L'assassin et l'espion

Comme d'habitude, Thorrak ne m'accorde pas d'attention et cela me va très bien. Je marche derrière lui et avec mon équipement, les hommes me regardent moins. J'avance avec davantage d'assurance et défie n'importe quel idiot de s'en prendre à moi. Cependant, au bout d'un moment à déambuler dans cette zone de la ville, je m'aperçois qu'ils n'ont pas peur de mes armes, mais plutôt de l'assassin. Je me renfrogne et songe à toutes les horreurs qu'il a pues commettre ici pour inspirer tant de crainte. 

Nous atteignons un bar sordide à l'odeur nauséabonde. En reniflant les alentours, je note que la pestilence est due à de l'urine sur les murs et non à l'établissement en lui-même. Cela me rassure et me répugne à la fois. Thorrak ralentit enfin et fait volte-face. Il m'empoigne les deux épaules et me plaque contre la paroi métallique. Je grimace à cause de la substance liquide que je sens se répandre sur mes nouveaux habits et me retiens de le gifler pour me dégager. 

— Tu voulais connaître notre mission, voici un avant-goût de ce que le Seigneur exige. Suis mes instructions, c'est toi qui te chargeras du plus gros du travail. Attend mon signal. Si tu le rates ou n'accomplis pas ta tâche pour une raison ou pour une autre, je te réserve une nuit dans la Cage. Compris ?

Je frémis à la mention de la Cage et il le ressent. Je vois son sourire satisfait et rêve de lui arracher. Malheureusement, c'est mon erreur de lui montrer un signe de faiblesse et je me ressaisis. Je n'ai jamais mis un pied dans ce genre d'endroit, chaque planète de la République en dispose d'une. J'ai entendu dire que tous les tueurs et violeurs se regroupent là-bas et commettent les pires crimes. Une légende raconte que les filles de bonne famille ayant un rapport avant le mariage et tombées enceinte sont jetées en pâture à ces fous furieux par leur propre père. Qu'importe la galaxie, les aristocrates ne plaisantent pas sur ce sujet. 

— J'ai parfaitement reçu le message. Cependant, tu ne m'as pas expliqué la mission. 

Il se détache et s'apprête à entrer dans le bar.

— Eh ! Répond ! Qu'est-ce que je dois faire ?

— A ton avis, espèce d'idiote ? Tuer, bien sûr ! 

Sur ces mots qui ne m'éclairent pas plus, je soupire bruyamment et lui emboîte le pas. Nous passons par un long couloir sombre, quelque peu illuminé par des néons en fin de vie. Puis, nous pénétrons dans l'antre des criminels. L'atmosphère est incomparable. A droite, les brigands de bas étage se chamaillent, brisent des verres et se bousculent avec violence ; à gauche, les consommateurs d'alcool se révèlent un peu moins agités et boivent tranquillement en discutant, riant en toute grossièreté ou en accueillant sur leurs genoux des danseuses exotiques – réellement exotiques, puisque leur peau vire dans les tons grisâtres et je ne reconnais pas leur ethnie. Au centre, un immense comptoir sert tous les breuvages existant dans l'univers. 

Nous descendons les marches et je me sens presque chez moi. J'ai l'impression que mes anciens amis, ceux que je frappais à mort s'ils fuyaient avec la part du butin, pourraient débarquer à tout moment, me serrer la main et me donner un coup dans l'estomac. Je chasse cette sensation désagréable et me répète que je suis sur Draark, loin de ma vie d'avant. Même si, en fin de compte, pas grand-chose a changé. Je tue toujours et je me bats toujours. Quelle amélioration !

Thorrak me fait un signe de main et je zieute dans la direction pointée. Il fixe un homme assis dans le coin le plus silencieux, je comprends qu'il s'agit de sa cible. Je hoche la tête pour lui assurer que j'ai saisi et nous nous dirigeons d'abord vers le comptoir. Il commande un Destroyer, nommé ainsi en hommage au type de vaisseau spatial et qui peut en toute vraisemblance détruire un homme avec la plus forte des tolérances. Je ne doute pas que cet assassin tient bien le choc et je demande un breuvage plus subtil, mais assez masculin pour lui plaire. 

