15. Ego en 1 contre 1

SETHY

 — Alors Vic, le lycée te plaît ?

Le concerné relève la tête de son assiette et lance un regard froid à Hans.

— J'ai arrêté. Je fais les cours à la maison depuis la rentrée.

— Oh, je l'ignorais. Tu ne t'y plaisais pas ?

— Non.

Mon fils se met à remuer sa fourchette dans ses petits pois, l'air absent. Hans me jette un regard interrogateur, mais je me contente de hausser les épaules en finissant mon verre de vin. En juin, Vic m'a appelé pour me dire qu'il ne voulait pas retourner au lycée et que je devais faire pression sur sa mère pour qu'elle accepte de le scolariser à la maison. D'abord réticent, j'ai essayé de comprendre ses motivations, mais il est resté résolument coi. Alors, je n'ai pas cherché à creuser davantage et j'ai tenté de négocier avec Hannah, sa mère, pour qu'il puisse obtenir gain de cause. Peut-être aurais-je dû lui poser plus de questions, me montrer plus intrusif, endosser un peu mieux mon rôle de père, mais le ton de Vic avait été suppliant et cela m'avait suffit.

Depuis sa naissance, Vic est un gamin courageux et taciturne, qui supporte très mal l'autorité et dont l'agressivité est le seul moyen d'expression. Il ne se laisse pas marcher sur les pieds et a toujours refusé de laisser transparaître la moindre faiblesse, sûrement par peur que, s'il commence à le faire, la montagne de ses sentiments refoulés depuis seize ans ne s'écroule sur lui.

Il a le regard violent, l'air provocateur, le sourire rare. Je ne me rappelle pas de la dernière fois où je l'ai entendu rire. Mais il tient bon, toujours. Alors, lorsque j'ai entendu sa voix brisée à l'autre bout du téléphone, je n'ai pas hésité une seconde. Même si j'ignore toujours pourquoi il a voulu quitter son lycée.

— Et qu'est-ce que tu fais en dehors des cours ? continue Hans d'une voix douce.

Mon collègue connaît mon fils depuis cinq ans et il a toujours fait preuve d'une patience infinie à son égard. Quelles que soient les phases traversées par Vic, de sa plus sombre à sa plus exaltée, il s'est toujours montré présent et sans jugement. Pour cela, je lui en suis infiniment reconnaissant.

— Je peins, annonce Vic avec une certaine once de fierté dans la voix, même s'il essaie de le dissimuler.

— Oh vraiment ? C'est génial ! Qu'est-ce que tu aimes peindre ?

Tandis que Hans joue pour moi le rôle de papa attentionné, mes pensées dérivent une nouvelle fois vers un certain homme au nom de noisette. Notre confrontation de cet après-midi m'a laissé un goût amer en bouche et une colère latente dans l'estomac. Je ne sais pas ce qui m'énerve le plus entre le simple fait de l'avoir sous les yeux, ses mensonges ou les tiraillements désagréables qu'il crée dans mon cœur.

Je suis terrifié. Terrifié à l'idée de redevenir l'adolescent d'il y a vingt ans et de me refaire avoir comme lui. Terrifié qu'il prenne ma place et supplante ses sentiments aux miens.

J'ai longtemps cru que cette histoire avec Hazel, bien que m'ayant laissé une marque lancinante dans la poitrine, n'était qu'un lointain souvenir que je pourrai reléguer au fin fond de ma mémoire jusqu'à la fin des temps. Et pourtant, me voici, vingt ans plus tard, à me battre contre des émotions qui me dépassent et pour lesquelles je n'ai pas le temps.

Dès que je croise ses yeux bleus, j'ai envie de le rouer de coups, de racler sa tête contre du crépi, de l'insulter de tous les noms et de lui faire mal au point qu'il ne s'en relève jamais. Mais le pire, c'est que malgré tout ça, il y a toujours, quelque part bien enfouie en moi, cette volonté quasi instinctive de le prendre dans mes bras et de faire rempart de mon corps pour le protéger de tout ce que le monde a de plus mauvais.

Et ça me bouffe. Parce que c'est injuste. Hazel et moi n'étions absolument pas prédestinés à lier nos vies comme nous l'avons fait vingt ans plus tôt. Absolument pas.

Adolescent, il était ce que j'exécrais le plus au monde et je pensais que la situation resterait la même jusqu'à la fin du lycée. Pourtant, alors que je m'y attendais le moins et porté par des motivations que j'ignorais à l'époque, il s'est rapproché de moi lors des vacances d'été précédant notre année de terminale.

