Le conducteur
Au milieu du champ broussailleux, Thorrak se baisse soudainement, soulève une planche de bois et nous fait signe d'entrer dans la planque souterraine. Pendant que Mira s'y rue, pensant être en sécurité là dessous, la brune et moi scrutons l'assassin, le visage penché sur le côté, les bras croisés et une question muette à laquelle il est censé répondre. Cependant, il se contente de rajuster le conducteur sur son épaule, hésite à le jeter dans le trou, mais y renonce pour ne pas le blesser davantage. Il nous indique à nouveau de nous dépêcher, sauf que nous ne bougeons pas d'un centimètre et nous percevons le son d'un moteur de navette, signe que la suivante vient de s'arrêter derrière ce que nous avons amoché et de voir les dégâts. Finalement, il se renfrogne en soupirant lourdement.
— Il s'agit d'une planque de jeunes délinquants qui ont trouvés un autre endroit depuis. C'est sûr, là, en bas. Donc, descendez, cet homme pèse son poids !
— Depuis quand ont-ils déserté, depuis quoi ? rétorque Zora.
Néanmoins, elle n'insiste pas et commence à descendre les marches en bois craquelant.
— Tu habitais ici.
J'ai lancé cette phrase sans réfléchir et Thorrak me répond par une expression de colère. Il serre la mâchoire et s'apprête à parler, mais je le devance :
— Les personnes comme nous proviennent toutes d'un lieu infâme et cruel. Zora et moi sommes de Kapleeen, la capitale universelle de la misère, et toi d'ici. La seule chose qui nous différencie et dont tu ne dois pas réellement te soucier, c'est que les Dothanides sont connues pour produire le pire de l'humanité. Il est possible que ce ne soit pas ton cas. Tu es probablement une exception.
— C'est exact, gronde-t-il. Je suis loin du pire !
— Tu es loin du meilleur. Je comprends pourquoi tu refusais de l'avouer. Tu n'as pas envie de faire partie de ce décor turpide créé par les légendes sur les Dothanides.
Il se rapproche brusquement de moi, à un tel point qu'il est presque collé à mon visage. Je sens son souffle sur ma joue et je n'ose pas tout de suite affronter ses yeux ténébreux. Je me rends compte à cet instant que je n'ai jamais observé Thorrak ; j'ai toujours été aveuglée par ce besoin d'analyser mon ennemi d'un point de vue physique et militaire. Je connais par cœur la taille de ses muscles ou sa façon de se mouvoir, mais j'ai oublié de détailler l'homme derrière l'assassin. Et je prends note aujourd'hui qu'il est fragile. Vulnérable.
— Ne mentionne pas cela ! A personne ! C'est clair ?
— Zora l'a deviné, en fait. Ton espèce de secret est d'une évidence pitoyable et je ne saisis même pas pourquoi tu tentes de le dissimuler. Seuls des gens stupides tels que Mira ne se douteraient pas de tes origines. Ah, et les Dothanides sont aussi réputées pour forger l'âme d'un homme dans le sang et la violence, pas étonnant que tu sois devenu un assassin.
Je le bouscule et descends à mon tour jusqu'à la planque, seulement pour constater que nous ne sommes pas les premiers à avoir eu l'idée de nous cacher ici. Les deux femmes se tiennent droites face à six hommes qui ne se sont pas risqués à les attaquer. Ils se jaugent méchamment, se demandant qui partira d'abord. A mon apparition, ils lèvent des revolvers et j'imite Mira en voyant qu'elle a mis ses bras au-dessus de sa tête. Thorrak débarque à ce moment-là et rattrape rapidement ce qu'il a manqué là-haut. Il dépose le conducteur à même le sol et ordonne :
— Barrez-vous immédiatement si vous voulez passer la nuit !
— C'est notre planque ! Vous appartenez à quel gang ? interroge férocement l'un d'eux.
— Aucun. Nous avons des affaires à régler sur les Dothanides ce soir. Demain, nous serons repartis. En fait, nous avons causé pas mal d'ennui. Nous avons mis hors-service une navette ! dit-il sur le ton de la confidence. Nous ne pouvons naturellement pas retourner à la surface pour les prochaines heures et nous sommes coincés ici. Prêtez-nous la planque pour la nuit et allez piller la navette tant que les autorités ne sont pas encore arrivées.
