Un morceau de viande

Je n'ai évidemment pas dormi des trois heures et je ne me lève qu'à l'entrée hâtive de Xiao Liu dans ma chambre. Il s'est à priori décidé à rabattre le pan de sa robe et l'attacher avec sa ceinture, dissimulant enfin son torse nu. N'a-t-il pas réussi à rendre Thorrak jaloux de son physique ? Ou a-t-il noté le ridicule de son comportement ? Quoi que ce soit, il se rue sur le lit et j'ai à peine le temps de m'asseoir sur le bord. Il se jette à côté de moi et fait rebondir le matelas, tout souriant. 

Je me prépare mentalement à affronter sa bonne humeur. Il est le seul être humain que je connaisse à afficher une constante joie, malgré les situations complexes et sérieux, et j'ai compris au fil des années que c'était seulement son moyen de défense contre les épreuves de la vie. Ses yeux naturellement bridés se plissent à cause de son rictus et il profite de ma perplexité pour glisser derechef son bras autour de mes épaules, réflexe qu'il a adopté vers la fin de notre adolescence. Je le toise avec un air d'interrogation, il se penche et murmure à la manière d'une confession :

— Je me suis débarrassé de ton chien de garde ! Bon sang, que c'était dur ! Il m'a suivi tout au long de ces trois heures, surveillant le moindre petit mot sortant de ma bouche. Insupportable celui-là ! Es-tu sûre de ne pas vouloir l'éliminer ? Ton Gareli comprendrait. Non ? S'il tient réellement à toi et si tu es sa disciple destinée, comme tu l'as affirmé toutes ces années, il ne te reprochera pas d'avoir vengé tes parents !

— Malheureusement, il ne tient ni à moi, ni à lui et j'admets que mon jugement sur l'attention qu'il m'a portée s'est avéré totalement influencé par mon espoir de jeune mercenaire démunie. 

— Pourtant, tu continues de travailler pour lui.

— Bien sûr ! Quand bien même il serait le pire des hommes de l'univers, Gareli n'est qu'un tremplin.   

— Pour atteindre le titre de Ravageuse, conclut Xiao Liu.

Je lis la désapprobation en lui, mais il a la bonté d'abandonner ce sujet et de ne pas insister. Il s'inquiète tellement pour moi en ce moment que je ressens son agitation à travers la vibration de son bras contre ma peau ou le martèlement de sa jambe sur le bois. Je soupire et refoule pour la énième fois cette voix dans ma tête qui me répète à quel point ce jeune homme m'a aidé par le passé et ne cesse de me prêter main forte aujourd'hui encore. J'ai parfaitement conscience que Xiao Liu est toujours mon seul et meilleur allié. Sauf que je n'arrive pas à éprouver pleinement de la gratitude et que je ne lui dirai pas ce que j'ai sur le cœur.  

— Te rappelles-tu de Zora ? Nous voyageons aussi avec elle.

J'ignore pourquoi je lui ai confié ce détail inutile, mais Xiao Liu pouffe et s'exclame :

— N'est-elle pas la garce indigne que tu tuerais dès ton ascension juste parce que tu es aigrie et en colère de sa réussite, au contraire de ton échec pitoyable à te sortir de Kapleeen ?

Je me tourne lentement et il secoue ses mains en signe de paix, mais je les attrape et lui tords un doigt sous son rire moqueur.

— N'enfonce pas le couteau dans la plaie ! 

Il se calme immédiatement en percevant des bruits sur le pallier. Un mercenaire vient le chercher, il est l'heure de nous mettre en route. Xiao Liu me retient une petite minute et se contente de m'observer. J'entre dans son jeu et me penche. Je crois que je lui ai réellement manqué. Ou alors il songe à la meilleure mort pour moi. Au choix ! Quand monsieur daigne terminer son analyse, il me saisit la main et me traîne derrière lui. Je fais claquer ma langue contre mon palais au cas où il ait oublié que je ne suis pas un chien à promener. 

— Puis-je savoir pourquoi tu me reluques et ne me lâche plus ? Je ne suis pas partie depuis si longtemps !

Nous sortons de la chambre et commençons à descendre les marches craquelant sous le regard intense de Thorrak.   

— Ne remarques-tu pas comment cet idiot te fixe ?  

— D'une façon assez similaire à la tienne ! rétorqué-je. Suis-je devenue une pièce de viande à vous disputer sans m'en être rendue compte ?

— Effectivement, mais tu es une très jolie viande !