***

5 juillet 2003

Vacances d'été avant la terminale

Le soleil m'aveugle et brûle ma peau, mais rien ne m'arrête. Infatigable, je cours jusqu'au panier et tente de dunker. Après des années d'entraînement, j'arrive presque à sauter assez haut pour ça et j'en suis tellement satisfait que je me suis entraîné toute l'après-midi malgré une chaleur intenable.

Il n'y a personne dehors. Déjà en venant ici, les rues étaient vides et le centre-ville silencieux. Les gens se terrent en attendant que le soleil se couche, refusant d'affronter ses rayons agressifs qui tentent de m'éblouir depuis deux heures.

D'un revers de main, j'essuie la sueur qui coule à grosses gouttes sur mon front et m'approche du banc pour attraper ma gourde. Mes jambes tremblent lorsque je m'assois et je grimace en sentant ma tête tourner. J'aurais dû prendre quelque chose à manger.

Étourdi, je rejette la tête en arrière et appuie mon crâne contre le grillage qui entoure le terrain, m'autorisant enfin un petit moment de répit.

Pourtant, j'ai à peine le temps de fermer les yeux que des pas s'avancent vers moi. J'entrouvre un œil fatigué, convaincu que la chaleur me fait avoir des hallucinations auditives, mais me fige en apercevant un visage bien familier.

Aussitôt, mon corps se crispe et je me mets sur mes gardes tandis qu'un visage basané surmonté de deux grands yeux bleus s'avance vers moi.

Qu'est-ce qu'il vient foutre là ?

Je reste silencieux, attendant que le nouvel arrivant prenne la parole et me laisse deviner ses intentions. Pourtant, il n'en fait rien, se contentant de tendre vers moi un objet allongé que je n'identifie pas de suite.

— Tiens. Tu dois être crevé à force de courir comme un fou depuis des heures.

Sa voix éraillée me fait froncer les sourcils mais j'accepte le bâtonnet de glace qu'il me donne. Pas le temps de réfléchir plus longtemps, mon corps tuerait pour du sucre.

Après quelques secondes et un retour de glycémie plus qu'appréciable, je me reconcentre sur le gars qui me fait face, un petit sourire au coin des lèvres.

Hazel Bartels. Qu'est-ce que ce mec fait ici ? Est-ce qu'il m'a observé comme un psychopathe jouer pendant des heures ? Non, impossible ; la patience n'est clairement pas le point fort de cet imbécile.

— Tu veux quoi ? finis-je par lâcher d'une voix froide.

Jouer.

Mes sourcils se froncent un peu plus et j'engloutis le reste de ma glace. Est-ce que le soleil m'a trop tapé sur la tête ? Hazel et moi, on se déteste depuis notre entrée au lycée. L'année dernière en particulier, notre relation s'est dégradée à un point où on ne pouvait plus se croiser dans les couloirs sans sentir une tension se créer entre nous.

Je ne sais pas exactement à partir de quel moment le mépris qu'on avait l'un envers l'autre s'est transformé en véritable haine. Je n'ai jamais haï quelqu'un avant lui et je n'aime pas cette sensation parce qu'elle me demande trop d'énergie et focalise mon attention sur une personne en particulier. Or, je n'aime pas qu'un être humain ait une quelconque influence sur moi.

Je me rappelle pourtant qu'on avait passé une après-midi plutôt OK en seconde. On avait fait un exposé ensemble et Hazel m'avait paru un peu moins détestable. Mais dès le lendemain, il a refusé de finir le travail qu'il devait faire, alors j'ai rendu le dossier à mon nom, sans le sien, clamant qu'il n'avait pas à retirer un quelconque bénéfice d'un travail dans lequel il ne s'était investi que dix minutes. Lorsqu'il l'a découvert et s'est fait engueuler par la prof, il est rentré dans une rage folle et a tenté de me rouer de coups. Il aurait pu essayer ; je me serais fait un malin plaisir de le plaquer au sol et de lui montrer qu'une excellente condition physique vaut bien plus qu'une grande gueule téméraire.

Bref, depuis, tout n'est qu'animosité et coups bas entre nous. Il passe sa vie à essayer de me faire sortir de mes gonds, que ce soit en détruisant mes travaux, en lançant de fausses rumeurs ou en me bousculant dans les couloirs. Qu'il continue. Sa vie est destinée à être pitoyable de toute façon.

— Pourquoi ?

Hazel hausse un sourcil à l'entente de ma question et je ne réalise que maintenant que sa mèche auparavant rouge est désormais d'un blond décoloré qui suffirait à convaincre tout le monde qu'il ne faut pas s'amuser tout seul avec ses cheveux. Il est ridicule.

