Le pardon

J'avance aux côtés de Xiao Liu qui n'a plus prononcé un mot du trajet. Thorrak, lui, est entouré de deux sbires sans possibilité de partir. Normalement. Dès que je me retourne, je lui fais signe de ne pas intervenir et de se tenir tranquille. Je connais suffisamment cet homme pour savoir qu'il ne désire pas la vengeance, il est honnête. Par contre, n'oublions pas qu'il a accepté une mission de Ko-Tsai et qu'il pourrait être en train de l'exécuter. Je le surveille du coin de l'œil et me prépare à me défendre à tout instant. L'assassin obtempère et nous emboîte docilement le pas. Il suit le même raisonnement que moi : peut-être que nous en apprendrons plus en nous mêlant à lui.

Bientôt, nous atteignons une large structure de quatre bâtiments positionnés en carré, se faisant face les uns les autres. Je ne reconnais pas immédiatement et creuse dans ma mémoire, mais la fumée ambiante rend difficile l'identification du complexe. Je me stoppe abruptement dès que j'y parviens. Il s'agit d'une garnison. Je pivote vivement vers Xiao Liu et lui lance un regard désillusionné auquel il répond par un sourire amusé, comme d'habitude.

— La fumée est épaissie dans ce coin-là de Kapleeen, bien plus qu'au-dessus des villes. Les militaires ici ne supportaient plus l'atmosphère. Ils ont récemment abandonné les lieux et je l'ai récupéré. Tu n'as rien à craindre de moi, Krixia. Je me demande combien de fois vais-je devoir te le répéter pour que tu y accordes le moindre crédit.

J'aimerais résister, mais sa voix posée et délicate me persuade instantanément. J'opine du chef, le jugeant incapable de me mentir aussi bien. J'ai l'impression d'oublier que j'ai tué ses parents et qu'il pourrait tout simplement me duper, mais je choisis de tomber dans un piège, s'il y en a un, plutôt que de douter de mon unique allié. Nous gagnons donc cette garnison sous les yeux noirs de Thorrak que j'ignore. 

A l'intérieur, nous découvrons effectivement des personnes comme moi. Des dizaines de mercenaires armés et prêts à se battre, répartis par petits groupes à converser calmement, à boire autour de tables ou à sortir de pièces à l'étage. Je fronce tellement mes sourcils que j'ai mal au crâne. Je me tourne furieusement en direction de Xiao Liu pour qu'il m'explique ce cirque – qui a déjà vu autour de tueurs réunis dans un endroit commun sans se disputer ou se lancer des piques acerbes ? Cependant, il a disparu.

— Tiens, tiens, tiens, Krixia Abraax est de retour au bercail ! 

Je fais volte-face et affronte fièrement un mercenaire qui m'a un jour volé un contrat et à qui j'en ai pris deux. 

— Xiao Liu commençait à désespérer ! 

Un autre arrive derrière moi. Par instinct, Thorrak se rapproche et nous mettons les mains sur nos armes.

— Pas besoin de s'exciter ! raille l'autre. La règle de la garnison est de ne pas se battre entre nous, sinon c'est l'expulsion directe ! 

— Je ne comprends pas, rétorqué-je. Quel est cet endroit ? Pourquoi vous êtes-vous rassemblés ici ? Qui vous a rassemblé ? 

Le premier pouffe et observe le second, ils ricanent mais ne disent rien. Une mercenaire m'informe que Xiao Liu me racontera tout depuis le début sous peu. J'ai besoin de parler à Thorrak, mais nous sommes trop entourés. J'interroge à voix haute pour que quiconque me donner une réponse si nous sommes des invités et apparemment c'est oui. J'exige des chambres et une inconnue nous y conduit. Nous grimpons à l'étage du bâtiment au fond, le bois grince sous notre poids et la porte manque de s'effondrer en l'ouvrant. L'assassin et moi entrons dans la pièce qui m'est dédiée et nous refermons à notre passage. Sur le lit, nous chuchotons au cas où.

— Pouvons-nous réellement rester ici en sécurité ? questionne-t-il. Je ne veux pas t'alarmer, Krixia, mais nous sommes littéralement dans un nid de mercenaires !

— J'avais remarqué, merci ! Je n'ai aucune confiance en ces gens, même avec ce soi-disant règlement. En revanche, Xiao Liu m'a assisté pendant des années, et vice versa. 

— Oui, mais tu as assassiné ses parents !

— Il ne me déteste pas pour ça. Du moins, je pense. C'était une erreur de recherche. Il sait parfaitement que je ne les aurais jamais tués si j'avais réalisé correctement mon enquête préliminaire. J'avais besoin d'argent, j'étais pressée et je le regrette aujourd'hui. Je n'imaginais pas qu'il me pardonnerait aussi facilement, mais...je n'ai pas envie de douter de sa parole.

Il me jauge longuement et laisse tomber. L'assassin profite du silence pour se masser les poignets, alors que les miens sont blancs et intacts. Il peste contre Xiao Liu, ce qui me fait glousser. Thorrak relève aussitôt les yeux sur moi et m'examine de la tête au pied. Je devine ce qu'il commente dans son esprit : j'ai l'air plus détendu et moins grognon, plus encline à arborer des rictus sincères. En réalité, je constate avec une certaine amertume que mon crime a pesé sur mes épaules tout ce temps. J'avais terriblement peur de sa réaction à nos retrouvailles. Priam avait raison, et même ce gamin, Kiran. Quelque chose de triste, brisé. Je me sens soulagée.

