18. Nouveau casse-tête


SETHY

Cela fait une bonne heure que le soleil s'est couché à l'horizon. Le dernier collègue a déserté les lieux depuis un moment maintenant et je me retrouve seul au commissariat.

J'ai besoin de ce silence et de cette solitude pour faire le point sur le dossier Leila Amari. Mes collègues ont beau être pétris de bonne volonté, leur présence et leurs remarques infondées me donnent parfois envie de les balancer par la fenêtre. Comment suis-je censé me concentrer lorsqu'un gars me demande si la fille ne s'est pas simplement cogné la tête un peu trop fort en tombant par terre ? Dois-je lui rappeler les marques de strangulation ou les essayer sur lui ?

Je sais que je ne suis pas au top de mes capacités professionnelles. La pression quant au fait de revenir ici, la présence de Hazel, le manque de coopération des habitants : tout est fait pour me mettre des bâtons dans les roues. Cette affaire piétine et c'est inacceptable. Cela fait bientôt une semaine que nous sommes arrivés à Marbourg et nous n'avons pour l'instant que deux pistes peu satisfaisantes : les soirées de l'Ozone et ce fameux Thomas Koch, l'homme qui suivait Leila d'un peu trop près.

Hans a accepté d'emmener Vic dîner pour que je puisse me concentrer sur l'affaire. Sûrement aurions nous dû échanger les rôles, mais tant que je suis coincé ici, je ne serai capable de penser à rien d'autre que cette foutue enquête. Et mon fils n'a pas besoin de subir mon manque d'intérêt, il l'a déjà bien assez fait.

Je reprends donc la feuille sur laquelle nous avons retracé tout le parcours emprunté par Leila Amari avant sa mort.

18h : Leila quitte la boulangerie dans laquelle elle travaille et rentre à pied chez sa famille d'accueil

19h : Leila ressort de chez elle et rejoint l'une de ses amies, Martha, au niveau du café qui marque l'angle de sa rue.

19h30 : Les deux jeunes filles vont manger à La Sirène, un restaurant spécialisé dans les fruits de mer, situé sur le port.

21h : Elles sortent du restaurant et rejoignent deux autres amies au Tribord, un bar situé dans le centre-ville.

23h45 : Le groupe se rend en voiture à L'Ozone, unique boîte de nuit de la ville, située à vingt minutes en voiture du centre-ville.

03h40 : Le groupe sort de L'Ozone et se dirige vers le centre-ville.

04h10 : Leila Amari est déposée chez elle.

Deux heures plus tard, on la retrouvait morte. Un détail me rend particulièrement furieux dans cette affaire : une seule des trois caméras de surveillance du centre-ville fonctionnait le soir du meurtre. Et bien évidemment, elle ne couvrait pas le quartier où résidait Leila Amari. Quand j'ai appris ça, je suis rentré dans une colère noire. Bordel, ce n'est pourtant pas compliqué d'appeler quelqu'un pour changer une foutue caméra ! Mais non, mes connards de collègues n'en ont pas vu l'utilité puisqu'« il n'arrive jamais rien par ici ». Putain, ils mériteraient que je les donne à bouffer aux poissons.

Exaspéré, je me rejette contre le dossier de ma chaise et rabats mes cheveux en arrière d'un geste las. Qu'a fait Leila entre 4h10 et 6h20 du matin, heure à laquelle la médecin légiste a estimé son décès ?

J'ai interrogé Thomas Koch plus tôt dans l'après-midi, mais cet entretien m'a laissé un étrange goût amer en bouche. L'homme est instable, il n'y a pas à dire. Il n'a cessé de crier que nous étions des incapables, que c'était de notre faute si Leila était morte, qu'elle était un ange, qu'il l'avait même vue avec des ailes un jour. Il n'a cessé de rabâcher ça : qu'elle avait des ailes et qu'elle lui avait sauvé la vie un soir, alors qu'il était en train de descendre en Enfer et entendait les cris du Diable autour de lui. Hum...