Comme d'habitude, sa tignasse n'est qu'un amas de mèches désordonnées qui partent dans tous les sens et donnent l'impression qu'il s'est coiffé avec un bâton de dynamite. Sûrement parce qu'il fait chaud, il a retenu le tout avec un bandeau, mais je trouve que cela lui donne l'air d'un champignon.

Il porte un débardeur blanc et un short de sport, à croire que venir jouer au basket était vraiment dans ses plans.

— Ben parce que je veux te battre, me répond Hazel comme si c'était la chose la plus évidente au monde.

Je retiens un ricanement et croise les bras sur la poitrine.

— Tu sais que je vais t'écraser ?

- Tu parles, tu parles, mais j'te vois pas sur le terrain. Tu comptes bouger ton cul ou tu te défiles ?

Je ne devrais pas répondre à ce genre de provocation puérile et infondée. En réalité, ça ne me touche même pas vraiment. Mais parce que je vois là l'occasion d'effacer cet affreux sourire moqueur et cet air provocateur, je me lève et le suis sous le panier.

Nous nous mettons à jouer pendant plus d'une heure. Inlassables, nous courons d'un bout à l'autre du terrain, nous volant le ballon à tour de rôle, animés par la volonté féroce d'écraser l'autre. A vrai dire, nos forces sont quasiment égales ; je ne pensais pas que Hazel serait si doué.

Sa façon de jouer est pourtant bien différente de la mienne : là où je suis méthodique et précis, il est rapide et agressif, n'hésitant pas à courir plus si cela lui permet de tenter une action ou de rattraper la balle. Contre toute attente, le temps passe vite et j'apprécie ce match tout en défi et en rudesse.

Lorsqu'enfin nous nous arrêtons, le soleil a commencé à décliner au loin et je gagne de très peu de points. Nos corps ruissellent de sueur et nos membres nous supplient de les épargner.

A bout de souffle, nous nous effondrons par terre, les bras en croix et la respiration erratique. L'effort couplé à l'adrénaline fait battre mon cœur comme un fou et je ne peux m'empêcher de sourire doucement.

— Prochaine fois, je te rétame !

Je roule la tête vers la droite et mon regard sombre dans les yeux pétillants de Hazel. Un sourire satisfait étire ses lèvres et fait remonter ses pommettes écarlates dans une expression si innocente que j'en suis surpris. Il est donc capable de ressembler à autre chose qu'à un connard frustré.

Sollicitant mes dernières forces, je me rassois et me laisse bercer par les bruits de la ville qui s'éveille. Mon partenaire du jour m'imite avant de se lever et de se diriger vers la sortie du terrain. Juste avant qu'il ne l'atteigne, son visage se tourne vers moi et il m'adresse un nouveau sourire.

— Demain, même heure.

Et il disparaît.

***

Nous avons continué à jouer ainsi tout l'été. Avant même que je ne m'en rende compte, je passais quasiment tout mon temps libre à ses côtés, appréciant cette nouvelle alchimie entre nous que je n'aurais jamais suspectée faire un jour son apparition.

De simples matchs de basket, nous en sommes venus à aller prendre le goûter ensemble sur le port. Nous nous posions sur les quais, glaces à la main, et observions pendant des plombes les bateaux se balançant au gré du vent. Et nous parlions, d'abord de banalités, puis de nos rêves et de nos projets. Hazel m'apprit un jour qu'il rêvait de voir les montagnes. Il n'avait jamais quitté la région et n'avait qu'une envie : découvrir le monde. Lorsqu'il parlait de voyager, ses yeux brillaient de mille feux et son visage arborait une expression si sincère qu'elle parvenait à me toucher.

Parfois, nous allions aussi nous baigner. Nous courions le long des falaises avant de nous jeter à la mer, inconscients du danger que représentaient les rochers acérés en contrebas. Avec Hazel, je me découvrais une témérité que j'ignorais jusque-là, et si je restais tout de même la voix de la raison, il parvint à me convaincre maintes fois de faire des choses que je n'aurais jamais osées seul.

Je ne comprenais pas pourquoi il s'obstinait à passer autant de temps avec moi alors que nous ne nous étions jamais appréciés. Pendant plusieurs semaines, je suis resté sur mes gardes, persuadé qu'il préparait quelque chose et allait me planter un couteau dans le dos quand je m'y attendrais le moins. Mais il n'en faisait rien. Et lorsque la rentrée de terminale arriva, il était pour moi ce qui se rapprochait le plus d'un ami.


NDA : Bon, on commence à avoir un peu plus d'éléments sur la relation entre Hazel et Sethy. J'espère que l'histoire continue à vous plaire et je vous dis à bientôt :)

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