Je roule des yeux. Comment ne pas comprendre qu'il est né sur les Dothanides ? Il agit à la manière d'un local, parce qu'il en est un. Il sait repérer les bons et les mauvais coins de la ville, trouver le créneau pour capturer le conducteur, jouer sur la corde sensible de ces jeunes hommes en leur suggérant un vol alléchant. D'ailleurs, sa stratégie paie. Ils acceptent de nous laisser la planque ce soir à condition que nous la protégions, au cas où des membres d'autres gangs essaieraient de se l'approprier ou de la saccager.
— Très convaincant, raille Zora. J'aurais pratiquement l'impression que tu fréquentais ces gars !
Il l'ignore et de toute façon elle a tort. Thorrak ne côtoyait pas ces types, sinon ils l'auraient identifié sans peine. Mais, il a prononcé les mots corrects pour les persuader de partir. Alors que Zora le fixe d'un air las et que Mira continue à paniquer pour une raison qui me dépasse, l'assassin se tourne vers le conducteur et le gifle. Puis, il fait glisser la planche en bois pour recouvrir le troue. Les paupières de l'inconscient papillonnent et il se réveille subitement en sursaut. Il distingue des traits familiers et s'enfonce dans la terre pour lui échapper.
— Lui aussi tu ne le fréquentais pas ? marmonne Zora.
— Pas sur cette planète, affirme Thorrak. Cet homme est un ancien pilote de Destroyers qui a pris sa retraite en testant les nouveaux vaisseaux de Ko-Tsai. Il se faisait un peu d'argent et aider son vieil ami. Récemment, il a disparu en même temps que le marchand, parce qu'il avait pressenti que j'irai le chercher. Dommage pour toi, je traque et retrouve toujours mes cibles.
Thorrak nous expose leur relation actuelle pour que nous ne soyons plus déroutés par la peur accablant la mine crispée du conducteur. Lorsque ce dernier était pilote, Gareli et l'assassin sont montés à bord de son Destroyer et il a torturé un suspect, arraché sa langue et l'a pourchassé sur le pont principal quand il a voulu s'enfuir. Cet homme a parfaitement conscience de sa monstruosité, il s'en souvient et les images violentes le hantent encore ; voilà l'origine de son épouvante. Pour jouer avec et en tirer des avantages, il s'agenouille face à lui et murmure :
— C'est bien que tu te rappelles de ce suspect que j'ai interrogé sur le Destroyer. Si j'étais toi, je ne mentirais pas à mes questions. Autrement, tu finiras dans un sale état, je te le garantis personnellement.
Puisqu'il l'avait vu à l'oeuvre, les réponses ne tarderaient pas à tomber. Effrayé et tétanisé, il serait prêt à tout admettre tant qu'il survive sans trop d'égratignures. Ce genre d'hommes vendrait père et mère pour s'en sortir.
— Je ne sais pas de quoi tu parles, l'ami ! jure le conducteur en bafouant.
— N'es-tu pas un ancien pilote, celui qui a dû essuyer le sang du suspect sur son propre pont ?
— Bien sûr que oui, c'était moi !
Le conducteur ne parvient pas à se restreindre et contrôler son ton qui monte dans les aigus.
— M-Mais, je ne suis pas ami avec Ko-Tsai, je le promets sur mon père et ma pauvre mère !
Bingo, j'avais raison !
— Il m'a seulement demandé de tester ses vaisseaux et puisque j'étais à la retraite avec bien peu de sous pour vivre, j'ai pris ce travail ! C'est tout ! Mes liens avec Ko-Tsai ne vont pas plus loin !
