Le concurrent
— Je vous promets qu'il s'agit de la pure vérité ! Je n'ai jamais rencontré mon employeur ! Je ne saurais même pas vous affirmer qu'il était un rebelle ! C'est vous qui le dites, moi je l'ignore !
J'arbore une moue menaçante et elle se décompose sous mes yeux. Sa fin se rapproche, elle le devine à mon visage apathique. Des larmes tapissent le coin de ses orbes. Je recule et quitte sa cellule. Elle semble se débattre avec ses chaînes et me supplie de ne pas la laisser.
— Comme si un instant j'avais songé à vous libérer, pouffé-je, d'un rictus sadique. Si je résume, vous ignoriez l'identité de votre employeur et de vos cibles. Donc...vous ne nous êtes d'aucune utilité.
Elle opinait du chef à chacun de mes mots jusqu'à ma dernière phrase. Ses yeux s'écarquillent et ses sanglots s'élèvent dans la prison. Une mélodie de terreur se joue et j'apprécie une seconde ce doux chant. Je dégaine ma lame qui s'infiltre à travers les barreaux et s'enfonce en plein dans son omoplate. Dans un râle de douleur, elle plante ses yeux vers le plafond, priant le pardon des cieux et implorant la miséricorde. Elle peut s'adresser à la divinité qui lui plaît, mais nul ne la sauvera de moi.
— Tes croyances ne t'aideront pas !
Je retourne la lame dans sa chair. Elle serre les dents, mais ne résiste pas et gémit de nombreuses fois, comme un animal effrayé. Au moment où elle faiblit, je retire l'arme de son corps. Elle succombe à son propre poids quelques secondes ensuite et s'écroule, pendue aux chaînes. En pivotant, j'aperçois Carter Irann se tordre le cou afin d'admirer la myriade de pleurs. Je lui envoie une grimace de mépris et il dévie son regard par automatisme. D'un signe de tête impérieux, je lui ordonne de maintenir cette femme en vie jusqu'à son jugement, demain.
Sans attendre sa réponse, j'actionne les boutons de la seconde cage qui s'ouvre aussitôt. Un homme portant l'uniforme gris et l'insigne d'un taureau rouge, typique de la République trépigne d'un pied à l'autre, redoutant mes questions. Je fronce les sourcils et m'interroge sur le crime de cet individu. Deux natifs, deux sujets de Santaria, deux immondes traîtres qui doivent être sévèrement punis. Peut-être ne suis-je pas la mieux placée pour juger ces personnes. Après tout, je suis l'enfant de ma mère, une parjure. Irann, occupé à nettoyer la récente blessure de la tueuse, répond à ma question muette.
— Celui-ci est un ancien Champion de la République. Seulement, comme vous le constatez, il a vieilli et a perdu l'usage total de son cerveau rabougri. Lors de sa dernière mission, il semblerait qu'il ait commis une erreur fatale, permettant aux rebelles de gagner du terrain sur Arstan et cela a entraîné la mort de son régiment. D'innombrables soldats ont disparu ce jour-là. La planète appartient presque à la Résistance à cause de lui. Par ailleurs, il n'existe qu'un survivant et il se tient devant vous. Avez-vous compris pourquoi nous le gardons ici ?
— Vous présumez qu'il a trahi notre camp de façon volontaire.
L'intéressé me fixe de ses yeux qui ont bien vécus. Son expérience me frappe de plein fouet, et sa sagesse également. Au premier abord, je le crois innocent. Comment un homme avec un regard aussi sincère pourrait-il commettre une telle trahison ? Cependant, je me ressaisis et ne tombe pas dans le piège. Il connait la vie par cœur et les manipulations à utiliser contre moi. Derrière cette vieillesse et cette fatigue, se cache probablement une âme noircie.
— C'est étrange, murmuré-je en débutant les cent pas devant lui, que vous soyez l'unique survivant. Carter Irann, quelle erreur a-t-il commis pour entraîner la perte de son régiment ?
