Peinte d'argent
Un garde ne tarde pas à m'arracher Xiao Liu– littéralement, puisqu'il s'accroche à mon cou pour ne pas partir. Parfois, j'ai l'impression d'affronter l'âme d'un enfant avec lui. Je finis donc par rester toute seule dans cette salle vide et barbante. Puisque je ne suis plus attachée à la chaise, je me lève et déambule, toque à la porte et n'obtiens bien sûr pas de réponses. Bref, je m'occupe avec pas grand-chose. Les chaînes sont tellement serrées autour de mes poignets qu'elles me brûlent et je cherche un moyen de les enlever, en vain. Plusieurs heures s'écoulent et je perds espoir de sortir rapidement.
Toutefois, l'homme qui m'agace le plus depuis quelques jours se montre de nouveau avec une expression irritée. Thorrak en a marre de moi autant que j'en ai marre de lui, nous sommes quittes. Il me retrouve debout sur la chaise et fronce les sourcils. Pour ma défense, je ne faisais rien de mal. Je testais mes compétences physiques et effectuait des répétitions de montées. Il ne cherche pas à comprendre, dépité. Je descends sagement et il me saisit aussitôt par l'épaule. Je ne suis pas très encline à le suivre et le suis encore moins quand il me pousse. Je pivote et il s'arrête avec méfiance.
— Premièrement, prière de ne plus poser tes sales mains de traître sur moi. Deuxièmement, où m'amènes-tu ? Troisièmement, je ne sortirai pas d'ici sans habits décents. Dernièrement, je pratiquais mon sport de la journée, pour information !
Il m'ignore complètement, me lâche et quitte la pièce sans plus de cérémonie.
— D'accord. Surtout ne répond pas.
Je soupire et ne me gêne pas pour recommencer mes montées sur la chaise. Bouger mon corps, activer mes muscles et transpirer m'aident généralement à garder les idées claires et à me détendre. Une poignée de minutes plus tard, la porte se rouvre vivement, ravivant des souvenirs. Mon arcade sourcilière n'a plus saigné, mais la trace rouge demeure sur mon visage et elle a séché. Thorrak est revenu avec une pile de vêtements. Les personnes que je suis censée rencontrer sont à priori très importantes, s'il accepte de me rendre un minimum de dignité. Je me change rapidement, pendant qu'il se tourne vers le mur. Ce traître m'a rapporté mon équipement, à l'exception des armes.
— Tu ne m'as pas attaqué, alors que je t'ai enlevé les fers. Nous progressons !
— Pourquoi t'attaquer ? Je préfère largement visiter votre ridicule avant-poste et découvrir un moyen de m'échapper !
Il roule des yeux et m'invite à avancer, ne me touchant pas. Je passe devant lui et l'entends marmonner, ce qui me fait sourire de malice. Plus je l'agace, plus je le distrais et plus j'aurais des chances de le semer plus tard. Docilement, je pousse la porte et atterris dans un long couloir que je traverse. Il m'indique un tournant et nous arrivons directement à l'extérieur, mais pas en dehors du domaine. Nous nous trouvons dans la cour centrale de celui-ci. Thorrak me guide à l'autre bout de ce jardin aux haies parfaitement taillées et aux fleurs épanouies.
Puis, nous entrons dans un nouveau long couloir qui débouche sur un vaste hall. Au bout, j'aperçois de nombreuses personnes, une vingtaine peut-être, autour d'une table ovale. Ils discutent d'un sujet houleux et leurs voix résonnent à cause du vide environnant. Thorrak tape mon épaule pour que je les rejoigne. Par un simple esprit de contraction, je refuse de bouger durant une minute et observe plutôt ces hommes. Il souffle de lassitude, mais ne me force pas.
J'estime qu'ils font partie en majorité de la Rébellion grâce à leurs tenues humbles et ternes, quelques-uns forment une certaine élite de la Couronne Zergra à en juger par les tissus criards et une personne est assise sur un fauteuil au haut dossier qui s'apparente à un trône. Je l'identifie immédiatement, bien que je ne l'aie jamais vu en face à face ou en image. Entourée de ses trois conseillers, aussi surnommés ses Ombres, elle est une des femmes les plus riches, puissantes et libres de l'univers. La Reine Amalia. La légende raconte qu'elle vit depuis des centaines d'années et qu'elle serait immortelle. Voyons si cette folle histoire peut être confirmée.
Je m'approche doucement d'eux et perçois des bribes de leur conversation. Je pouffe en comprenant que je suis l'objet de leur dispute. Les uns aspirent à éliminer la menace téméraire que je représente en utilisant mes messages interceptés en guise d'arguments, les autres appellent au calme, à la prudence et à la réflexion. Une seule personne ne prononce rien et écoute distraitement. Amalia. Elle remarque tout de suite ma présence, mais ne pipe mot. Son regard de braise me sonde et transcende mon âme ; j'ai instantanément la sensation que je reçois l'attention d'un être millénaire qui connait l'univers et ses habitants. Une femme pareille ne s'allierait pas à la Rébellion. N'est-ce pas ?
