14. Papillon de nuit

SETHY

Les gars du chantier me mènent la vie dure. Selon eux, les soirées de l'Ozone ne sont que des réunions entre copains, sans aucune prétention ni aucun débordement.

Ça commence sérieusement à m'énerver. J'ai l'impression qu'ils se sont tous ligués pour m'offrir une version édulcorée qui leur permet de protéger à la fois les organisateurs et les participants. Si seulement je pouvais reconnaître la responsabilité de certains d'entre eux dans des affaires un peu louches tels que trafic ou consommation de drogue, je pourrais les isoler en garde à vue et les travailler au corps. Mais non. Nous n'avons rien. Bon Dieu, il faut absolument que l'un d'entre eux crache le morceau.

Le regard dans le vague, je pianote distraitement sur le bureau du propriétaire du chantier en réfléchissant. Les employés semblent unis et ne veulent cracher aucune information compromettante. Aucun d'eux ne fait confiance aux flics et je ne peux pas pousser la menace trop loin au risque que ça me retombe dessus.

Agacé, je jette un coup d'œil par la fenêtre pour vérifier que Vic est toujours assis près de la voiture. Je me suis garé sur le quai afin qu'il puisse profiter de la vue et admirer les bateaux, mais je suis inquiet à l'idée qu'il décide de s'aventurer plus loin, hors de ma vue. Putain, je n'avais pas besoin de cette pression supplémentaire.

Alors que je m'apprête à me lever pour fumer une clope, des coups retentissent contre la porte du bureau ; le prochain employé arrive.

— Entrez, lancé-je d'une voix forte.

La porte s'ouvre sur deux iris plus sombres qu'une mer mouvementée et je crispe la mâchoire en reconnaissant leur propriétaire.

Une furieuse envie de déguerpir me prend aux tripes mais je reste professionnel, désignant d'un geste vague la chaise en face de moi. Hazel s'y laisse tomber puis plonge son regard dans le mien. J'aimerais lui hurler de détourner les yeux et de dégager d'ici mais je n'en ai pas le droit. Et ça me rend dingue.

— Bonjour, j'ai besoin de vous poser quelques questions supplémentaires dans le cadre de l'enquête sur la mort de Leila Amari.

Un éclair moqueur traverse les yeux de Hazel et je vois ses doigts se contracter autour des accoudoirs de sa chaise.

— Tu vas vraiment me vouvoyer ?

Je serre les dents et ignore son air méprisant.

— Contrairement à vos précédentes déclarations, une employée de l'Ozone a affirmé vous avoir vu plusieurs fois lors des soirées ayant lieu à la fermeture de la boîte. Qu'avez-vous à dire à propos de cela ?

Hazel reste silencieux pendant de longues secondes, m'obligeant à affronter son regard plein de provocation dans lequel subsiste néanmoins une certaine tristesse qui me donne envie de lui décoller les pupilles.

Une nouvelle fois, je ne peux que remarquer les changements que le temps a inscrit sur son visage : ses yeux sont cernés, ses pommettes émaciées, sa peau couverte de petites tâches de soleil. Il me semble las, épuisé même. Une barbe de quelques jours grignote son menton et ses joues, ses cheveux décolorés sont emmêlés par le vent et la sueur.

Au bout de ce qui me semble être une éternité, il finit par soupirer et s'enfonce dans sa chaise.

— J'y ai déjà accompagné des amis... Mais je suis jamais resté longtemps.

— Pourquoi avoir menti la dernière fois ?

Son visage se tord en une grimace inconfortable et il rentre légèrement la tête dans ses épaules.

— J'ai pas menti... Je n'y assistais pas vraiment... J'accompagnais mes potes et je partais ensuite.

— Qu'y faisiez-vous ?

A nouveau, les yeux de Hazel se font violents.

— Arrête de me vouvoyer.

— Répondez.

Ses poings se serrent sur les accoudoirs.

— Je répondrai pas tant que tu continues à me vouvoyer... Putain Seth c'est ridicule, je...

