11. Confession sous les étoiles


HAZEL

 Sethy va t'ouvrir le portail. Merci d'être resté Hazel, je suis ravie d'avoir fait ta connaissance !

Je souris sincèrement à Chea et la remercie pour le repas avant de suivre son fils à l'extérieur.

La nuit est déjà tombée depuis longtemps et le ciel est parsemé de milliers d'étoiles. Je frissonne de bien-être en sentant la tiédeur de cette soirée estivale m'envelopper. J'adore les nuits d'été ; il m'arrive de rester des heures dehors, allongé sur la plage à regarder les étoiles. Je crois que c'est mon moment et mon endroit préférés au monde.

Sethy longe l'allée qui mène à son portail sans m'accorder un regard. Nous avons dû échanger au maximum trois mots durant cette soirée. Après le moment gênant entre sa mère et moi, il s'est enfoncé dans un profond silence et m'a ignoré pendant plus d'une heure. Est-ce qu'il m'en veut d'être resté ? Ou est-ce qu'il a honte que sa mère me prenne pour son ami ?

Perdu dans mes pensées, je ne me rends pas compte qu'il s'est arrêté et manque de lui rentrer dedans. Je me stoppe à la dernière seconde en fronçant les sourcils, perdu. Qu'est-ce qu'il fout ?

Planté au milieu de l'allée, il me tourne le dos mais ne fait aucun geste pour ouvrir le portail. Au moment où je vais ouvrir la bouche pour lui demander ce qu'il branle, il se retourne enfin et plonge les mains dans ses poches.

 Tu veux visiter le jardin ?

Je me fige. Quoi ?

Ses yeux sombres ne cillent pas et je me sens un peu gêné.

— Euh... Ouais, si tu veux.

Il tourne à droite pour se diriger vers le fameux salon de jardin que j'avais remarqué en arrivant. Là, il se laisse tomber sur une chaise longue et se met à contempler les étoiles en silence.

Méfiant, je l'imite en poussant un profond soupir de soulagement lorsque mon dos s'enfonce dans les coussins moelleux ; cette journée a accumulé bien plus de tensions dans mon corps que ce que je croyais.

Soudain, la voix de Sethy résonne dans le silence de la nuit.

Je suis désolé pour ma mère.

Je tourne mon visage vers lui mais il continue à observer les étoiles.

 C'est rien, soupiré-je. Elle est cool. T'as de la chance.

Il ne répond pas et nous restons là, allongés sur nos chaises longues, avec seulement le bruit de nos respirations pour troubler le silence de cette belle soirée d'été.

Les yeux rivés vers le ciel, je commence à me triturer les doigts en silence. Une question brûle mes lèvres. A vrai dire, elle n'a pas cessé de me hanter depuis tout à l'heure. Mais je n'ose pas la poser... Comment Sethy va réagir ?

Au bout de quelques minutes, je prends mon courage à deux mains et tourne à nouveau mon visage vers mon hôte.

 Qu'est-ce que t'as voulu dire tout à l'heure ?

Il ne me répond pas et je m'en veux immédiatement d'avoir ramené le sujet sur le tapis.

Je hais ce gars. Je le hais réellement, mais j'ai envie d'en savoir plus sur lui, de savoir ce qui se cache derrière cette apparence dorée et ce visage trop froid. Et surtout, je veux savoir si ce drôle de sentiment qui m'a comprimé la poitrine plus tôt dans l'après-midi est avéré, ce sentiment qui me souffle que, peut-être, nous ne sommes finalement pas si différents que ça

Alors j'attends. Les mains croisées sur la poitrine et le regard rivé vers les étoiles, j'attends qu'il se décide à parler.

Au bout de cinq minutes, il pousse un long soupir et s'agite un peu sur sa chaise.

 Mes parents... Ils ont fui le Cambodge en 1976. T'as raison, je viens d'une famille d'intellectuels : mes grands-parents étaient profs de fac et la famille de ma mère a vécu dix ans aux États-Unis. Lorsqu'ils sont revenus au Cambodge, au début des années 70, ils pensaient pas que la situation prendrait... ce tournant.

Sethy s'arrête là et je fronce les sourcils en essayant de capter son regard. Je ne comprends pas où il veut en venir.

— Quel tournant ?

 La victoire des khmers rouges.

Je suis encore plus perdu.

 Qu'est-ce que c'est que ça ?

Mon interlocuteur me lance un regard agacé, comme si ma question était la plus stupide au monde. Son air condescendant m'énerve mais je ne réagis pas par respect pour son histoire ; j'ai beau ne pas saisir de quoi il parle, je comprends bien que c'est important pour lui.

Lorsqu'il voit que je ne me moque pas de lui, il soupire une nouvelle fois et croise les bras derrière sa tête.

