L'insinuation du mal
Je m'agenouille devant sa gueule. Une exhalaison putride m'agresse les narines. Ses yeux roulent dans leurs orbites. Absolument ignoble. Oubliant un instant cette odeur nauséabonde, je raffermis ma prise sur mon épée et l'enfonce dans ses gencives. Du sang gicle sur mes doigts. Je n'y prête pas attention. J'appuie fort afin de faire levier. La canine se décroche enfin. Des nerfs la suivent, mais je les coupe rapidement. Je réitère l'opération pour la deuxième. Ses autres dents sont pourries, alors je n'y touche pas. Ensuite, je me relève et m'empresse de quitter cette grotte pestilentielle, le cadavre gisant là, réduit à néant par les ténèbres.
Mon objectif a été accompli en peu de temps. Priam sera impressionné. Peut-être cessera-t-il de me traiter comme une enfant et il me confiera de véritables missions dangereuses. Je marche durant d'insupportables minutes, sillonnant les dunes de Draark à la recherche d'un coin d'ombre. Je bois si souvent que ma gourde s'assèche autant que mes lèvres. J'aurais aimé avancer plus vite, mais la blessure à mon ventre fragilise mon endurance. Mon souffle s'écourte et ma respiration résonne dans ce néant. Je haïs le désert. A chaque pas, je succombe à la terrible impression de me désorienter et de me perdre dans ce panorama identique d'heure en heure. Pourtant, je m'étais bien débrouillée en venant.
Par chance, je retrouve le petit village de tantôt. Mon subconscient guide mon chemin. Les natifs me scrutent toujours avec autant de méchanceté et de crainte. Sauf qu'ils remarquent ma démarche boiteuse et chancelante. Ils en déduisent que je ne suis pas assez en forme pour leur faire le moindre mal. La curiosité se peint désormais sur tous les visages, mais nul ne propose son aide. Irritée par la chaleur, je déploie une aura agressive qui passe surtout par mes yeux envoyant des éclairs et défiant quiconque de m'importuner.
Finirai-je toutes mes missions exsangue et à moitié comateuse ? Moi qui pensais que vaincre le Shagzum serait un jeu d'enfant. Alors, oui, sur le moment, c'était simple, mais la chose se corse. J'ignore les orbes globuleux des autochtones et me précipite en trébuchant vers l'échoppe de tantôt. La marchande a déserté son poste. A bout, les rayons lumineux heurtant sans pitié mon crâne, je toque brutalement à la porte d'à côté. Qu'importe qui répond. Elle semble vivre ici, puisqu'elle ouvre. Une grimace d'horreur la saisit quand elle constate mon état.
— T-Toi blessée ? parvient-elle à prononcer dans un grand effort linguistique.
Incapable de répliquer dans sa langue, je me contente d'opiner du chef, en retroussant ma cape et mon haut pour qu'elle jette un œil à la blessure. Elle pose une main sur sa bouche et contient à peine son effroi. La femme, choquée, m'invite à entrer en me conduisant jusqu'à son salon, sur une chaise instable. Tout paraît tomber en ruine dans ce baraquement. Ses problèmes d'argent me sautent aux yeux. Elle disparaît un moment dans une pièce adjacente et revient avec un bol rempli d'eau et un tissu. Elle trempe ce dernier dans le liquide froid et le presse tout en douceur sur la plaie. L'armure volée ne me protège pas autant que je l'espérais. Je suis déçue. Le Shagzum possède des griffes et des crocs plus tranchants que tous les matériaux à notre disposition.
— Toi avoir mal ? s'enquiert-elle.
Je lui fais signe que non. Seulement, je mens et elle le sait. Elle pose une main sur mon front et soupire à ma température brûlante. Ce n'était donc pas le soleil, mais mon propre corps qui se consume à cause de la fièvre. La femme bienveillante ne m'interroge pas, consciente que je ne répondrais pas. Je n'arrive même pas à la remercier. Ma voix ne sort plus de ma gorge. Je me sens comme paralysée. Je rassemble toutes mes pensées claires et me débrouille pour lui demander si le Shagzum produit du poison.
— Lui peut, oui.
— Mortel ?
Je ne redoute guère le poison qui s'insinue dans mon corps de frêle humaine. J'appréhende néanmoins l'absence d'antidote par ici. La marchande s'excuse, mais ne comprend pas ma question. J'essaie de la répéter dans sa langue en une phrase chaotique qu'elle a l'air de déchiffrer. Selon elle, le Shagzum endort ses victimes le temps de les ramener à sa tanière et ensuite il joue avec elles avant de les dévorer. Bien sûr, elle me mime cette explication dans des gestes agités. Je ne ressentirai qu'une fulgurante douleur et une envie irrépressible de dormir pendant quelques heures. Génial... Et dire que j'envisageais de rentrer tôt. Elle achève de nettoyer la blessure, puis elle me sonde, anxieuse. Je commence à transpirer à grosses gouttes.
— Daguen se plereo ?
Elle acquiesce et s'empresse d'accéder à ma requête, c'est-à-dire m'apporter de l'eau fraîche. Je vide un grand verre d'une traite et mes lèvres gercées retrouvent leur rougeur originelle.
— Rester nuit.
Je perçois ces deux mots plusieurs fois. Assommée par le bourdonnement dans mes oreilles, je hoche la tête de façon négative, voulant retourner à l'Institut. Je bredouille une excuse pour partir sur-le-champ, mais les mots ne s'alignent pas en quittant ma bouche. La vendeuse me maintient en place pour ne pas que je me blesse. Mais, malgré ses efforts pour me retenir, je la repousse sans ménagement. Puisqu'elle affirme que le poison du Shagzum ne me tuera pas, autant commencer à marcher vers la cité républicaine. Bien sûr, je n'avais pas l'esprit suffisamment éclairé pour me rendre compte de l'aspect suicidaire de ma décision.
