Un simple pantin

Je suis Thorrak dans les couloirs de l'Institut, exactement trois pas derrière lui. Il ne s'arrête pas, ni ne vérifie qu'il ne m'a pas perdue. Je regarde ses pieds bouger à une vitesse impressionnante et je peine à maintenir son allure ; je crois qu'il le fait exprès, mais j'ai l'habitude d'être traînée dans chaque recoin par des hommes qui se fichent de moi. Ainsi, je réussis à ne pas être distancée. Sur notre passage, beaucoup de personnes le reconnaissent, ou plutôt sentent son aura. Ils se décalent tous et se collent aux murs pour l'éviter. 

J'ai l'impression que ce n'est pas un hasard si j'assiste à cette comédie grotesque. Mes lèvres s'étirent en une grimace sarcastique que les gens autour de nous ignorent complètement, aveuglés par la prestance de Thorrak. Je me doute qu'il a pris volontairement le chemin le plus encombré pour que je voie la peur dans leurs regards pétrifiés. Qu'espère-t-il ? Que je me rende compte de sa puissance ici et que je le craigne ? Je sais déjà quel genre d'homme il est. Un assassin. Qui plus est, celui de mes parents. 

Est-ce que j'éprouve, pour autant, une frayeur intense à ses côtés ? Au contraire, je le considère comme le déclencheur de ma misère, la personne qui m'a ôtée à mes parents et qui m'a plongée dans cette vie terrifiante. Ce que je ne saisis pas en revanche, c'est l'implication de Gareli dans l'assassinat. Ma mère était une Ravageuse et un Seigneur ordonne rarement l'exécution d'un tel atout. Je suis seulement au courant que cette femme est tombée en disgrâce et qu'elle est considérée comme une parjure par Santaria, une honte à la République. Quelle que soit l'erreur qu'elle ait commise, je ne compte pas me détourner de mon objectif. Pour l'instant. Je penserai plus tard au sort que je réserve à Thorrak.

— Quelle réputation ! raillé-je. Vous devez faire partie de l'élite des élites.

Sans ralentir, il ne me répond pas. Je ne cherche évidemment pas à enterrer le passé entre nous et paraître amicale. J'essaie plutôt d'entamer la conversation avec lui afin de déterminer son mode de fonctionnement, sa manière de répliquer, ses habitudes et tout ce qui me permettrait de le cerner au mieux. 

— Je suis le bras droit du Seigneur Gareli, rétorque-t-il sèchement. 

— Oh oui, c'est vrai, que suis-je bête ! Ce détail m'avait échappé ! Qu'est-ce que vous étiez avant ? Un mercenaire ? Il se pourrait que nous ayons un passé similaire !

Cette fois, son menton se tourne quelque peu vers moi, mais Thorrak ne dit plus rien. Je l'ennuie et c'est le but. Plus il me jugera stupide et naïve, plus je pourrais prendre le dessus sur lui. Cependant, je me force à calmer mes ardeurs ; il est cent fois plus expérimenté que moi et serait capable de me trancher la gorge en un clin d'oeil. Je reprends mon souffle en constatant que ces détours dans l'Institut sont en train de me fatiguer, surtout qu'il nous fait enchaîner les escaliers, montant et descendant en boucle. Je ne m'agace pas non plus et subis sa tentative vaine de mesurer mon endurance. Je ne lui donnerais pas la joie de m'essouffler et je retrouve mon énergie rien qu'en songeant à gagner des points. 

— Contente-toi de la fermer et d'obéir aux ordres, commande-t-il.

Je lui jette un regard loin d'être impressionnée par sa voix rauque et je me concentre de nouveau sur ses pieds protégés par des bottes en silka, le cuir le plus résistant de l'univers. Je reconnais ce modèle, car j'ai tenté de le voler à l'époque. Il s'agit de la paire que je désire et que j'aurai un jour, je me le suis promis. 

— Tu m'as entendu ? aboie-t-il.

— Oui, Thorrak, j'ai parfaitement entendu. Je me suis dit que je n'étais pas obligée de te répondre, puisque tu ne prenais pas cette peine.

— Ne te dis rien et ne m'appelle pas Thorrak !

— Comment dois-je t'appeler dans ce cas-là ? Par ton prénom, peut-être ? Mais je ne le connais pas. Par un petit surnom ? Je peux en improviser un, si tu veux !

