Pour Santaria
Le médecin, un petit homme trapu qui n'hésite pas à reluquer mon corps – jusqu'à ce que je remette en cause son existence toute entière par un simple regard – s'affaire à la tâche complexe qui est de m'ausculter. Il balade ses mains librement sur mes bras, sur ma tête, il prend ma tension, vérifie les pulsations de mon cœur, mais ce bougre essaie systématiquement d'accéder à mon ventre. Apparemment, il ne comprend pas que je le repousse. Au bout de quelques secondes de combat endiablé, à coup de tapes sur ses doigts, il soupire brutalement et s'écrie hors de lui :
— Je sais déjà ce que vous essayez de cacher ! Vous avez une blessure conséquente aux côtes, il me faut donc la voir. Alors, je vous prierais de me laisser faire mon travail.
Une moue dubitative lui répond et je lance une œillade significative vers mes deux sauveurs. Le médecin leur fait signe de partir et une fois sortis, je l'autorise à baisser mon drap. Il ignore de toutes ses forces la sordide marque gravée sur ma peau. J'esquisse un sourire supérieur, puis me concentre sur mon ventre. Je constate que la plupart de mes blessures ont soit cicatrisé soit disparu, mais pas celle de mon flanc. Un hématome s'est formé autour et dès que le vieillard la touche, je me retiens de gémir.
— J'imagine que vous allez vouloir fuir cet endroit. Cependant, je vous conseillerais de rester ici jusqu'à demain matin. Si vous acceptez, nous vous administrerons des antidouleurs et des cicatrisants puissants qui vous remettront sur pieds en un rien de temps.
En fait, je comptais lui planter une seringue dans la gorge et partir aussitôt. Je hausse les sourcils, ne dissimulant pas mon moment de réflexion. Je soulève légèrement mes épaules, faisant planer le doute. Il n'est pas rassuré de demeurer près de moi, mais sa neutralité l'oblige à me tolérer.
— Cränos est réputé pour son respect des peuples, interviens-je, lassée de son faux comportement autoritaire. Mais qu'est-ce qui garantit le silence des autres patients ?
— Eh bien... Je dirais... La confiance. Vous avez simplement à nous faire confiance.
Je pouffe d'un coup sec et m'esclaffe, réellement hilare.
— La confiance ? répété-je. Vous savez très bien que les Santarian n'accordent aucune confiance.
— C'est ce qui fait votre réputation d'êtres bougons, hostiles et sauvages au possible.
— C'est ce qui a mené à notre survie et notre expansion ! corrigé-je, le ton grave. Santaria est le plus ancien système politique toujours vivant et opérationnel... Ne vous risquez plus jamais à critiquer ma nation. Tous les peuples savent à quel point nous sommes puissants. Nous leur survivrons et admirerons leur chute avec délectation.
Il se braque, sa réaction me plait. Il semble vouloir rajouter quelque chose, mais se ravise au dernier moment. Bien, j'ai réussi à faire fermer son caquet ! Mes yeux se plissent et je le fixe intensément. Ce qu'il a à dire m'intrigue. Je ne l'aurais avoué pour rien au monde, mais les gens de Cränos m'ont toujours intéressé. Quand on me parlait d'eux, on me disait qu'ils étaient des personnes remarquablement équitables et justes. Je souhaite rester un peu plus longtemps pour démontrer l'hypocrisie de cette théorie. Après tout, ils ne sont ni plus ni moins que des hommes de Zergra et peut-être d'anciens rebelles lâches qui choisissent un lieu neutre pour fuir leurs obligations.
Je continue de sourire méchamment, remonte le drap et lui fait signe de bouger. Le médecin s'occupe d'appliquer onguents et pommades en tout genre sur mes diverses plaies, me branche à une machine afin de déterminer l'état de mon corps et me donne des pilules. Ses mouvements sont désormais mécaniques.
— Puis-je sortir ? demandé-je, impatiente de marcher à nouveau.
— Seulement si l'on vous accompagne. Vous êtes encore faible, Santarian.
La façon dont il m'a nommée me procure un frisson de soulagement. Avec toutes ces péripéties, j'en oublie presque qui je suis et ce que je dois accomplir. Il me faut encore réaliser une tâche bien plus importante que ma vie : prendre mon futur en main en devenant la disciple de Gareli. J'acquiesce et le laisse remballer ses affaires. Mes pensées se tournent vers ma mission, je suis déjà exténuée rien qu'à l'idée de me lever. Il allait quitter cette maudite pièce trop claire pour mes pauvres yeux, mais il fait volte-face et s'exclame :
— J'oublie l'essentiel ! Le directeur Sens-Meyer souhaite s'entretenir avec vous. Ce n'est pas tous les jours qu'une femme comme vous séjourne à Cränos. Vous sentez-vous de marcher ? Sinon je peux vous amener un fauteuil.
Le rictus que j'arbore à la fin de sa phrase lui fait comprendre que je ne lui permettrais jamais de me pousser dans des couloirs dont j'ignore tout. Je préfère souffrir debout et me tenir prête au moindre signe suspect. Si des rebelles séjournent également ici, ce qui est sûrement le cas, et que ma présence s'est ébruitée, je risque gros malgré la neutralité. J'opine donc du chef et il pointe une pile d'habits dans le coin de la pièce.
— Nous n'avons pas de noir, pardonnez-nous. J'espère que ces vêtements vous iront.
L'insolence de ses mots me donne une envie viscérale de lui bondir dessus. Il le sait, puisqu'il fuit rapidement. Je ne porte pas de noir, idiot, songé-je en me gardant bien de l'exprimer à haute voix. Je rêve de tissus rouge sang qui me fournit cette allure de tueuse impitoyable que mes victimes redoutaient tant. J'en regretterais presque d'avoir mis de côté mon emploi de mercenaire. Au moins, je savais où j'allais. Actuellement, je ne me doute de rien ; brebis égarée qui dépend des autres pour la guider. Je déteste cette sensation.