Je ne réponds pas à son commentaire. Il se détache de moi et se poste aux portes de la garnison. Xiao Liu appelle une dizaine de mercenaires à s'avancer pour être des volontaires. J'en reconnais certains, tandis que d'autres sont des étrangers. Thorrak ne tarde pas à se positionner dans mon dos et je ravale un soupir de lassitude. Bingo, je suis vraiment une pièce de viande ! Une main tapote mon omoplate, mais je ne me retourne pas. Je n'ai pas envie de lui parler. Mon ignorance ne lui plait pas et il me tire brusquement en arrière pour m'écarter de deux hommes. Sourdement, il murmure à mon oreille :

— J'espère que ce n'est pas un piège. Cela fait des années que tu fréquentes Yeux Bridés. Te parait-il sérieux et honnête ?

J'ouvre la bouche pour lui expliquer que la paranoïa n'a pas sa place maintenant, mais je tique au surnom.

— Pourquoi tu l'appelles Yeux Bridés ?

— Parce qu'il a les yeux bridés !

— Ne l'appelle pas Yeux Bridés, ce n'est pas correct !

 A son tour, il s'apprête à prolonger cet échange et laisse finalement tomber. Il m'invite d'un mouvement de tête à me concentrer sur sa question. Cependant, Thorrak semble énervé et il n'essaie même plus de le cacher. Apparemment à bout et ne voulant plus se contenir, il me fait part de ses soupçons et préjugés sur Xiao Liu nerveusement. Je constate que mon ancien allié a totalement réussi à perturber cet assassin si fier et hautain. Par conséquent, j'écoute chacun de ses mots et me promets de les apprendre pour le charrier plus tard.

— Il se donne des airs de roi, mais il n'est qu'un insignifiant petit cafard que j'écraserai à la seconde où nous recevrons la récompense de cette fichue mission ! Il gaspille notre temps ! Qu'est-ce qu'il croit, bon sang ? Qu'il a tous les droits ? Tu aurais dû être là tout à l'heure ! Il susurrait des idioties aux autres mercenaires en me regardant et ils se fendaient la poire ensuite. Il se fout de moi ! Je ne le permettrais pas ! Tu as intérêt à me retenir à notre retour, sinon je le tue dès que nous obtenons les informations ! Quel paltoquet !

A partir de ce jour, le terme paltoquet restera gravé dans ma mémoire ; je ferai écrire le mot sur une plaque que j'accrocherai à mon mur. Merveilleux. Thorrak n'a pas encore déversé toute sa frustration et il s'en prend à moi :

— De toute façon, tu es complètement sous son charme ! Je ne savais pas qu'il suffisait de se balader torse nu pour te séduire ! Dommage que je ne connaissais pas cette stratégie plus tôt, j'aurais eu la paix !

Je ne l'ai pas tant ennuyé que ça. Moins que prévu, en tout cas. Je suis vexée. 

— Est-ce que je peux te faire confiance, Krixia ? Maintenant que ton amoureux est un rebelle en devenir, est-ce que je dois craindre un retournement de veste de ta part ?

— Ce n'est pas mon amoureux.

Je n'ajoute rien de plus, ce qui l'agace au plus haut point. Thorrak enlève son masque pour mieux s'exprimer, mais la fumée l'étouffe et il le remet aussitôt. J'attends qu'il termine son manège.

— Tu mens pour rien. Tu l'aimes, il t'aime. Vous avez survécu des années ensemble, vous vous êtes battus tous les deux contre la misère et vous avez même habité dans la même maison ou je-ne-sais-quoi. Votre relation ne me surprend guère. En revanche, si tu tentes de me duper à ce propos, je serai forcé de te suspecter autant que je le suspecte, lui.

N'importe quoi. Il bluffe. En désignant cette soi-disant relation et en la supposant vraie sans véritable preuve, il m'oblige à éclaircir mes sentiments pour Xiao Liu et ma position dans toute cette histoire de futur rebelle. A ce sujet, je ne détiens qu'une certitude : je ne trahirais pas la République Santaria. Vais-je le dénoncer ou resterai-je passive quand Thorrak exposera le danger de révolte sur Kapleeen ? Sur cela, je navigue encore en eaux troubles. L'avenir est incertain, je ne me résous pas à choisir tout de suite. 

— L'amour n'a pas sa place entre nous tous.

Les mots ne sortent plus, coincés dans ma trachée, et Thorrak devra se satisfaire de cette unique phrase. Mon ton sans appel le convainc instantanément de ma sincérité. Je ne peux pas le tromper sur l'amour ; deux décennies qu'il travaille en tant qu'assassin, il ne doute pas une seconde de la véracité de ma déclaration.  

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