— Assez ! crie l'un des rebelles. Elle est arrivée !
Tout le monde se retourne vers moi et semble étonné, hormis la Reine. Que des hommes. La plupart me dévisage méchamment. Le plus agressif de tous aboie :
— Red, assis-la !
Thorrak devine que cet ordre ne me plait pas et ne tente même pas de me rejoindre. Il reste en retrait, tandis que je marche d'une lenteur très insupportable pour eux.
— Je ne pense pas trop dépasser les bornes en vous rappelant que je suis une humaine bipède et que je suis totalement en mesure de me mouvoir sans l'aide de personne. Aussi, je ne suis pas une chienne.
Sur ce, je gagne une chaise solitaire avec un pied manquant qui m'est destinée. En prenant place, je parviens à maintenir un équilibre. Tous me jaugent durement. Amalia, en revanche, se diverge complètement des autres ; elle dissimule un sourire mystérieux derrière sa main et ses yeux luisent d'un éclat étrange. Ses pensées me sont inconnues, mais je ne ressens absolument pas d'animosité, au contraire. Possiblement de la curiosité ou de l'intérêt. Je sais déjà que je n'écouterais qu'elle. Cette femme me fascine. Elle incarne toutes les bonnes valeurs ; la puissance, la férocité, la douceur, l'autorité, la fortune et surtout l'indépendance. Elle est la Couronne.
— Tuerez-vous Gareli, oui ou non ?! s'exclame un autre rebelle.
J'inspire profondément et me retiens de lui cracher au visage. Vous imaginez qu'avec leur bellicisme je rêve de les éviscérer. Thorrak se poste derrière eux, adossé au mur comme à son habitude. Il adore s'appuyer quelque part ! La Rébellion fatigue-t-elle au point qu'il ne tienne plus debout ?
— Non.
Ils n'aiment pas cette réponse. Quelle surprise ! J'affiche un air sarcastique à leurs visages outrés et celui qui m'a posé la question s'apprête à cogner la table de son poing. Tout à coup, le stoppant dans son élan, Amalia éclate d'un rire doucereux et fluet. Ils la jaugent à la manière d'une dérangée, mais contre toute attente je l'imite. Nous ricanons de leur stupidité. Même Thorrak ne comprend pas, ce qui nous amuse d'autant plus. La Reine se lève souplement et ses Ombres lui emboîtent le pas de très près.
Elle me tend sa main et je lui montre les chaînes qui m'ont été remises. Faisant claquer sa langue contre son palais, elle adresse un geste de la main à l'un de ses conseillers qui s'empresse de trouver la clef attachée à la ceinture de Thorrak. Il la saisit sans demander son avis et me détache dans la seconde sous les protestations murmurées de ces hommes. Ils n'élèvent pas la voix contre une Reine. Elle me tend derechef sa fine et longue main, je l'empoigne fermement et nous saluons cette rencontre avec un échange qui s'éternise. En fait, je ressens son attirance pour moi et je suis contaminée par un mal similaire, je ne peux me détourner d'elle.
A vrai dire, cette femme parait sordide au premier abord, mais cette impression s'efface vite, remplacée par de l'admiration. Peinte de la tête aux pieds d'une couleur argentée, sa bouche lisse ressort dû à son rouge bestial. Ses yeux m'intriguent également, brun aux nuances dorées. Sans parler de son accoutrement. Un morceau de cuir couvre sa poitrine et une jupe légère traîne presque par terre, la teinte étant identique à sa peau. Quelle assurance. J'en ai croisé qui dénudait des parties importantes de leur corps, mais jamais avec une telle prestance. Je me souviens des rumeurs mentionnant une possible appartenance à une espèce aliene ; je crois qu'elle possède seulement un goût particulier et qu'elle n'hésite pas à le montrer.
— Suivez-moi.
Sa voix coule à mes oreilles.
— Ne vous inquiétez pas pour ces messieurs. Ils se rendront compte un jour qu'ils descendent autant des animaux que nous. Si nous sommes des chiennes, alors ils ne sont que des chiens.
Ils n'osent pas répliquer, mais tremblent de colère. Elle pose délicatement sa main dans mon dos et me conduit dans une autre pièce qui se révèle être un second hall. Amalia médite tout en observant les peintures aux murs.
— Les appréciez-vous ? s'enquiert-elle. La Couronne Zergra rase les villes et les avant-postes de cette planète pour tout reconstruire. Les rebelles n'ont pas donné d'instructions particulières, mais nul n'a complimenté mes choix de décoration, dont ceux-ci. Sont-elles si hideuses ?