— Pour information, clame Thorrak, je n'ai pas tenté de m'enfuir sans toi ! C'était vraiment une tactique de repli et d'observation ! 

— Il a dû te frapper dur pour que tu t'évanouisses !

Il s'apprête à répliquer, mais perçoit mon ricanement moqueur que je voulais discret.

— Tu te fiches de moi ! s'écrie-t-il. Tu ne te rappelles pas très bien de ta place, Krixia ! Je suis le second de Gareli et tu es censée obéir à mes ordres et à mes ordres seulement !

— Oui, oui, ô grand Red Thorrak ! Je peux te nommer Red maintenant. Non ? Nous nous connaissons suffisament.

Il serre la mâchoire et susurre :

— Va au mourir.

— Apparemment, Xiao Liu n'est pas d'accord avec ce plan !

— Ce Xiao Liu m'a pris par surprise ! Je l'aurais complètement retourné et étouffé dans le sable s'il ne m'avait pas...

J'éclate de rire à sa tentative ridicule de se justifier et il se tait soudainement. Mon hilarité perdure plusieurs minutes à un tel point que j'en viens à pleurer, des larmes de soulagement pur. Quelques secondes plus tard, je sanglote pour de vrai et je ne peux plus me calmer. Thorrak soupire, mais dépose une main compatissante dans mon dos. Je me lâche pour de bon, totalement libérée de ce poids invisible que je n'avais pas soupçonné ces derniers jours. Mon unique allié, le seul à m'avoir sauvé à chaque fois, je n'aurais certainement pas toléré cette situation entre nous pour toujours. Je me serais rendue à un moment ou un autre.

— Ce n'était pas de la haine, souffle Thorrak. Enfin, si, mais c'était de la haine envers toi-même. Du dégoût. 

— Je me suis trompée, bégayé-je entre deux soubresauts. Je me suis trompée pour que je crois que j'allais bien et que la solitude ne me dérangeait pas. 

Je renifle avec bien peu de grâce et l'assassin tapote aimablement mes épaules. Il m'autorise à faire ma crise près de lui et m'offre le minimum de son soutien, ce qui représente énormément à mes yeux. Je pleure durant une bonne dizaine de minutes et m'apaise petit à petit. Il fallait que le ressentiment sorte. Cela ne signifie pas que je ne détiens plus de colère et que je ne suis plus une bombe à retardement. En revanche, je peux enfin me concentrer sur ce qui m'importe sans cette pensée redondante et incessante me remémorant l'existence de Xiao Liu et mon acte atroce vis-à-vis de ses parents. Est-ce que Thorrak se sent ainsi ? Il semble entendre ma question muette et affirme :

— J'avais tué quelques personnes avant tes parents, mais ils m'ont profondément marqué. En particulier, parce qu'ils avaient donné naissance à une magnifique enfant que j'ai croisée juste après le meurtre. Jelena a essayé de s'exprimer. J'ai longtemps songé à ses paroles quasi-incompréhensibles. Il m'est apparu qu'elle m'implorait de ne pas faucher la vie de sa fille. J'ai éprouvé des remords. Sais-tu pour quelle raison ?

J'hoche négativement de la tête. 

— Car en saisissant plus tôt ses mots, j'aurais pu me baisser, m'accroupir à son chevet et la rassurer dans ses derniers souffles. Elle le méritait. Qu'importe qu'elle est trahie la République, qu'importe qu'elle devait mourir. Elle dégageait une telle sincérité, une telle authenticité et j'aurais préféré préserver cette essence précieuse au lieu de l'éliminer. En plus...

Il ne continue pas et me dévisage, comme s'il se lamentait maintenant pour une tuerie datant de quatorze ans. Je l'invite d'un mouvement maladroit de la main à poursuivre. De toute façon, rien ne m'énervera davantage, à ce stade.

 — Je l'ai poignardé par derrière. J'ai été le plus lâche de tous les assassins. Je redoutais tant de confronter une Ravageuse que j'ai bafoué mes principes et ai écourté au maximum le combat. Il n'y en a pas eu. J'y repense sans arrêt. 

— C'est bien que tu l'admettes, clamé-je d'un ton froid. Il faut systématiquement s'avouer que nous sommes des connards. Je l'ai fait pour Xiao Liu et ses parents. Est-ce que ça m'a enlevé le regret ? Non, mais au moins je n'ai pas adopté la technique de l'autruche. 

— Nous nous sommes entêtés à ressasser et à nous torturer. Sauf que pour toi, le poids s'amenuisera au fur et à mesure grâce au pardon de Xiao Liu.  

Je suis à deux doigts de lui proposer de l'excuser, mais la porte grince et un homme pénètre dans la chambre sans permission. Apparemment, Xiao Liu ordonne ma présence sur-le-champ. Je glisse un regard entendu à Thorrak et il acquiesce. En cas de danger, nous nous retrouvons et nous filons. 

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