à demi-consumé qu'elle tenait entre ses doigts.

— J'fais confiance à aucun flic, crache-t-elle d'une voix rocailleuse. Tu l'sais.

— Je sais. Moi j'lui fais confiance. Ça devrait suffire.

Je reste silencieux mais ne peux m'empêcher d'être agacé par leur petit échange nébuleux. Peuvent-ils parvenir au cœur du sujet et me permettre de quitter au plus vite ce taudis répugnant ?

Alors que je me fais cette réflexion, Hazel lance un regard appuyé en ma direction et me désigne son interlocutrice d'un signe de tête. Mes sourcils se froncent. Que suis-je censé faire ?

Mon premier réflexe serait de me barrer le plus loin possible, mais quelque chose en moi me pousse à lui faire confiance. Pourquoi ? Je l'ignore.

Toujours méfiant, je m'éclaircis la gorge et fais un pas vers la femme.

— Je suis l'inspecteur Lim de la police criminelle. J'enquête sur la mort de Leila Amari. Je... J'ai cru comprendre que vous aviez des informations à ce sujet.

L'inconnue me fixe de son regard éteint et pince ses lèvres en une moue désapprobatrice.

— C'est Haz qui a voulu qu'je parle. J'l'aurais pas fait sinon.

Je glisse mon regard vers le concerné qui soupire en s'asseyant sur l'accoudoir du fauteuil.

— Karen travaille à l'Ozone lors de ces fameuses soirées qui t'intéressent tant, déclame-t-il d'une voix neutre.

Aussitôt, je sors un peu plus la tête de mes épaules et le dévisage avec impatience. Hazel se met à jouer avec les fils qui dépassent de sa manche, refusant de croiser mon regard.

— Tu l'as peut-être découvert depuis, mais quelques filles viennent danser lors de ces soirées. Des sortes de streap-teaseuses.

— Dont on peut se payer les services pour la soirée, oui, je sais. Je sais aussi que celles qui ne partent pas avec quelqu'un en particulier finissent la soirée à baiser avec à peu près tout le monde présent. Et que vous vous enfilez des tonnes de GHB. Tu comptes m'apprendre quelque chose de nouveau ou tu me fais perdre mon temps ?

Les yeux de Hazel s'écarquillent sous la surprise tandis que son amie lâche un rire rauque qui se transforme en quinte de toux.

— Il mâche pas ses mots ton pote, ricane-t-elle en tirant sur son joint.

Visiblement, mon intervention a ravivé sa curiosité envers moi puisqu'une petite lueur intriguée s'est allumée dans ses yeux. Elle s'assoit en tailleur et ramène une mèche de cheveux crasseuse derrière son oreille.

— T'as raison, les filles de l'Ozone se prostituent bien. Moi, j'suis une pute de base, mais les autres, elles sont juste paumées. Les clients les plus riches peuvent nous réserver pour la soirée et quand c'est pas l'cas, on reste dans la salle principale. T'as compris, tout l'monde se défonce la gueule là-bas. Tu devrais voir ça, c'est du n'importe quoi. Demande à Haz.

Les yeux du concerné s'exorbitent d'effroi et il me lance un regard affolé auquel je réponds par un rictus narquois. Cet imbécile a-t-il omis de me préciser certains détails ?

— Y a aussi des gars qui viennent parfois, continue la femme en s'affalant un peu plus dans le fauteuil. Y sont pas d'ici. On les connaît pas. On a pas leurs noms. C'est eux qu'ont la drogue. Et ils viennent pas pour nous baiser.

Karen marque une pause le temps de tirer sur son joint et je me retiens d'éteindre ce dernier sur son front. Toujours a ses côtés, Hazel l'écoute d'un air las, les yeux rivés sur ses mains posées sur l'accoudoir.

Voyant qu'elle ne semble pas décidée à reprendre la parole, je fais un nouveau pas vers elle et tente de ne pas paraître trop pressant.

— Donc ces gars vous fournissent en drogue, soit. Et ensuite ? Vous la revendez aux gars de la soirée ?

La femme me toise d'un air moqueur et je me retiens de la coffrer dans la foulée. A la place, je serre les poings dans mes poches pour prendre mon mal en patience.

— On la revend pas, non. Et la drogue est pas destinée à ces soirées.

— A quoi est-elle destinée alors ? questionné-je en fronçant les sourcils. C'est pour votre consommation personnelle ?

— On la transporte.

— Vous la transportez ? Où ?

— Partout, monsieur l'inspecteur. On la transporte partout.



NDA : Le mystère commence à doucement se lever... Des théories sur la mort de Leila ?

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