L'homme secoue brusquement la tête pour renforcer ses propos, mais Thorrak demeure nonchalant. Il s'accroupit devant lui et tend la main en ma direction. Je ne comprends pas sa requête et il pointe ma botte gauche de son index. Pourquoi veut-il ma dague ? Je ne cherche pas à déterminer sa raison et obéis. Je la lui confie et il la présente sous le nez du conducteur, le faisant trembloter toujours plus. L'assassin se divertit avec cette comédie et l'effraie en passant la lame très prêt de sa chair. Tout compte fait, il décide de donner quelques informations sans cesser de bégayer sous la pression.
— P-Posez-moi vos questions. Si je peux, je...
Thorrak le coupe sèchement :
— Tu affirmes que tes liens avec Ko-Tsai sont minces et purement professionnels. Cependant, le data rassemblant tous les moments forts de votre vie signale une grande proximité entre vous deux, à partir de vos études. Vous vous êtes déplacés sur la planète Sotar pour y recevoir un diplôme en mécanique, puis vous vous êtes spécialisés dans deux catégories différentes. Le pilotage et la fabrication. Généralement, tout au long de votre carrière, vous avez piloté les vaisseaux construits par Ko-Tsai, hormis si vous n'aviez pas le choix et vous vous arrêtiez à chaque occasion à sa demeure pour garder le contact. Vous, vous avez sombré dans l'oubli, n'ayant rien démontré de formidable en tant que pilote. Votre ami, lui, a été loué pour ses designs attrayants et son coût séduisant, se bâtissant un véritable empire dans la construction de vaisseaux-mère. Qui plus est, vous avez tout à coup déserté votre poste de testeur, pile le jour où Ko-Tsai s'est volatilisé. Il s'est réfugié dans un endroit quasi-introuvable. En revanche, ce n'est pas votre cas. Ce qui marque un certain empressement de Ko-Tsai. Il a fui si vite qu'il a juste eu le temps de prévenir son vieil ami, mais il n'a pu lui dégoter une bonne cachette. Nous en concluons que son savoir importe plus que n'importe quelle vie, y compris la vôtre et la sienne. Ne prétendez plus jamais ne pas connaître Ko-Tsai, car je possède toutes les données nécessaires pour prouver le contraire. Nous sommes désormais d'accord sur ce qui est réel ou ce qui ne l'est pas. Ma question est simple. Êtes-vous au courant de la localisation précise de sa cachette ou d'un quelconque indice pouvant nous aiguiller ?
L'homme aspire d'abord à réfuter ses paroles, mais il ne s'aventure pas sur ce terrain glissant et offre une micro-bribe de réponse.
— Il est parti en toute hâte ! Il m'a uniquement conseillé de voyager quelques semaines et rentrer lorsque les événements se seront tassés. Mais j'ignore quels sont ces événements ! Je vous le jure sur mon père et ma pauvre mère !
La patience de Thorrak s'effrite entièrement et il arbore un air sombre qui pourrait me faire frissonner, mais j'y suis déjà habituée. Le conducteur tressaille de ses cheveux à ses orteils et avoue à contrecœur :
— K-Kapleeen ! Il a mentionné Kapleeen avant de disparaître ! Je ne crois pas qu'il se rendait sur cette planète, mais il avait des affaires à régler là-bas !
— Eh bien, tu vois, ce n'était pas si dur. D'autres souvenirs peut-être ?
Le conducteur tremble de moins en moins et finit par se statufier. Moi aussi. Un courant me traverse à l'entente de ce nom, mais je me ressaisis rapidement et repousse mon trouble. L'assassin ne s'amuse plus avec son manège sadique et me redonne la dague que je garde en évidence pour lui assurer que nous riposterons à toute tentative de fuite. Les deux hommes se fixent ardemment et Thorrak doit probablement lire en lui, comme il le fait avec tout le monde. L'homme hoche négativement de la tête. Il maintient des traits neutres et affronte vaillamment le brun, pourtant il sourcille et ce geste infime le coûte cher.
