Le fonctionnaire

Un poids tenace pèse sur mes paupières closes, je ne désire pas les ouvrir. Un rayon de lumière m'arrache pourtant à mon profond sommeil. Je geigne légèrement. Le soleil tape fort sur Draark, étant plutôt proche de la planète. La sensation de chaleur intense n'est pas agréable, cela m'agace dès le début de ma journée. Alors, je me redresse, soulevée par mes bras endoloris. Je pousse un gémissement et me souviens d'où je suis.

Priam a déserté son bureau. Le silence m'apaise. J'attends son retour, encore somnolente, enroulée dans une couverture qui a eu le mérite de réchauffer mon corps gelé cette nuit. Puis, je me rends compte d'un détail. La cape et la veste que je portais ont été déposées sur la table. Mon mentor les a sûrement enlevés. Ce qui signifie qu'il m'a touchée. Je renifle avec un dédain à peine caché. Les contacts physiques m'horripilent, surtout quand je suis inconsciente. Il le sait très bien. J'entrelace mes mains et les serre fortement, afin de passer ma frustration dans ce geste pénible.

Je me lève, mes jambes plus autant faiblardes qu'hier, et remets la veste en cuir. Elle ressemble à mon ancien manteau, mais dégage une essence sacrée. Tout comme la précédente, je l'ai volée. Mais, cette fois, je l'ai dérobée aux mains de rebelles durant une mission visant à devenir la disciple de Gareli. Ceci me comble de fierté. J'ai enfin l'impression de ne plus être une simple mercenaire, mais une véritable novice Santarian. Je me sens puissante pour la première fois de ma vie. Je me redécouvre et j'aime ce que je vois.

Arrachée à mes pensées, Priam déboule à toute vitesse dans ses appartements en refermant vivement la porte à son passage d'un coup de pied. De son bras, il tient un tas de papiers qui menacent de chuter. Il verrouille adroitement la pièce. Après avoir déposé sa paperasse sur une étagère déjà bien remplie, il se retourne par automatisme dans ma direction. Le vieillard retient sa surprise en me voyant debout, les sourcils froncés, et m'adresse un sourire dont lui seul détient le secret.

— Comment te portes-tu ? s'enquiert-il. Tu étais épuisée à ton arrivée, hier. J'espère que tu as repris des forces.

— La mission a été plus ou moins contraignante. Pas de quoi m'arrêter, mais ce n'était pas une promenade de santé non plus ! Comme je t'en ai informé, les créatures ont failli me dévorer.

Son sourire s'étire davantage et il parait réjoui de ma réponse. Combien de temps ai-je dormi ? Je l'ignore et Priam ne daigne pas répondre à cette question muette. Aucune horloge n'orne ses murs. 

— En tout cas, tu t'es très bien débrouillée. Cette armure te sied au teint à la perfection, très chère !

Ces compliments semblent lui écorcher la bouche. Il m'offre plus d'affection qu'il n'en possède au fond de lui. Hormis son attention constante envers moi, je n'aurais jamais deviné l'étendue de son pseudo-amour paternel pour la petite orpheline sans défense que j'étais. Je roule des yeux, faussement excédée par son comportement, bien que cela me décroche un mince rictus.  

— Tu dois être affamée, présume-t-il.

Mon ventre gronde dès l'instant où je songe à des mets succulents, lui adressant donc une réponse claire. Il rit, secouant son crâne chauve. Il part quémander quelques plats aux cuisines de l'Institut et je patiente docilement, réfléchissant à nos premières paroles échangées à mon arrivée sur Draark. Le temps presse pour lui. La République l'évincera bientôt, en particulier s'il défie les règles. Cette idée me blesse, étrangement. Il sera licencié ou peut-être tué ; son avenir s'annonce peu glorieux. Un Colonel à la retraite sera pourchassé par les rebelles, possiblement torturé pour des informations sur Santaria, puis laissé pour mort dans un endroit perdu au milieu de nulle part. 