Je m'y focalise et les analyse une par une. De l'art abstrait. J'ai toujours été séduite par les peintures ou la musique, j'accepte toute forme de créativité. Ce doit être l'unique sujet sur lequel je fais preuve d'ouverture d'esprit.
— Honnêtement, elles m'inspirent beaucoup. Ne les changez pas.
Amalia arbore subitement un immense sourire qui dévoile des dents blanches et alignées. Elle replace son épaisse natte baisse sur une épaule et se déhanche d'une façon féline.
— Vous ont-ils expliqué pourquoi Gareli et pourquoi ils vous proposent ce travail ? D'ailleurs, ont-ils mentionné votre rémunération ?
Je fronce les sourcils et me fige. Elle fait quelques pas supplémentaires et se retourne vers moi.
— Non, ils n'ont rien précisé du tout.
Elle glousse, apparemment habituée à la rude attitude de ces alliés.
— Nous souhaitons vous engager. Enfin, ils ne tombent pas tous d'accord, mais quel que soit le résultat de ce débat, ils n'oublieront pas d'ajouter mon opinion à la balance.
Pour traduire, ils approuveront sa décision, parce que sinon ils perdent la Couronne.
— Tout travail reçoit une rémunération et vous serez gracieusement payée, il en va de soi. Le Seigneur Gareli constitue une opposition incomparable. Il agit au sein de l'Institut et forme les futures générations de disciples, de politiques et de tueurs républicains. En plus, il est intimement lié au Président. Jeune et fringant, il atteindra ce rang suprême assurément. Désirez-vous un tel homme pour succéder à votre Président ?
Ses mots ne sont pas méchants, mais ils m'attaquent inconsciemment. Cette femme utilise pour la première fois un discours qui tient la route. Un univers avec cet homme à la tête de ma République ? Tuez-moi dès maintenant, car je le refuse. Son tempérament instable, sa cruauté et son égoïsme nous détruiraient. Elle a entièrement raison. Amalia lit mon doute, mais elle n'essaie pas d'insister. Au contraire, elle s'éloigne un peu et penche la tête, intriguée par une des peintures. Tout en la contemplant, elle continue :
— Nous avons rassemblé des dizaines et dizaines de moments où Gareli a fauté. Un ordre ne servant pas les intentions de la République, un acte allant à l'encontre de vos lois, une volonté mal-placée et des indices montrant qu'il convoite certaines places trop tôt. Au lieu de rejoindre la Rébellion, ce que tu ne feras jamais, nous te proposons de te venger de lui. Ni plus, ni moins et nous te fournissons de quoi t'en sortir. Tu apportes toutes ces preuves au Conseil et tu l'exécutes. Que ce soit Novak ou un autre, ta loyauté et dévotion seront applaudies et tu deviendras digne de ton titre tant désiré. Reddra Thorrak et moi-même nous sommes battus pour t'obtenir ce droit.
— Pourquoi ? Pourquoi moi ?
— J'ai rencontré Jelena Abraax par le passé et Reddra n'a pas été le premier à s'unir à la Rébellion après un instant en sa compagnie. Je ne l'ai malheureusement pas côtoyé très longtemps.
Amalia me narre leur histoire commune. Ma mère avait été recrutée par assassiner la Reine de Zergra et elle avait réussi à pénétrer à l'intérieur de sa forteresse spatiale, ce qui l'avait époustouflé. Un couteau sous la gorge, elle voulut discuter et la persuader de ne pas commettre ce crime, mais Jelena se mit à rire et à ranger son arme. Elle l'informa par la suite qu'elle n'était pas venue la tuer, mais lui demander une compensation. Elle massacrait ceux qui lui avaient offert ce contrat et elle lui offrait une somme similaire avec un bonus en échange. Son intelligence et son aptitude à s'adapter à toutes les situations l'avaient conquise à l'époque, mais elles ne se sont plus jamais revues.
Des années s'écoulèrent sans nouvelle jusqu'au jour où l'annonce de sa mort la frappa de plein fouet, en particulier la raison. La République voulut le cacher, sans succès. Des espions rapportèrent que Gareli avait torturé un agent double qui avait avoué l'impensable : la fidèle Ravageuse Abraax était un des piliers de la Rébellion. Il lança tous les assassins à ses trousses, pourtant elle ne s'était pas écartée de son objectif. Elle avait gardé un lien étroit avec les rebelles et fut à l'origine de la destruction de nombreux territoires ennemis. Sa foi se répandait dans toutes les âmes, telle une maladie incurable qui rendait l'humain meilleur. Elle mourut en gardant son honneur, en héroïne par un camp et en traître pour l'autre.