Me revoilà dans le désert, fixée par tous les autochtones. Elle me poursuit sur une dizaine de mètres et me redresse, quand je m'écroule. Souhaitant me débarrasser d'elle, je lui exprime ma gratitude en jetant d'autres pièces qui atterrissent dans le sable. Je pars pour de bon. Avec le vent derrière moi, j'atteindrai l'Institut sans m'effondrer. Toutefois, la femme me fonce dessus et m'agrippe le poignet avec une telle force que je chute en arrière. Allongée dans cette immense plaine de dunes, je salue le soleil et ses rayons cruels.
— Pas partir ! glapit-elle. Vous pas en état ! Vous pas aller dehors. Prendre argent et rester nuit.
Je la croyais loin. Non, en fait, j'avais l'espace d'une minute oublié l'existence de cette marchande. Mon esprit déraille complètement. Des blocs entiers de ma mémoire s'envolent, pendant que la douleur me coupe le souffle. Fronçant les sourcils, je me soustrais à sa poigne. Encore. Elle a de la force, dites-donc ! La Nomade me tend ma monnaie et pivote à moitié vers son baraquement pour m'inciter à la rejoindre. Bien que son élan de bonté me donne envie de la suivre, en particulier avec mon désir de repos, l'agacement réapparaît en moi et je continue mon chemin sous ses couinements plaintifs. Je ne me doutais ni de la bienveillance des autochtones, ni de leur opiniâtreté.
— Tout se déroulera parfaitement bien, maugrée-je. Qu'est-ce qui pourrait mal tourner ?
— En danger, si partir ! rétorque-t-elle, ne lâchant pas l'affaire.
— Ainsi soit-il.
Elle s'énerve à son tour, mais nous distinguons un mouvement brusque derrière elle. Il s'agit de son fils qui est sorti et qui l'appelle. Elle peine à choisir entre lui et moi. A contrecœur, grâce aux cris de son enfant, elle se stoppe en plein milieu du sable chaud et m'observe tristement. Je lui accorde un pitoyable sourire et profite de son hésitation pour m'éclipser.
— Vous, prudent !
Je ne l'écoute que d'une oreille. Prudence ne fait pas partie de mon cercle de connaissances, contrairement à Victoire qui est ma plus vieille amie. En revanche, j'admets avoir minimisé l'intensité du poison. Il se répand dans mon corps à une vitesse hors pair et paralyse presque mes jambes. Pourtant, je me présumais immuniser contre les substances toxiques. A l'époque, lors de mes nombreux contrats de meurtre, je finissais dans des situations critiques et il arrivait que mes proies réussissent à m'administrer de force du venin dans les veines afin que je meure à petit feu. Je survivais toujours et mon corps s'est habitué.
Or, mon corps réagit très mal au Shagzum. Je tousse et crache des perles écarlates que je répands sur mon sillage. Mes pieds s'entremêlent et je chute souvent, mais me relève aussitôt. Je serpente à travers les dunes. Je ne me repère pas et sombre dans une sorte de folie passagère. La bouche grande ouverte et sèche, je marmonne des paroles incohérentes. Mon esprit se bat contre mon enveloppe charnelle. En conséquence de quoi, je finis par m'évanouir je-ne-sais-où. Je ne lutte pas, même pas pour reprendre connaissance. Tout devient noir.
A mon réveil, je ne me souviens pas d'être tombée, ni d'avoir roulé jusqu'en bas d'une colline de sable, ni même d'avoir croisé quelqu'un. Néanmoins, au moment où mes paupières se soulèvent, un gamin très jeune est penché au-dessus de mon visage. Le sien est couvert de saleté. Pourquoi est-ce que je rencontre systématiquement des enfants ces derniers jours ? Ils se retrouvent continuellement sur ma route. Trois en un jour. Je désespère. Je prie pour que celui-là ne me contrarie pas.
Alors qu'il est accroupi, je me dresse à l'aide de mes coudes, soupirant. Les relents de douleur provenant de mon abdomen me blessent et je me recouche sans rechigner. Le garçon me cache des rayons du soleil. Afin de le voir de manière claire, je plisse les yeux. Ses traits ne démontrent aucun sentiment. Il a l'air de ne penser à rien et me contemple en silence. Cette indifférence, pour un enfant, est absurde. Soudainement, son bras osseux s'élève si vite que je m'attends à ce qu'il m'assomme. Au lieu de cela, il pointe une fosse de l'autre côté du champ de dunes. Un renforcement dans le sol.
— Et ? marmonné-je. Qu'est-ce qu'il a ce trou ? Où sommes-nous, gamin ? Tu parles ma langue, au moins ?
Il ne m'informe pas de notre localisation et ne m'adresse pas la parole. Sans crier gare, il bondit et disparaît dans l'horizon.
— Pas normal, étrange ce garçon. Inutile, je dirais.
Brutalement, je constate que le soleil ne brille plus. Toute la luminosité n'est plus et la nuit domine. Ai-je imaginé le jour ? Dépitée, je me fige et songe à me pincer. Il se pourrait que je rêve ou que j'hallucine. Dans l'ignorance la plus totale, je pousse sur mes jambes et me remets debout en un gémissement rauque. Une gêne parcourt mon être, surtout au niveau des muscles, mais je me sens un peu mieux. L'effet du poison diminue. Je ne transpire plus et ma température a baissé. Mes vertiges persistent par légers déséquilibres. Se rajoute une migraine atroce, mais je ne croule plus sous mon poids. C'est une relativement bonne nouvelle.
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