16. Rencontre impromptue
HAZEL
Enfoncé dans un vieux canapé qui sent la bière et le tabac, j'avale d'une traite le reste d'alcool qui croupit dans mon verre. Ce dernier fait un bruit sourd lorsque je le repose sur la table et je rejette la tête en arrière, légèrement enivré par la chaleur et les chopes qui se sont succédées entre mes mains.
Assis à mes côtés, Karl braille des insanités que j'entends à moitié tout en s'agitant comme un chimpanzé épileptique. Il devient intenable dès qu'il boit trois gouttes d'alcool.
Les vieux néons du bar diffusent une lueur verte vacillante sur les tables. Des corps se pressent près du comptoir, s'agitant comme des pantins désarticulés.
Je soupire et ferme les yeux quelques secondes. Je suis épuisé.
Lorsque je me penche en avant, mes avant-bras collent sur la matière visqueuse qui recouvre la table et je grimace.
— P'tain Haz, t'as entendu la nouvelle ? Il paraît qu'Lim est rev'nu ! Et qu'il est flic !
Aux paroles de Karl, tout mon corps se fige tandis qu'une vague de tristesse déferle dans mon ventre. Je tente de rester impassible, mais les élancements de mon cœur me rappellent que j'en suis incapable.
Mon ami se tourne vers moi, un sourire moqueur au bout des lèvres. Son crâne rasé luit sous les néons et ses pupilles sont dilatées à l'extrême. Hum... Pas sûr que son aller-retour aux toilettes de tout à l'heure lui ait servi à vider sa vessie.
J'appelle le serveur pour commander un autre verre et m'enfonce un peu plus dans le canapé.
— Je sais. Il est venu interroger tous les gars du chantier.
— Ça veut dire qu'tu lui as reparlé ?
L'air exalté de Karl ne me plaît pas. Je connais ce gars depuis mon entrée au lycée ; il a été le premier ami que je me suis fait après avoir déménagé dans cette ville. Grand, costaud et bagarreur, son tempérament sanguin s'est immédiatement entendu avec le mien et je ne compte plus le nombre de conneries que nous avons fait ensemble. Avec du recul, peut-être a-t-il été la mauvaise influence de ma vie finalement.
— Ouais, vite fait, finis-je par répondre entre mes dents.
— C'est fou, ricane mon ami en buvant une gorgée de sa bière. J'aurais jamais pensé qu'il aurait les couilles de rev'nir ici. Tu t'rappelles de c'petit tour qu'on lui avait joué en terminale ?
Ma mâchoire se contracte brusquement en même temps qu'une boule douloureuse se forme dans ma poitrine.
— J't'ai déjà dit d'arrêter d'en parler. Ça me fait plus rire.
Ma voix est sèche, menaçante. Karl hausse un sourcil mais prend le parti de ne pas répondre par l'agressivité. A la place, il finit son verre puis le repose bruyamment sur la table.
— Oh ça va, on était ados ! Il est con s'il t'en veut encore.
Ces quelques mots ont raison de moi et je me lève brusquement, cognant contre la table avec mes hanches. Ignorant le regard surpris de mon ami, j'enjambe ce dernier en rabattant la capuche de mon imperméable sur ma tête.
— J'vais rentrer, annoncé-je d'une voix froide en me dirigeant vers la sortie du bar.
— Quoi, déjà ? Mais t'viens juste de recommander un verre !
— Prends-le, lancé-je avant de m'extirper dans le froid de la nuit.
Etonnamment, il ne pleut pas. Le ciel est dégagé pour la première fois depuis des semaines et les étoiles scintillent de mille feux. Pourtant, je n'ai pas le cœur à les contempler. A la place, je prends le chemin pour rentrer chez moi, la tête baissée et les yeux rivés sur mes baskets trouées. Je me sentais pas d'humeur à subir les railleries de Karl ; j'aurais pu lui sauter à la gorge.