J'ai bien tenté d'en savoir plus, mais lorsque j'ai abordé le sujet de l'Ozone, l'homme s'est jeté sur moi et a été emmené en cellule de garde à vue. Là-bas, les collègues m'ont appris qu'il avait deux grammes d'alcool dans le sang et qu'il avait sûrement pris de la coke plus tôt dans la journée. Nous l'avons donc laissé décuver dans son coin pour la nuit et me voici en train d'essayer de ravaler ma frustration alors qu'un potentiel suspect se trouve à quelques mètres de moi.

A vrai dire, je ne suis pas certain que Koch soit le coupable. Mes collègues ont beau souligner le fait que son caractère instable et sanguin le hisse au rang de suspect idéal, quelque chose me bloque. OK, il aurait pu s'énerver et rouer Leila de coups avant de l'étrangler, mais alors pourquoi ses yeux étaient-ils emplis d'une souffrance si profonde ? Peut-être regrette-t-il de l'avoir tuée ou peut-être ne s'en rappelle-t-il pas, mais je suis intimement persuadé que ce n'est pas lui. J'ai juste l'impression que c'est un gars paumé, qui s'est raccroché à Leila comme un noyé à une bouée de sauvetage et qui, grâce à elle, est parvenu à conserver un minimum de raison. Que va-t-il devenir désormais, privé de repères et rejeté de tous ?

Qu'importe au fond. Je n'ai pas grand-chose à foutre du devenir de Koch ; je veux juste confirmer que mon instinct est le bon et le rayer rapidement de la liste des suspects – ou, à défaut, l'inculper pour meurtre et dégager d'ici. Si seulement il détenait des informations utiles...

Mes yeux dérivent vers la fenêtre du bureau et se perdent à travers l'obscurité inquiétante de la nuit. C'est dans cette même pénombre que Leila a perdu la vie. A-t-elle seulement vu son agresseur ?

Un soupir franchit la barrière de mes lèvres tandis que mes doigts se mettent à tapoter le bois de la table. Demain matin, Hans doit récupérer la liste des membres autorisés à participer aux soirées de l'Ozone. La fameuse liste dont Hazel m'a parlé.

Mon estomac se crispe désagréablement. Comment vais-je réagir en voyant son nom inscrit dessus ? Parce que je ne suis pas naïf ni idiot, son nom sera écrit dessus. A quel point est-il relié à cette affaire ? Me dissimule-t-il des informations cruciales ?

Une nouvelle fois, une colère sourde se fraie un chemin dans mes entrailles à la simple pensée de cet homme que je n'aurais jamais dû recroiser. Vais-je encore chuter de haut lorsque cette affaire sera résolue ?

Bon Dieu, faites que Hans revienne avec des informations solides demain !

***

— La voilà ! La fameuse liste ! Putain, j'ai cru que j'allais devoir la lui arracher des dents à ce fou furieux.

Mon collègue se laisse tomber dans le siège qui me fait face en passant une main nerveuse dans ses cheveux courts.

— Il a rien voulu entendre, continue-t-il d'un ton agacé, il a nié pendant une bonne vingtaine de minutes que cette liste existait. Je te jure, j'étais à deux doigts de le coffrer pour refus de coopérer et dissimulation de preuves.

— T'aurais dû, rétorqué-je en mâchonnant le bâton de sucette que je martyrise depuis dix minutes.

Depuis que Vic a foutu les pieds à Marbourg, ma chambre est encombrée de friandises et je passe mon temps à ingérer des tonnes de sucre. Suis-je stressé ? Le paquet éventré de caramels posé juste devant moi donne un bon début de réponse. Hans glisse un regard vers ce dernier puis hausse un sourcil moqueur en ma direction.

— Tu cours après le diabète ?

Je crache mon bâton de sucette dans la poubelle et grogne pour la forme.