Alors que je m'apprêtais à lister quelques surnoms, il fait volte-face et me jauge avec ses orbes tempétueux. Il est clairement sur le point de m'étrangler ou m'assommer pour me rendre silencieuse. Je me surprends en baissant volontiers les yeux. Ce ne serait jamais arrivé avec qui que ce soit d'autres, mais je devrais sacrifier des parts de mon amour propre pour ne pas mourir maintenant de ses mains. Je note néanmoins dans un coin de mon esprit qu'il a une patience limitée. Les tueurs sont la plupart du temps des personnes calmes et réfléchies en dehors de leur métier, puisqu'ils se défoulent lors des tueries et reviennent apaisés. Ce n'est pas son cas, il a l'air torturé.

— Ne m'appelle pas.

Donc, je ne dis rien et je ne lui parle pas. Super. 

— Bien. Est-ce que c'est encore loin ? Non pas que je commence à me lasser de cette visite de l'Institut, mais j'aurai toutes les occasions de l'admirer en détail lorsque je serais sacrée Ravageuse.

Il recommence à avancer, le front plissé. Apparemment, il ne m'apprécie pas beaucoup. Tant mieux. Il se peut que mon nouvel objectif, en plus de triompher et de prouver ma valeur à Gareli, soit d'insupporter le plus possible Thorrak sans qu'il ne me tue de frustration. Le faire agoniser peu à peu jusqu'à ce qu'il soit fou. C'est un plan amusant ! Un sourire mauvais vient légèrement illuminer mon visage et l'assassin semble le remarquer. Il me lance un coup d'œil par-dessus son épaule et je hausse simplement les sourcils. 

Après cinq étages en colimaçon qui ne parviennent pas à me priver de mon souffle, nous arrivons enfin dans le dernier couloir en fer, tout au bout de l'aile nord-ouest de l'Institut. J'en déduis que ses appartements se trouvent dans les parages et j'analyse d'autant plus ce qui m'entoure. Cette zone est plongée dans la pénombre, sans aucune lumière au plafond. Si je ne percevais pas les pas de Thorrak juste devant moi, je peinerais à me déplacer. Par la force de l'habitude, il y arrive très bien. 

Soudainement, il n'y a plus de bruit et je m'arrête. Il déverrouille sa porte et un long grincement résonne dans le couloir vide. Il entre de six pas dans ses appartements et allume la lumière. Ce n'est qu'à ce moment que je m'autorise à l'imiter et à pénétrer dans l'antre de l'assassin. Je me fige instantanément et demeure bouche bée à la vision qui s'offre à moi. Je pivote vers Thorrak qui ne m'accorde pas d'attention ; il n'est ni choqué, ni dérangé par l'état des lieux et j'en conclus que ce doit être normal. 

Entre l'étroitesse, la poussière et le désordre, je ne sais pas où donner de la tête. Même le taudis minable que j'avais utilisé pendant des mois en tant qu'abri était plus propre que cet endroit. Je fais quelques pas et bute sur des boites métalliques contenant probablement du matériel. Je me tourne, mais je me retiens de justesse avant de piétiner des morceaux de verre. Thorrak a trouvé un chemin sûr et est à son bureau bancal dans le fond de la pièce. 

D'ailleurs, je note qu'il n'y a qu'une seule pièce. Il a empilé toutes les affaires nécessaires à la toilette sur le lavabo et sur une étagère remplie qui menace de s'effondrer. Je ne repère pas de porte menant à une salle pour faire ses besoins et je comprends qu'elle doit être sur le palier, commune à tous les autres voisins de l'assassin. Ma bouche s'élargit de plus en plus, mais je me maîtrise et ravale mon sourire moqueur. N'importe qui bénéficie au moins d'appartements dignes et utiles. Qui aurait présagé que le bras droit de Gareli serait traité de la sorte ? 

— Heureusement que nous ne restons pas une nuit de plus dans cette saleté ! Il ne vous est jamais venu à l'esprit de nettoyer quelques fois ? Histoire de ne pas tomber malade en rentrant au bercail !

— Si ce n'était pour toi, je serais reparti aussitôt ! grogne-t-il. Prends le balai tant que tu y es ! Au moins, tu serviras à quelque chose !

— Quel balai ? rabroué-je avec un rictus goguenard.