Ressasser ce qu'il s'est passé vingt ans auparavant n'a fait que me rappeler d'autant plus cruellement l'échec total qu'a été ma dernière confrontation avec Sethy. Est-ce que j'aurais pu seulement paraître plus pitoyable ? Je déteste qu'il soit l'homme en charge de cette enquête. Que mes secrets les plus honteux soient découverts par un inconnu, soit, mais par l'homme que j'ai le plus aimé dans ma vie, hors de question. Je refuse de prendre le risque d'accentuer le dégoût qu'il ressent envers moi. Je ne le supporterais pas.
Alors que je m'engage dans le chemin qui mène à ma cabane, toujours perdu dans mes pensées, j'aperçois une silhouette assise au bout de la passerelle située en face de chez moi. Immédiatement, mes sourcils se froncent et mes épaules se contractent dans une posture défensive.
Discret, je m'avance vers l'inconnu puis me détends légèrement en réalisant que son gabarit est ridicule. L'autre ne m'a pas entendu alors j'appuie mon pied sur son dos. Aussitôt, un cri aigu retentit et la silhouette se relève d'un bond, les poings serrés à hauteur du visage.
Je pousse un soupir de soulagement en réalisant qu'il ne s'agit que d'un gamin et rentre à nouveau mes mains dans mes poches.
— Qu'est-ce tu fous là, gamin ? Rentre chez tes parents, faut pas traîner par ici le soir.
La lune me permet de distinguer à moitié le visage de l'inconnu : ses yeux très sombres lancent des éclairs, ses lèvres sont pincées en une moue méprisante.
Voyant qu'il ne réagit pas, je hausse les épaules et m'apprête à faire demi-tour quand sa voix s'élève enfin.
— J'ai pas envie.
Surpris, je me retourne en fronçant les sourcils.
— Quoi ?
— J'ai pas envie de rentrer.
Mes sourcils se froncent davantage. Qu'est-ce qu'il me raconte celui-là ? J'ai la gueule à écouter les émois d'un adolescent en pleine crise ?
— OK. Mais reste pas ici, rétorqué-je en m'éloignant.
— Tu vis ici ?
Je me stoppe une nouvelle fois en prenant une profonde inspiration, soudainement agacé par l'insistance dont fait preuve le gamin. Il pourrait pas juste la fermer et rentrer d'où il vient ? J'avais prévu de passer ma soirée à ressasser mes souvenirs et à me morfondre sur mon sort, pas à discuter avec un ado qui a trois poils aux couilles.
— Qu'est-ce que ça peut te foutre ?
Je sais que je ne remporterai pas la palme d'or de la pédagogie. Mais le regard insistant du gamin et ses yeux si noirs me déstabilisent. Quelque chose ne va pas chez lui, pas vrai ?
— Tu me fais visiter ?
Ma mâchoire manque de se décrocher tandis que mes yeux s'écarquillent sous la surprise.
— T'es pas trop jeune pour vendre ton corps ?
Cette fois, c'est au tour du gamin d'arborer une expression choquée. Il tend vivement les mains devant lui et secoue la tête en signe de négation, apparemment horrifié que j'aie pu croire une chose pareille.
— Mais ça va pas ? Je vends pas mon corps ! T'es complètement con ou quoi ?
Les yeux noirs se font agressifs et je ne peux empêcher un petit rictus de tordre mes lèvres.
— Oh, vraiment ? Tu sais quel genre de personnes traînent par ici ? Les putes et les camés. Si t'es pas dans le premier camp, je suppose que t'es dans le second.
— Mais non !
Le gamin agite une nouvelle fois ses mains avec indignation et je me retiens de ricaner. Les adolescents sont tellement prévisibles...
— Je suis juste venu me promener ici parce que je voulais pas rester avec mon père ! J'suis pas une pute ! Ni un camé !
— Et tu proposes à un inconnu de te faire visiter chez lui ? T'aimes jouer avec le feu ou tu veux mourir ?
— Tu vas me faire du mal ?
Les mots du gamin me déstabilisent, m'obligeant à froncer les sourcils à mon tour. Les traits de son visage sont moins crispés que quelques secondes auparavant, mais une véritable tension émane de son corps.