Le bruit de mes mains claquant fortement sur le bureau le réduit au silence. J'ai beau tenter de réguler ma respiration, la colère crépite dans mon estomac et l'envie de lui en coller une démange mes poings.

— Je suis ici dans un cadre purement professionnel alors j'aimerais que tu t'y plies. Réponds à mes putains de questions, Hazel, et arrête de détourner mon attention sur autre chose.

J'ai flanché. A l'instant même où ces mots s'échappent de ma bouche, je me maudis de les avoir prononcés. Mais tant pis, je capitule. Je suis incapable de garder mon professionnalisme face à lui alors optons pour une autre méthode.

Doucement, je croise mes mains sur la table et me penche légèrement vers mon interlocuteur.

— Qu'est-ce que tu faisais dans les soirées de l'Ozone ?

Hazel contracte la mâchoire et détourne le regard.

— Je venais juste décompresser. Rejoindre des potes. Boire deux, trois bières.

— Prendre un peu de GHB aussi ?

Les yeux bleus se font agressifs mais je ne détourne pas le regard.

— Pourquoi, c'est ce que tu veux entendre ? crache-t-il méchamment.

— Réponds à la question.

— Quelques fois, oui ! Merde, c'est bon, t'es content ?

Désormais, son visage est déformé par la colère. Son regard est mauvais, ses poings contractés comme s'il était prêt à les balancer sur mon visage. Pourtant, je la connais cette expression, cette apparence rageuse qui dissimule ses fêlures, cet air menaçant qui cherche à détourner l'attention de cette petite lueur de vulnérabilité qui scintille au fond de ses prunelles. Je connais cet homme. Il ne pourra plus jamais me tromper.

— Donc tu confirmes que de la drogue circule lors de ces soirées ?

Hazel fronce un peu plus les sourcils.

— Comme dans toutes les soirées.

— As-tu déjà vu Leila Amari lors de ces soirées ?

— Je t'ai déjà dit que non. Ou j'ai pas fait gaffe.

— Vraiment ?

Mon ton est plus méprisant que je ne le voudrais. Mais je ne peux pas faire autrement. Hazel me fusille du regard avant de répondre.

— Oui, vraiment. Je passais seulement en coup de vent.

— Pourquoi ?

— Pardon ?

— Pourquoi passer en coup de vent dans ce genre de soirée ?

— Je...

Hazel semble décontenancé et je ne laisse pas passer ma chance.

— Je suppose que l'entrée est payante, en plus d'être sélective. Je vois bien à ta gueule que tu ne roules pas sur l'or, alors pourquoi payer ton entrée si c'est pour partir quelques minutes après ?

J'en suis certain, il a blêmi. Je le vois, caché derrière sa peau brunie, l'air d'effroi qui tente de déformer ses traits. Je ne m'arrête pas.

— A moins que tu n'aies été invité par quelqu'un ? Mais par qui ? Et pourquoi ? Dis-moi, comment as-tu obtenu ton entrée dans ce genre de soirées ?

— J'ai juste été invité par des potes, siffle Hazel d'un ton qui ne marche pas sur moi.

— Et ça suffit ? N'importe qui peut entrer en se faisant inviter par quelqu'un ?

— Tu t'attendais à quoi ? À un rassemblement de mafieux ?

— Comment ton pote a obtenu son droit d'entrée ?

— J'en sais rien. Il connaissait sûrement quelqu'un.

— Qui ?

— Je sais pas, putain !

— Pourquoi ne pas me l'avoir dit dès le début si c'était juste ça ? Pourquoi tout le monde s'obstine à garder ces rendez-vous secrets s'il ne s'agit que de rassemblements entre amis ?

Hazel secoue la tête de droite à gauche en s'affaissant sur son siège, l'air soudainement éreinté.

— Arrête de t'acharner comme ça. Tu trouveras rien de toute façon.

— Pourquoi ? Qu'est-ce que vous essayez de cacher ?