Les parois de ce bâtiment le protègent, mais plus pour longtemps. A la moindre erreur, il se sera confronté à l'enfer. Malgré ceci, je ne parviens pas à exprimer ou déterminer l'émotion qui m'assaille en songeant à ce que Santaria lui réserve après toutes ses décennies de loyaux services. Ni regret, ni tristesse, pas de culpabilité, et encore moins de haine envers ma patrie. Il s'agit du simple cours de la vie ici. Plongée dans ces méditations, je reste isolée un long moment, jusqu'à ce qu'il m'apporte un plateau de fruits avec de la viande séchée.

— Ils ne m'ont pas autorisé à prendre davantage, m'informe-t-il.

J'opine du chef. Je m'en satisferai. Sur Kapleeen, la nourriture se révèle être une denrée rare. D'un côté, ceux qui possèdent suffisamment d'or pour monopoliser les commerces ; de l'autre, les voleurs, parias et mercenaires dont je faisais partie. Nous ne pouvons vivre autrement. Je me suis habituée à ne presque rien manger. Au moins, si je manquais ma cible et que je ne gagnais pas ma nourriture, je n'avais pas de mal à tenir jusqu'au lendemain. Chaque jour, je me battais pour massacrer les proies de mes clients ou je signais mon arrêt de mort.

— La seconde mission des concurrents a débuté.

— Quelle est-elle ? demandé-je, croquant dans une poire juteuse.

— Repose-toi d'abord, me conseille-t-il. Ensuite, tu te dirigeras vers les prisons. Le geôlier croise tant de concurrents qu'il ne questionnera pas ta présence. Tu seras une femme parmi tellement d'autres. Deux détenus sont en attente de jugement et ont été placés sous ma juridiction. Puisque j'ai été chargé de leur arrestation et de l'enquête, je dois prononcer leur sentence demain. Je te confie cette tâche. Tu les rencontreras, écouteras les accusations et leurs défenses, et tu me rapporteras ton compte-rendu. Que ferais-tu à ma place ? Quelles que soient tes recommandations, je les suivrai à la lettre. C'est toi qui décideras de leur sort. Tu peux écraser la vie de ces deux misérables. Ou les épargner. A ton gré. Pour arborer le titre de Ravageuse, tu dois aussi être en mesure de faire des choix délicats.

— Je m'y rends sur-le-champ ! 

Je me mets sur pied d'un bond et revêts ma cape, ne prenant en compte son soupir. Priam amorce un mouvement d'objection, mais se retient face à ma mine déterminée. Inutile d'essayer de me convaincre. Je me suis reposée plus qu'il ne le fallait. De toute façon, cette mission n'exigera pas beaucoup d'énergie. Je me contenterai de me dépêcher, de revenir sans tarder à ses appartements pour récupérer ma nouvelle quête. Celle-ci ne me ravit pas vraiment. Trop sommaire, trop politique, pas d'action, ni de sang. 

— Tu trouveras les prisons au bout du couloir qui jouxte l'escalier principal. Tu ne peux pas te tromper. 

Il gagne la porte d'un pas lent, l'ouvre une fois ma capuche abaissée et je sors dans le couloir vide. Je m'apprête à partir, lorsqu'il m'agrippe doucement le bras d'un air renfrogné. Il paraît contrarié. Il me tient ainsi un moment, avant de finalement m'avouer l'origine de son agitation.

— En fait, Yoreck a survécu et est rentré sain et sauf de sa mission à l'armurerie. Tout comme toi, il est parvenu à se faufiler sans que les rebelles ne le coincent. Il n'a point eu à se battre. Cet exploit, dont vous seuls avez le droit de vous vanter, est arrivé aux oreilles de Gareli. Il l'apprécie énormément et envisage déjà à se retirer des épreuves pour le prendre comme disciple. Yoreck n'en reste pas moins un médiocre arriviste et j'ai un mauvais pressentiment à son sujet.