Contre toute attente, Thorrak dégaine son pistolet lourd et tire sans hésitation entre ses deux yeux. Tandis que Zora tente un pas en avant pour l'en empêcher en vain, Mira lâche un cri de terreur et se retourne pour ne pas assister à cette scène macabre. La brune fait volte-face vers moi, ses yeux plissés au maximum par l'exaspération, et semble exiger une réaction de ma part. Je ne pipe mot et analyse l'attitude de l'assassin. Les épaules droites et le menton haut, il a forcément découvert quelque chose dans le regard du conducteur. Autrement il ne l'aurait pas tué. Il nous clarifie la situation pour ne pas subir les remarques de qui que ce soit :
— Il ne possédait aucun renseignement utile pour localiser Novak. En revanche, il nous a confirmés nos soupçons au sujet de Kapleeen. Cette planète peut nous fournir de nouvelles pistes.
Je zieute Zora et elle ne parait pas vraiment ravie de cette initiative, mais elle choisit de ne pas commenter. Puisque l'homme est mort, je range ma dague et tapote le dos de Mira qui sursaute à mon toucher. Elle ne préfère pas regarder. L'exotique brune chantonne :
— Fions-nous à son jugement.
Sur ce, elle annonce qu'elle prend le premier tour de garde et que nous partirons des Dothanides à l'aube, juste avant que les bandits et les voleurs ne se réveillent. Thorrak ordonne aussitôt le contraire et nous prouve une fois de plus qu'il est un bon natif et qu'il connait les habitudes des locaux. D'après lui, aux prémices du jour, les criminels sont en action depuis un moment. Il nous faut par conséquent déguerpir en pleine nuit, mais il nous autorise quelques heures de repos. Une seconde plus tard, Mira est d'ores et déjà affalée contre la terre, se moquant totalement de l'humidité ou de la saleté. Notre courte aventure ici l'a apparemment épuisée.
Zora sort et bouche le trou à son passage. Thorrak pousse le corps du conducteur sur des planches en bois servant à priori d'étagères bancales et il s'assoit en fermant les paupières, tout autant fatigué que nous. Revenir aux Dothanides s'est dévoilé éprouvant et je ne suis pas suffisamment brave pour imaginer ce que j'éprouverai en remettant les pieds sur Kapleeen. En soufflant longuement, je prends place à côté de lui et je le sens se tendre. Il présume sûrement que je souhaite prolonger notre conversation de tantôt sur le fait qu'il soit un natif, mais je repense à ce qu'il m'a dit à bord de la Valkyrie.
— C'est en cela que je suis encore profitable, murmuré-je pour ne pas que Mira nous entende. Dès lors que tu obtiendras les informations sur Kapleeen et que je ne serai plus nécessaire pour établir un lien entre les fripouilles de cette maudite planète, ma vie n'aura plus aucune valeur, plus aucun poids. Ou justement elle deviendra un poids trop incommodant et tu ne feras pas couler une seule goutte de sueur pour me sauver en cas de danger. Dois-je même me préparer à une attaque surprise de ta part ? Je fonctionnerais ainsi, si j'étais toi. De la sorte, tu serais débarrassé de ce poids mort.
Il redresse sa tête et plante ses yeux dans les miens. Il n'a décelé ni amertume, ni emportement dans ma voix, ce qui l'intrigue. Il fronce les sourcils et a l'air de m'interroger sur mon calme. J'aimerais m'énerver et exiger de lui qu'il me protège et ne m'abatte pas, mais ce serait peine perdue. L'autre stratégie ne marcherait pas : l'implorer de m'aider jusqu'au bout me plongera seulement dans un pathétisme que je méprise.
— Tu accordes bien peu de crédit à ta vie, réplique-t-il de sa voix rauque. Tu ne te bats pas et ne rechignes pas. L'instant venu, je te remercierai de me faciliter la tâche.
— Parce que tu crois que je te laisserai faire ? ricané-je. S'il existe une petite chance de contrecarrer ton attaque et te tuer pour terminer la mission, me comblant de gloire auprès du Seigneur Gareli, je la saisirai ! N'en doute pas une seconde.
— Ce sera à celui qui poignarde l'autre en premier, sourit-il.
Cet échange se transforme de plus en plus en un dialogue sans sens, loufoque et sordide. Il se réinstalle correctement et je me permets enfin de me détendre en allongeant mes jambes et m'appuyant contre la terre. La froideur et l'humidité sont agréables. Je m'endors à une vitesse impressionnante.
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