Il pointe un coin de la pièce, mais s'aperçoit qu'il est vide et qu'en prime de la moisissure a grimpé sur le mur. Il soupire et n'ajoute rien. Son tutoiement m'irrite ; contrairement à moi qui ai oublié le vouvoiement dans le but de marquer ma jeunesse et de lui faire comprendre que je ne le redoute pas, il en use pour me rabaisser. 

— Enlève ces bottes ! ordonne-t-il. En fait, enlève tout. 

Il m'adresse un mouvement, mais je n'ai pas le temps de le voir. Je souffle imperceptiblement et ne m'exécute pas tout de suite, incertaine de ce qu'il veut. Thorrak ne me regarde pas du tout et il lâche la feuille qu'il tenait sur son bureau. Il détache sa veste lourde et la balance sur le sol ; il déboutonne ensuite le reste de ses habits et s'en débarrasse. Je lève un sourcil et croise les bras. Les mots de Gareli reviennent dans ma tête et je me doute de son intention. Vulgairement, je fais comme lui et finis avec mon fin haut pour seule défense. Tout du long, il m'a fixée avec un regard perplexe et des lèvres retroussées, signe de son dégoût. 

— Quoi ? fais-je. Je ne plais pas à ce bon monsieur ? Tant pis ! Je n'ai que ça à offrir.

Si Gareli souhaite tester ma loyauté à ce point, je suis prête à tout à ce stade. Mais, Thorrak ne se focalise pas longtemps sur moi et rejoint à reculons son armoire. Il l'ouvre, elle grince et de la poussière en sort. Il la chasse en agitant sa main et attrape une tenue relativement propre qu'il revêt. 

— Rhabille-toi, bon sang ! Je parlais de tes bottes à moitié détruites et de tes habits grisâtres ! On dirait que tu t'es échappée d'un hôpital. En plus, ce gilet sent mauvais. Hors de question qu'une fille parade derrière moi en guenilles !

Est-ce que la vue de mon corps l'intimide ? Je ne suis pas contre le fait de me rhabiller, un brin soulagée même si je ne l'avoue pas.

— Pour information, j'ai obtenu ces guenilles au prix d'un grand effort.

— Pour information, singe-t-il, je m'en moque ! Tous les apprentis essaient de maintenir une bonne image, c'est de la pure logique. Pour bien se faire voir auprès des Seigneurs. Ne me dis pas que tu as accompli tous tes soi-disant exploits avec ces haillons !

— J'ai fait avec ce que j'avais sous la main, marmonné-je.

Il ricane et puisque je perds l'échange, je le stoppe sur-le-champ en m'intéressant à plus important que lui. Sur son bureau, il y a un dossier qui m'intrigue depuis mon arrivée ici. Il est relié et des lettres en or brillent sur le dessus. Je m'approche pour m'en emparer et le lire, parce que je devine que ce sont les instructions évoquées par Gareli. Toutefois, Thorrak se rue sur moi et m'interdit d'aller plus loin dans sa chambre.

— Tu sauras assez tôt la mission confiée par le Seigneur. En attendant, ne rechigne pas et sois gentille.

Je manque de l'insulter, car je ne tolère déjà pas son air méprisant, mais je hoche docilement de la tête. Je ne me reconnais pas. J'ai l'impression de me laisser contrôler et ce n'est pas qu'une impression. Dès qu'il se décale et ouvre sa porte, je sors à mon tour et il me traîne de nouveau dans l'Institut. Sauf que, dorénavant, je suis pied nu et sans veste pour me couvrir. Si nous croisons la foule de tantôt, je n'aurai plus d'honneur. Est-ce qu'il aspire à m'humilier ?

— Très cher nouveau camarade, chuchoté-je avec une méchanceté vibrante dans le ton, il faut davantage pour que je ressente une quelconque honte ! J'ai vécu les pires infamies et je suis par conséquent une personne tenace. Traîne-moi dans la boue, je me relèverai toujours. 

Je décide de le contrer et me glisse dans un autre couloir sans qu'il ne puisse réagir. Je devine avec facilité où il se rend : hors de l'Institut. Au lieu de passer dans tous ces dédales remplis de va-et-vient constants, j'opte pour l'ombre et atteins discrètement le hall d'entrée sans rencontrer la moindre silhouette. Je m'appuie dans une position agaçante contre un pilier et patiente en faisant mine de scruter mes ongles. Thorrak arrive cinq minutes après, agacé, bien qu'il dissimule tant bien que mal un sourire sardonique. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top