— Une navette transportait plus de cinquante soldats. Il la pilotait. Selon les derniers rapports, l'autodestruction a été enclenchée...mais, il avait eu le temps de sauter et d'atterrir en plein milieu d'un marécage, sauvé de peu grâce à l'eau boueuse. Le régiment n'a pas pu rejoindre le dernier avant-poste qui gardait la capitale d'Arstan entre nos mains. Les rebelles ont marché sans obstacles sur la cité et a fait un massacre. Nous pensions qu'ils avaient abattu notre navette en plein vol et avons envoyé d'autres hommes pour les remplacer. Trop tard. A cause de ce vil déchet, nous avons perdu un territoire stratégique ! Nous l'avons retrouvé deux jours plus tard. Il était allongé sur la rive, inconscient. Par sa faute, les forteresses qui n'ont pas encore succombé aux assauts de l'ennemi sont condamnées. Une vraie catastrophe !
Brusquement, le tortionnaire frappe du poing contre la paroi, près du visage de la tueuse à gages. Cette dernière frissonne, bien que la douleur de sa blessure l'endorme peu à peu. Je partage l'énervement d'Irann, mais je reste de marbre, maintenant le contrôle sur mes émotions. Ce misérable traître ne mérite guère ma colère. Il ne mérite pas de voir la République ébranlée. Nous reprendrons Arstan et toutes les autres planètes !
— Un mot pour votre défense ? proposé-je.
Il reste muet et scelle ainsi son trépas. Alors, je prononce sa condamnation. A mort. Il me remercie, les yeux embués d'une lueur méconnue, mais je n'en tiens pas compte. Irann désapprouve à nouveau mon choix, m'accusant d'être trop clémente. Je lui empêche en effet la prison à perpétuité. Or, cette ordure ne devrait pas salir les geôles de Santaria. Il n'existera bientôt plus et ce sera mieux ainsi. J'ignore complètement le tortionnaire et m'apprête à regagner les appartements de Priam, mais je me retourne vers lui. Il rechigne toujours et se stoppe net en interceptant mon regard perçant. Son corps est parcouru d'un bref mouvement de recul, en sondant mon air grave.
— Rédigez une note officielle pour le Colonel qui atteste de mes décisions, exigé-je.
— Pourquoi ? A quoi cela servirait-il, puisque vous allez lui faire votre rapport ? demande-t-il, d'une mine plus stupide qu'à l'origine.
— Il s'agit du protocole et ne discutez pas mes ordres !
Il se fait tout petit et arrache un bout de papier d'un carnet défraîchi où il griffonne deux ou trois phrases. Pendant qu'il écrit, je sens une paire d'yeux posée sur moi avec insistance. Je n'ai pas besoin de me retourner. L'insoumise a dû reprendre son énergie. Je souris malgré moi avec arrogance et pivote dans sa direction. Effectivement, elle me fixe en grimaçant. Mes sourcils se haussent et l'interrogent sans un mot. Ses bras croisés s'appuient sur les barreaux, son buste se penche en avant, elle ricane.
— Tout doux, Ravageuse ! s'amuse-t-elle. Ne soyez pas contrarier pour si peu ! D'ailleurs, si je peux me permettre...
— Tu ne peux pas.
— ... Je me permets toute seule, dans ce cas. Vous sonnez fausse, Ravageuse ! Fière de vous, confiante. Pour quelqu'un de votre nature, vous vous exprimez beaucoup et vous menacez énormément. Plus vous aboyez et plus vous cachez des choses, vous le saviez ? Apparemment pas, vu votre attitude.
Carter Irann a terminé sa note et me la transmet. Je pars en lui souhaitant bonne chance pour supporter cette pipelette une semaine de plus. Quel triste sort, mais ça lui apprendra à être grossier !
Sur le chemin du retour, j'ouvre les portes des prisons et me retrouve nez à nez avec le fonctionnaire de tout à l'heure. Je suis stupéfaite qu'il ait tenu sa promesse d'attendre mon retour. Une posture d'ennui évidente, il barre la sortie. J'abaisse ma capuche d'un mouvement de tête et dissimule mon visage au maximum. Silencieux, il ne bouge pas. Son torse se soulève à un rythme régulier et son regard est ancré sur un point imaginaire dans mon dos. S'il avait les paupières closes, j'aurais cru qu'il dormait.
— Je me répète probablement, commence-t-il, mais les Ravageurs n'ont pas le droit d'entrer dans cette zone de l'Institut sans accréditation. Si tant est que vous êtes une Ravageuse affiliée à la République ! Si ça se trouve, vous êtes une ennemie. Sans document officiel ou sans contrat, je vous demanderais de m'accompagner devant le Conseil ! Vous dégagez une aura que je n'apprécie pas.
C'est réciproque.