— Je déplore que tu contrastes drastiquement avec ses convictions, mais la vie est ainsi et personne ne peut te forcer à te transformer en une rebelle. Une Jelena manque cruellement à la Rébellion. J'en enquêtais sur elle. L'unanimité la proclame stratège de génie, d'une efficacité dévastatrice et d'une force incroyable. Je l'ai ressenti le jour de notre bref rencontre. Je cherchais à savoir s'il existait encore une part d'elle en toi. Il semblerait. Sauf que tu as conservé son opiniâtreté et son talent inné au combat, rien qui ne te relie à la Rébellion.
— Etes-vous au courant de ce que la Rébellion m'a fait subir ?
Elle réfléchit sérieusement et hoche de la tête.
— Je m'excuserais mille fois s'il était possible que tu leur pardonnes, mais c'est inutile. Ils ne comprennent pas ce le mal qu'ils ont engendré, la douleur que tu as absorbée et qui t'a brisée. Pour eux, te laisser sur Kapleeen te protégerait et t'apprendrait à combattre le destin. Ils ne se doutaient pas que tu souffrirais au point de vénérer Gareli et la République.
— Au final, vos motivations me dépassent. Santaria ne mérite pas votre acharnement.
La Reine acquiesce et me prend la main. Nous déambulons dans ce hall aux échos et elle ralentit devant une statue de bronze. Je n'ai pas besoin de lire l'écriteau pour reconnaître la personne. Jelena Abraax. En présence d'une autre personne, j'aurais retenu ma réaction. A côté d'Amalia, je me permets de verser une larme. Ma mémoire commençait à supprimer ma mère, quatorze ans sans elle et son visage m'insuffle l'onde d'un amour lointain. Elle me pointe un livre aux pages effritées sur un pupitre.
Je tourne avec précaution les premières pages. Le journal écrit de ma mère. Il me brûle et j'amorce un mouvement de recul. J'ai peur de me convertir en rebelle si ses mots entrent en moi. Je refuse qu'une femme morte casse toutes mes convictions. Cependant, je me fais confiance et choisis un paragraphe au hasard. La République formate de futurs tueurs, elle est le produit d'une éducation biaisée et fausse, orientée vers la violence. Elle s'invente une population qui s'enseignerait tout et sans condition, la philosophie et l'esprit critique, l'art et la liberté d'expression, l'algèbre et les sciences, les techniques de combat, de défense et de paix.
— La Rébellion n'est pas un système prônant la liberté ! m'écrié-je.
Je constate combien ces quelques lignes m'insupportent. Intelligente ? Naïve plutôt ! Comment a-t-elle pu croire que la Rébellion promettrait mieux que Santaria ?
— Elle rêvait, ne sois pas en colère. Jelena se battait pour les générations suivantes, car la sienne était déjà partie en fumée. Elle espérait que les rebelles établiraient un nouveau fonctionnement dès la fin de leur conquête. Ni toi, ni moi ne sommes là pour arbitrer ou pour élire un vainqueur entre la Rébellion et la République. En ce qui me concerne, je m'allie à eux pour le bénéfice du doute, mais demain je les quitterais peut-être. Tu sais, Krixia Abraax, je te conseille de t'écarter d'un camp comme de l'autre. Sois une Ravageuse, sois la femme que tu étais vouée à devenir, mais ne te mêle pas d'une guerre qui ne connaîtra pas de finalité. Il n'est pas trop tard pour suivre les préceptes de ta mère. Tu t'es déjà enseignée tout et sans condition, sois libre. En tuant le fourbe Gareli, le Conseil de l'Institut t'octroiera ton désir le plus cher. Tu n'es qu'à un pas de la victoire.
Je repose le journal et m'accroupis, comme si une force invisible me recroquevillait au sol. Mon palpitant s'emballe et je le calme pitoyablement. Cette femme m'inspire une sincérité pure, mais je redoute tellement qu'elle me trahisse à son tour. Amalia, dois-je suivre ton conseil ? A cet instant, elle complète :
— Tu peux aussi décliner ce marché et dans ce cas le spatioport se situe à deux manoirs à l'est de cette demeure.
Cela ne m'apporte qu'une confusion et je lui renvoie une grimace à laquelle elle réplique par un sourire désolé. Amalia retourne progressivement au hall précédent, me laissant au pied de la statue. Jelena, dois-je suivre ta voie ? Sans que je ne puisse me contrôler, je pleure en silence. Aucun écho, aucun bruit, qu'une détresse et un choix à faire. Suis-je contrainte à un destin prévu d'avance ou est-ce que la providence m'a maudite sur Kapleeen pour une bonne raison ? Tandis que mes larmes dévalent mes joues et ruissellent sur le marbre, ma mère veille sur moi.
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