— Très bien. Je ferai en sorte que le Seigneur Gareli ne commette pas le faute de passer à côté de mes talents pour celui-ci !

Absolument pas gênée ou chamboulée par cette nouvelle, je la prends comme un défi supplémentaire. Presque excitée qu'il soit vivant, je souris. Comment aurais-je pu le combattre s'il avait trépassé ? 

Sur ce, je quitte la pièce et marche promptement. J'avance dans les dédales, telle une ombre. Quelques curieux pivotent vers moi, mais aucun n'ose m'interpeller. Je me précipite à l'endroit voulu sans que personne ne se doute de rien. Souvent, les Ravageurs enfilent de longues et effrayantes capes. De ce fait, je me fonds parmi la foule qui s'écarte par réflexe. Les derniers escaliers se présentent juste devant moi et je les dévale. 

Toutefois, un homme débarque dans ces escaliers serrés, me barrant malgré lui la route, et ni lui, ni moi ne cédons la place à l'autre. Il relève la tête et tente d'apercevoir la mienne, mais je le devance et le heurte brutalement de mon épaule. Il manque de chuter, tandis que je descends les marches restantes. Bien sûr, cela ne l'a guère enchanté. Il se redresse et lâche un grognement de mécontentement, qui m'extirpe une grimace féline.

— Qui êtes-vous ? rugit-il.

Je n'arrête pas ma course et continue de guetter une porte ferrailleuse et imposante indiquant les prisons, mais il me suit. Je roule des yeux et essaie de ne pas m'énerver contre lui. Pourquoi les hommes se révèlent-ils tous aussi ennuyeux ? Je l'ignore.

— Ne vous excusez surtout pas ! ajoute-t-il, en pressant l'allure, ce que je fais également. A moins de cacher sous votre capuchon de fuyard une autorisation républicaine, vous êtes interdit d'accès aux prisons. C'est un espace défendu. Le Conseil sera au courant !

Il exagère pour me forcer à lui répondre. De toute manière, Priam m'a fourni un bout de papier, je présume qu'il m'octroie l'accès à cette zone. Je presse le pas et ne lui laisse pas le temps de poursuivre. J'entre dans les prisons et appuie sur le bouton qui referme les portes coulissantes, puis les verrouille de l'intérieur. Celles-ci nous séparent désormais, mais il persiste à cogner contre les parois. J'en ressens les vibrations. Vexé d'avoir été bousculé ? Je ne comprendrai jamais la gente masculine et son orgueil démesuré. 

— Je ne tolère pas que l'on m'ignore, vermine ! vocifère-t-il. Ravageur ou non, je suis un fonctionnaire et par conséquent, vous devez me montrer votre accréditation ou déguerpir !

Ce fou me croit Ravageuse et s'adresse tout de même à moi de cette manière ? Il ne redoute pas la mort, dites-donc ! Rien qu'un impulsif ignare. Si je détenais vraiment les droits de l'Ordre, je l'aurais exécuté sans la moindre hésitation. Malheureusement, j'attendrai jusqu'à l'obtention de mon titre. Un ridicule fonctionnaire contre moi ? Grotesque ! 

— Je serai là, quand vous ressortirez, Ravageur ! Et je vous traînerai devant le Conseil ! 

Je cesse de l'écouter, il me donne la migraine. Néanmoins, je salue sa bravoure suicidaire. Me décollant des battants métalliques, je parcours les quelques mètres pour atteindre les prisons. Tout juste ai-je posé un pied à l'intérieur que l'atmosphère se transforme et devient lugubre. Fantastique. Je respire déjà les pleurs et la souffrance. Je déambule entre les cellules où certains sont avachis, d'autres en larmes et quelques-uns prient dans une langue étrangère. 

Au centre, des cages sont alignées dans une salle gigantesque et bruyante, chacun clamant son innocence. Au fond, je remarque la lumière rougeâtre et crépitante d'un grand feu.  Je m'en approche, prête à effectuer ma seconde mission.

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