Fatigué, je passe une main dans mes cheveux en soupirant.
— Non, je vais rien te faire. Mais pars d'ici. C'est dangereux.
— Offre moi une bière.
— T'es majeur ?
— Non.
— Alors non.
— Et si j'étais majeur, tu l'aurais fait ?
— Non.
— Offre moi une bière ou je vais demander à tes voisins.
— Oh mais j't'en prie ! Je creuserai un joli trou pour ton corps demain matin.
Les lèvres du gamin tressautent en un petit sourire amusé et je suis consterné par son manque de conscience. Est-ce qu'il ne réalise vraiment pas la dangerosité de son comportement ou est-ce qu'il cherche à me provoquer ? Dans tous les cas, c'est un casse-tête de trop pour ce soir.
— Allez gamin, dégage. J'ai pas la tête à ça. J'te raccompagne en ville.
— J'ai pas envie.
— Bon écoute, tu m'emmerdes, aboyé-je. J'en ai rien à foutre que tu t'sois engueulé avec tes parents, j'suis pas psy et j'ai aucune putain d'envie de t'entendre parler. Alors tu vas ravaler ton putain d'ego et tu vas retourner dans les jupes de ta mère. Bordel, j'suis pas une nounou moi !
Je suis coupé dans ma véhémence par un éclat de rire cristallin qui brise le silence la nuit. Le bruit me surprend tellement que je me fige, peu habitué à entendre un son aussi innocent.
Le gamin finit par s'arrêter pour plonger ses yeux noirs dans les miens.
— Toi, tu serais vraiment nul comme père, remarque-t-il dans un grand sourire.
Je grogne et m'appuie contre un piquet qui dépasse de la jetée.
— J'aime pas les gamins têtus comme toi.
— J'suis pas têtu.
— Non, t'es casse-couille.
— Tu vas pas me laisser rentrer chez toi ?
— Même pas pour tout l'or du monde. Tu sais, si tu veux fuir tes parents, tu ferais mieux de choisir un autre endroit. T'as pas entendu parler du meurtre ?
— Si. Mais j'aimais bien ici, ça avait l'air paisible.
Le gamin marque une pause et semble réfléchir.
— Si je rentre maintenant, j'aurais le droit de revenir demain ?
— Non.
— Même si je ramène le dîner ?
Mon estomac qui gargouille furieusement semble acquiescer de toutes ses forces. Mais je résiste.
— Pourquoi tu veux absolument revenir me voir ?
— J'te l'ai dit, je veux pas rester avec mon père. Et j'aime bien comment tu me parles. Tu me parles pas comme un adulte normal.
— Niquel, grommelé-je en essayant d'ignorer le fait qu'un adolescent vient de me dire que je m'exprime comme un homme des cavernes.
Un silence s'installe, mais il n'est ni tendu ni pesant. Ne me dîtes pas que parler à ce gamin me détend réellement !
Bercé par le bruit des vagues s'échouant sur le rivage, je réfléchis longuement avant de reprendre la parole.
— Tu peux prendre des burgers ?
Le visage de l'inconnu s'illumine sur le champ et je le vois joindre ses mains en un signe de ravissement.
— Tout ce que tu veux !
— Reste tranquille quand même, maugréé-je. Allez, j'te raccompagne.
Cette fois, le gamin ne se fait pas prier, me suivant joyeusement le long du sentier caillouteux. Nous faisons le chemin en silence et je le remercie intérieurement de ne pas m'abreuver de questions stupides. Sûrement qu'il les réserve pour demain.
Arrivés à l'entrée de la ville, le gamin me passe devant et pointe une rue du doigt.
— C'est bon, j'habite ici, tu peux rentrer.
— Cool.
— T'oublies pas ta promesse pour demain, hein !
— Seulement si tu ramènes des burgers.
— Promis !
La petite silhouette me tourne le dos pour s'enfoncer dans la rue. Juste avant qu'elle ne disparaisse, elle fait volte-face puis met ses mains en porte-voix.
— Au fait, je m'appelle Vic !
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