— Je vais avertir le directeur de votre venue.
Sur ce, il me laisse seule. Tant mieux, je l'aurais plaqué contre le mur pour lui arracher les yeux un à un. Soudainement, la violence de mes pensées me submerge. Pourquoi suis-je enragée ? A cause de la frustration, probablement. Je soupire et me redresse dans le lit, fais basculer le drap ainsi que mes jambes dans le vide. Une douleur me tiraille au flanc et je tente de l'ignorer du mieux que je le peux. Mes pieds nus touchent finalement le sol glacé. Cela aurait dû m'électriser mais la sensation est apaisante. Le froid me réchauffe étrangement le cœur.
Je me lève avec plus de lourdeur que je ne l'aurais pensé et me traîne littéralement vers la chaise où sont disposés les habits. Je saisis un débardeur fin gris pâle et commence à lever les bras. Derechef, je ressens une gêne à la dernière de mes blessures. Je passe outre et enfile le haut dans un grognement contenu. Puis, j'exécute le même procédé avec le pantalon blanc, les bottes blanches elles aussi et le gilet de laine. Je ressemble à une grand-mère sans le sou... Si Santaria me voyait ainsi misérable, je ne perdrais pas seulement mes chances de réussir. Ils ne me laisseraient pas mettre un pied sur le territoire. Quelle mercenaire et candidate au titre de Ravageuse se montrerait avec ces loques ?
Mon flanc me rappelle à l'ordre. Je retourne m'asseoir, m'obligeant à respirer profondément, alors que ma respiration refuse de coopérer. Je patiente de courtes minutes jusqu'à ce qu'on toque à la porte de laquelle je ne discerne que la poignée, puisque le reste se fond parfaitement avec le mur. Je vais l'ouvrir et c'est le médecin qui me fait face. Il me regarde de haut en bas sans se formaliser de mes yeux nimbés de colère. Je m'enflamme quand il se détourne nonchalamment, ne me faisant plus le plaisir d'avoir peur. Je m'élance sur lui, mais m'arrête en plein geste, paralysée par la douleur. Je l'entends pouffer et promets de lui faire payer son impassibilité plus tard.
— Je vois que vous êtes prête. Allons-y ! Le directeur a vraiment hâte de vous recevoir.
Là, il me dirige dans plusieurs couloirs que j'ai à peine le temps d'examiner. Règle numéro une en territoire inconnu : toujours savoir se repérer. Toutefois, il marche si vite que j'ai l'impression qu'il le fait exprès. Chaque corridor se ressemble et est similaire en un même point : ils sont blancs. Rien ne peut les différencier. Une légère inquiétude perce mes défenses, mais je la refoule brusquement. Nous arrivons devant une porte semblable aux autres et nous nous y arrêtons. Le médecin me fait signe d'entrer en s'inclinant avec respect. Je ne toque pas et y pénètre directement.
Le fameux directeur Sens-Meyer est appuyé contre un des murs du fond et pose son regard brun sur moi dès mon entrée. Je referme la porte à mon passage et m'avance jusqu'à lui. Les bras croisés, il m'analyse sans scrupule, ce que je fais également. On le décrit comme un être approchant de sa fin, malade et forcé de vivre dans un fauteuil pour le restant de ses jours s'il désire les prolonger. Or, il est bel et bien debout, en bonne santé et avec des yeux bien trop curieux à mon goût. Un jeu de regard s'impose et nous interrompons le cours de l'univers pour cet instant crucial. Aucune chance que je baisse les yeux en premier !
— Vous avez ma sacoche, à ce qu'il paraît.
— J'ai vendu les objets à un autre de mes clients, un marchand, pour un prix généreux. Je ne voulais pas de ces choses dans mon établissement. Tenez. L'argent vous revient.
Il me désigne un boitier sur son bureau, probablement plein d'or ou de billets. Rien qui ne calme la fureur qui me saisit avec brutalité. Comment ose-t-il ? Je serre tellement les poings que je plante mes ongles dans ma peau pour éviter de le battre à mort. Mes ossements. Mon cristal. Mes crocs. Envolés. Mon cœur en souffre. Ma fierté surtout.
— Cela m'a toujours étonné, déclare-t-il tout à coup, que la République Santaria n'ai jamais essayé d'annexer Cränos. Elle qui se plait à bafouer toutes les règles. Nous sommes pourtant si proches de vous. Comment expliquez-vous cela, Madame ?
— Pourquoi devrions-nous le prendre absolument ? rétorqué-je, un sourcil relevé. Cet hôpital ne nous sert à rien, il n'est pas un pôle stratégique et n'est, en tout point, nullement attrayant.
Sens-Meyer esquisse un sourire en coin que je ne parviens pas à interpréter. Il décroise les bras et s'assoit à son bureau. Il attrape une feuille et me la tend. Je ne dévoile ni ma curiosité, ni ma gêne face à son regard aiguisé. Je la saisis avec paresse, mais mon attitude me trompe. Je hausse les sourcils sans me retenir. Il s'agit d'une photographie. De moi. Ou plus particulièrement de mon ventre. J'ignore pourquoi il s'intéresse à ceci, alors j'essaie de détourner son attention — quelle qu'elle soit.
— J'espère, sincèrement, pour vos vies que vous n'avez pas pris des photographies d'autres parties de mon corps. Parce qu'autrement, je...
— Vous me tuez ? propose-t-il, provocateur à souhait.
— Exactement...
Son sourire se fane. Il sait que je ne mens pas.
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