 En 1975, les khmers rouges ont pris le pouvoir au Cambodge. C'était des gens qui défendaient une idéologie communiste et ultra-nationaliste, et ils ont fini par instaurer une dictature atroce. En gros, ils cherchaient à créer une société communiste sans classe, sans aucune influence capitaliste, occidentale ou religieuse... Je te laisse imaginer ce qu'il en a suivi. Ils ont mené des répressions ignobles et ont tué des millions de personnes. Parmi les victimes, les riches intellectuels étaient constamment ciblés parce que leurs idées étaient jugées trop progressistes et qu'ils étaient influencés par l'Occident. Et bien entendu, mes grands-parents en faisaient partie. La famille de mon père et celle de ma mère étaient voisines à Phnom Penh, la capitale. Lorsqu'ils ont vu que la situation dégénérait, mes deux grands-pères se sont empressés de faire sortir leurs enfants du pays. Mon père avait seize ans et ma mère quatorze. Ils ne m'ont jamais raconté en détails comment ils s'en sont sortis, mais je sais que ça les a traumatisés. Ils étaient partis à cinq et seuls mes parents ont survécu. Quant à mes grands-parents... Ils ont été assassinés par le régime, comme plus de 20% de la population de l'époque. Voilà, c'est tout. Donc oui, je suis peut-être d'origine bourgeoise, mais non, je suis pas né avec une cuillère d'argent dans la bouche. Mes parents ont dû tout recommencer à zéro et refaire leur vie dans un pays qui leur était complètement étranger. Ils se sont tués au boulot pour ça et je serai toujours admiratif de leur volonté de s'en sortir.

Le discours de Sethy me laisse bouche bée. Toujours allongé sur ma chaise, j'ai l'impression que mon corps cherche à fusionner avec cette dernière tant il pèse lourd. Je suis estomaqué. Je n'avais jamais entendu parler de cette partie de l'Histoire et OK, je n'écoute pas beaucoup en cours, mais une telle information m'aurait marqué !

— Wow...

Vraiment ? C'est la seule chose que je suis capable de prononcer après avoir entendu le mec que je hais me dévoiler le passé de sa famille – et accessoirement prononcer plus de mots en une soirée que durant toute l'année scolaire ?

 Je savais pas du tout... Je connaissais pas tout ça.

Sethy hausse les épaules et s'assoit sur sa chaise, l'air toujours aussi impassible que d'habitude.

— Ouais. Peu de gens connaissent l'histoire du Cambodge.

Il se lève et s'étire de tout son long sans me regarder. Moi, en revanche, je suis incapable de détourner mon regard de lui. Comment il peut être aussi froid et rigide avec un passé comme le sien ? OK, c'est pas lui qui a dû fuir son pays, mais à sa place je serais tellement en colère que j'aurais envie de tout casser ! De respecter rien ni personne ! Mais lui se contente de faire sa petite vie, indifférent à tout ce qui se passe autour de lui, et surtout, toujours respectueux des règles et des normes sociales. Je le comprends pas.

Il rattache ses cheveux qui se sont éparpillés autour de son visage puis posent ses yeux bridés sur moi. Plus jamais je dirai qu'il est Chinois !

 Je te raccompagne ?

Je hoche la tête et me relève, attrapant ma planche au passage. Alors que nous avançons vers le portail, j'ai cet étrange sentiment d'être dans un rêve. Cette après-midi – et surtout cette soirée – a été complètement irréelle pour moi. Je parviens pas encore à réaliser toutes les informations qui se sont empilées dans ma tête ni toutes les émotions qui ont traversé mon corps. C'est étrange... J'ai l'impression qu'entre Sethy et moi, tout a changé sans que rien n'ait changé.

Lorsqu'il m'ouvre le portail et se tourne vers moi, je comprends alors ce qu'a réellement été cette soirée : une parenthèse au sein d'une histoire qui ne peut pas nous mettre sur le même chemin. Lui et moi, on est trop différents : nos familles sont différentes, nos amis sont différents, nos caractères sont différents, nos envies et nos projets sont différents. On a réussi à mettre ça plus ou moins de côté le temps de quelques heures, mais à l'instant où je vais franchir ce portail, tout va s'envoler.

Demain, rien n'aura changé. Cette parenthèse n'aura jamais eu lieu et on devra oublier tout ce qu'il s'est passé ici, sinon, ça supposerait de changer trop de choses dans nos vies, et ni lui ni moi ne sommes prêts pour cela. Les yeux sombres qui me fixent sans ciller le confirment : demain, ce sera retour à la case départ.

Alors, pour contrebalancer la petite frustration dans ma poitrine, je m'efforce d'adopter le même visage impassible que Sethy et passe devant lui, les doigts serrés autour de ma planche.

Une fois dans la rue, je me retourne et plonge mon regard dans le sien. Il n'a pas bougé, continuant de m'observer comme s'il essayait de graver mon souvenir dans sa mémoire.

Hum... Quel connard.

 A demain ?

Les yeux noirs me transpercent une dernière fois et leur propriétaire hoche doucement la tête.

 A demain.


NDA : Et c'est la fin de ce long retour dans le passé. J'espère qu'il vous aura plu et qu'il vous aura permis de cerner un peu mieux Hazel et Sethy. N'hésitez pas à me faire part de vos impressions et je vous dis à bientôt :)

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