— Je ne suis pas une Ravageuse, déclaré-je, tout à fait irritée par cet énergumène. Je suis une concurrente. J'effectue une mission, comme vous. N'est-ce pas ? Maintenant, ôtez-vous de mon chemin.
Sa réaction m'agace deux fois plus. Il s'esclaffe. Il s'amuse tellement qu'il finit par s'étouffer. Son visage tourne au rouge cramoisi et j'adorerais lui jeter mon poing à la figure. Cela me démange, mais je parviens à résister. A nouveau, heureusement que ma vie et celle de Priam sont en jeu, car je l'aurais déjà éliminé. Au diable ce maudit Conseil qui interdit les duels entre concurrents ! En reprenant son souffle, il ramène ses bras le long du corps et me regarde désormais avec un sourire goguenard. La peau de ses joues demeure d'un rouge vif et cela m'insuffle une énième raillerie.
— Vous avez chaud peut-être. Vous devriez faire un plongeon à Barlac, vous rafraîchiriez vos neurones endommagées. Noyez-vous dedans au passage, cela nous évitera quelques peines.
Sans ma tirade, il me considérait sûrement comme une mouche qu'il écraserait un jour durant les épreuves, mais nulle animosité ne transparaissait. Dorénavant, il serait capable de m'assassiner avec son regard foudroyant. Toute trace de rire disparaît et son être s'enflamme. Je constate que sa patience explose en mille morceaux et ses traits se durcissent. Il descend les trois marches qui nous séparent et se poste à une vingtaine de centimètres. Son souffle se répercute tout droit sur ma bouche allongée de sournoiserie.
— Savez-vous qui je suis, concurrente ? vocifère-t-il, frémissant de rage. Yoreck Qerol, le meilleur novice de cet Institut, futur disciple du Seigneur Gareli. Mes prouesses déjà légendaires à l'armurerie n'ont pas dû vous échapper. J'ai été totalement invisible aux yeux des rebelles et je suis revenu avec l'armure la plus robuste.
Pourquoi diable a-t-il prétendu être un fonctionnaire, dans ce cas-là ? Je soupire à sa stupidité apparente et me prépare à passer à côté de lui sans lui répondre. Mais, il serait capable de me poursuivre jusqu'au bureau de Priam.
— Déclarez votre identité tout de suite ! Et veillez à ce qu'il n'y ait pas d'autres sommations !
Il cherche surtout à déterminer si, oui ou non, je représente une menace pour lui, en tant que concurrente. Il tente de me ralentir, de me déconcentrer et de se renseigner à mon sujet. Je garde ma capuche bien baissée.
— ... Dieux, soupiré-je, ce que vous êtes barbant !
Il s'apprête à rétorquer des paroles qui m'auraient énervée, alors je le devance et lui assène un majestueux coup de poing qui heurte son nez dans un craquement sonore. Les concurrents ont interdiction de s'entretuer, mais rien ne nous empêche de nous cogner. Nous n'avons pas non plus le droit de tricher en cassant le bras ou la jambe de l'autre. Aura-t-il vraiment besoin de son odorat ? Yoreck trébuche. Ses mains attrapent son visage d'où un filet ensanglanté s'écoule. Il se tord la cheville et chute sur la dernière marche, glissant contre l'acier. Je m'agenouille et me colle à lui. Je chuchote à son oreille :
— J'ai réalisé les mêmes prouesses que vous, sachez-le. Sauf que moi, à contrario du coq belliqueux et trop bruyant que vous êtes, je possède des qualités réelles de Ravageuse. Je connais l'humilité, l'intelligence, la stratégie et le franc-jeu. Ou peut-être pas l'humilité. Concourrons à la loyale et assistez à mon ascension !
Je le laisse en plan, montant les escaliers tranquillement. Je sais qu'il ne me suivra pas. Il reste abasourdi, gelé sur le sol, ses yeux exorbités. Personne ne lui a parlé de la sorte avant ce jour, je présume. Il ne me dénoncera pas au Conseil, ni n'évoquera notre entrevue à quiconque, parce que j'ai fait naître un sentiment omnipotent en lui : la haine. Il est habité par une volonté de m'anéantir. Il jouera avec moi, j'en suis persuadée. Tandis que je mets enfin un visage sur le nom de Yoreck, je songe à ce que je viens de lui murmurer. Humilité ? Je me suis probablement attribuée trop de qualités. Peu importe. Ravie par ce petit affrontement, je remonte promptement et regagne les appartements de mon mentor.
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