Il ne répond pas, se contentant de me dévisager de ses grands yeux éteints. Je m'interdis de me laisser déstabiliser et tente une dernière attaque.

— Qu'est-ce que je risque de découvrir qui pourra entacher un peu plus la vision que j'ai de toi ?

Je comprends que j'ai fait mouche quand une profonde tristesse assombrit son regard. Je le vois serrer les poings et prendre une inspiration laborieuse entre ses dents.

— Parce que quelque chose peut encore le faire ? répond-il d'une voix brisée.

— Je suppose que nous allons vite le découvrir.

Le silence s'installe et nous nous fixons dans le blanc des yeux pendant de longues secondes. Je sais qu'il me dissimule certains détails et ça me rend fou. Au-delà du fait qu'il s'agit d'un suspect, c'est surtout celui qu'il s'agit de Hazel qui me retourne l'estomac. Je déteste que l'on me cache la vérité de façon générale, mais lui en particulier n'a plus le droit de faire cela. Il n'a plus le droit...

— Ne me mens plus...

Je réalise que j'ai prononcé ces mots à voix haute lorsque les yeux bleus en face de moi s'écarquillent d'effroi. Je vois la peine déchirer le visage de Hazel et ses poings se serrer un peu plus fort.

— Tu me referas confiance si je te dis la vérité ? murmure-t-il d'une voix douloureuse.

Je garde le silence un long moment. Dehors, le vent s'est levé et fait valser les branches d'un arbre contre les carreaux de la fenêtre. A cet instant, le monde n'existe plus, seuls les yeux bleus brillants d'espoir et de souffrance me raccrochent à un fragment de réalité.

— Non, je ne pense pas, finis-je par répondre d'un ton dénué d'émotions.

La souffrance traverse une nouvelle fois ses iris, mais il ne bronche pas. Il le savait.

— Je ne l'ai pas tuée.

Cette phrase, ultime tentative pour m'atteindre, glisse sur moi comme de l'eau. Je le sais. Inconsciemment et irrationnellement, je le sais depuis le début.

— Que cherches-tu à fuir en allant là-bas ?

— La solitude.

— Est-elle si terrible que tu en viens à couvrir un meurtre ?

— Plus que tu le crois.

Sa réponse me glace le sang. Les yeux bleus ne sont désormais plus qu'une mer calme, apaisée, sûre d'elle.

— Mais c'est pas ce que j'essaie de faire, précise-t-il.

— Qu'essaies-tu de faire ?

— Préserver le peu d'estime qu'il peut te rester de moi.

— Je n'en ai plus aucune, Hazel.

— Alors ne pas te donner de quoi alimenter ton dégoût.

— Comment entre-t-on dans ces soirées ?

Hazel soupire et passe une main lasse dans ses cheveux.

— Demande au patron de la boîte. Il a une liste...

— Une liste ?

— Oui. Une liste de tous les membres et une photocopie de leur carte d'identité. Je sais rien de plus, Seth, mais si tu t'enfonces là-dedans, c'est toute la misère des gens du coin que tu vas faire remonter à la surface.

— Si la vérité se trouve parmi elle, alors je le ferai.

Nous nous fixons encore un moment, incapables de détourner le regard. Ça me détruit à petit feu, cette connexion que je sens entre nous. J'ai beau le haïr de tout mon cœur et ressentir un profond dégoût envers sa personne, je ne peux pas la nier, cette force qui nous pousse irrémédiablement l'un vers l'autre. Je suis attiré par Hazel comme un papillon de nuit l'est par une ampoule et, comme elle, il est la lumière qui m'a cramé les ailes. Je ne peux l'oublier.

— Quelle est ta misère à toi ? demandé-je d'une voix rauque.

Hazel m'adresse un petit sourire triste avant de se relever laborieusement.

— Tu vas vite le découvrir.

Puis, sur ces mots, il quitte la pièce, me laissant avec le cœur serré par une émotion à laquelle je ne parviens pas à donner de nom.

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