— Passe moi cette putain de liste.

Mon collègue s'exécute et mes yeux découvrent une écriture fine, serrée, nerveuse. Une quarantaine de noms sont inscrits, répartis dans trois colonnes dont les significations ne sont pas indiquées. Quelque chose me dit que nous allons devoir inviter monsieur Bariva, le propriétaire de l'Ozone, à venir prendre le thé avec nous pour nous expliquer tout cela.

Hans se penche vers moi et pointe du doigt un groupe de noms surmontés du sigle VIP.

— J'ai fait des recherches sur eux en rentrant. L'un d'entre eux me disait quelque chose et pour cause, c'est un député du Landtag*. Autour de lui, que des noms à responsabilité. Lui, c'est un maire et lui, un secrétaire général.

— Tiens donc...

— Tous se sont inscrits au cours de l'année 2019, un an après que Bariva ait repris l'Ozone. Ce sont aussi les seuls qui n'ont pas payé leur entrée ; il y a une espèce de fiche de compte gribouillée pour chacun des autres membres, sauf pour eux.

— On achète leur silence en les invitant gratuitement ?

— Très certainement. La deuxième colonne, c'est des personnes lambdas, la plupart sont des habitants de Marbourg ou des villes voisines. Enfin, la troisième colonne ne comporte que des initiales avec une date et une lettre.

— Sûrement la colonne la plus importante.

— Ouais... Putain, je suis sûr que ce connard de Bariva est la clé pour tout. Je sais pas ce qu'il fout dans ses putains de soirées, mais ça a causé la mort de Leila.

— Je pense qu'elle se prostituait.

— Hein ?

Mon collègue se tourne vers moi, les traits déformés par la surprise. Mon regard continue de parcourir la liste pendant que je lui réponds.

— Ça me semble être l'hypothèse la plus plausible. Une jeune fille bien sous tout rapport, qui n'a jamais fait de vagues de sa vie et qui a toujours joué le rôle de la petite fille modèle, qui se retrouve tout à coup impliquée dans une histoire de soirées clandestines et qui est retrouvée morte après avoir eu une relation sexuelle avec un étranger... Je sais pas, je vois bien une histoire de prostitution ou un truc du genre derrière.

— Et tu crois pas qu'elle aurait juste pu vouloir assister à ces soirées par curiosité, qu'elle y aurait fait une mauvaise rencontre et que cette dernière l'aurait violée puis tuée ?

— C'est possible... Mais n'oublie pas qu'elle a le même sang que Marco.

— Pas sûr que le juge voie ça comme un argument recevable.

— Je sais. Fais moi confiance, je suis certain qu'il s'agit d'autre chose que d'une histoire de viol qui a mal tourné.

Hans conserve un air dubitatif mais ne répond pas. Je sais que nous sommes sur la bonne voie ; tout est lié à ces soirées et je compte bien en révéler les rouages. Demain, nous commencerons à interroger tous les habitants ayant leur nom sur cette liste. Avec un peu de chance, dans une semaine nous serons partis d'ici.

Tandis que mon collègue s'éclipse pour faire son compte-rendu aux autres, mes yeux s'attardent sur un nom figurant dans la deuxième colonne. Hazel Bartels. Évidemment.

Je rejette la tête en arrière et ferme les yeux. Dehors, le vent s'est levé, giflant inlassablement les carreaux.

J'ai peur.

J'ai beau détester Hazel comme jamais je n'ai détesté quelqu'un, je suis terrorisé à l'idée de le savoir lié d'une façon ou d'une autre à cette affaire. Que vais-je découvrir ? Quels secrets me dissimule-t-il encore ? Mon cœur peut-il se faire briser une seconde fois ?


NDA : Ne vous attardez pas sur les noms inscrits dans la liste : ils sont tout à fait lambda, c'est juste pour vous donner une idée de ce à quoi ressemble la liste.

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