Je soupire à nouveau. D'abord, le marchand qui m'offre des armes légères, typiques des femmes, et voilà que Thorrak scrute tous mes choix pour savoir si je suis capable de suivre son rythme ou non. Que je sois une femme ou un homme, mes coups de poignard sont aussi aiguisés que les siens. Néanmoins, je choisis d'outrepasser cet agacement et nous gagnons la table de la cible. Nos verres sont apportés et déposés à la même seconde, ce qui fait relever la tête à cet homme.

Je me penche quelque peu en avant et attends le signal de Thorrak. Toutefois, ce dernier se comporte de manière inopinée. Il arbore un grand sourire et attrape la main de la cible en la serrant fermement. La poignée s'éternise sous leurs rires réciproques. Je reste bouche bée derrière lui et les scrute tour à tour. Est-il son ami ou l'homme qu'il veut tuer ? A priori, le premier, puisqu'il m'invite joyeusement à prendre place. Je m'exécute, dépitée. C'est moi ou cet assassin est gentil et amical ? 

— Ridsé, je te présente...elle ! 

Je roule des yeux, mais ce geste passe inaperçu.

— C'est une nouvelle partenaire, je suis censé l'entraîner ou je-ne-sais-pas quoi ! 

— Mon pauvre ! réplique la cible, ou la non-cible. Quoi que, elle est mignonne en son genre ! 

— Ah bon ? 

Thorrak me sonde de la tête aux pieds et je m'avance un brin vers lui pour qu'il m'admire mieux. En temps normal, il aurait relevé l'insolence dans ce mouvement et m'aurait répondu par une mine sombre et énervée. Or, il sourit et m'adresse un clin d'œil. Ma bouche s'ouvre de nouveau et je suis à deux doigts de gober les mouches. A quoi joue-t-il, bon sang ?  

— En plus, elle a l'air féroce et avec du caractère ! continue Ridsé. Comme tu les aimes. Elle est faite pour toi, mon vieux !

— Un peu trop jeune, j'en ai bien peur, se lamente Thorrak. 

— Parce que ça te dérange ? Moi, j'en ai rien à faire de leur âge !

— J'avais remarqué. Bref, ne parlons pas d'elle. Mieux vaut ne pas complimenter ces filles-là, sinon elles ne s'en remettent pas !

Ridsé part en fou rire et je demeure pantoise face à cette scène. Je ne comprends pas du tout et l'assassin discerne mes incertitudes. Il tapote l'épaule de la peut-être cible qui se redresse, calme son hilarité et il me désigne. Les deux me toisent avec des yeux rieurs et finissent par glousser à la façon de deux vierges en chaleur. Je suis de plus en plus perdue et leurs moqueries ne m'aident pas le moins du monde. Au final, Thorrak me donne un indice de ce qu'il se passe :

— Regarde-moi cette tête perdue ! On dirait un chiot abandonné.

— Red, quand même ! minaude l'homme. Il ne faut pas taquiner les filles à ce point ! Allons, explique-lui !

Je tique à l'appellation. Red ? Est-ce le prénom de Thorrak ? Je n'ai pas le temps d'y réfléchir.

— Ridsé est mon meilleur ami, expose-t-il. Nous avons grandi ensemble dans les banlieues paumées de Draark. Je suis devenu un assassin pour le compte de Gareli et lui un espion du Président. Tu peux te détendre en sa présence, il est digne de confiance ! 

— Et la mission ? rappelé-je.

— Je t'ai menti à propos de la mission. Il n'y en a pas. Gareli m'a ordonné de te dégoter un équipement décent. Puisque c'est ma seule soirée de libre et que je ne pouvais pas te laisser à l'Institut sans surveillance, j'ai été obligé de t'amener avec moi.    

— Est-ce qu'elle danse ? s'enquiert subitement Ridsé.

— Je n'en sais rien. Demande-lui.

— Est-ce que tu danses ? 

Je les jauge l'un après l'autre et j'ai soudainement le tournis. Dois-je le croire et décrisper les muscles de mon corps pour profiter de la soirée ? Entre deux questionnements, je réponds à son ami et hoche négativement de la tête. Hors de question que je danse, surtout dans un bar comme celui-ci. Tandis que Thorrak lui raconte sa dernière mission et qu'ils rigolent tous les deux aux diverses situations insolites qu'il a affrontées, je ne m'exprime pas, ne souris pas et ne ris pas à leurs plaisanteries. Je me force de relâcher la pression, mais je n'ai pas envie de blaguer avec cet assassin. J'en déduis qu'il n'est pas celui que je croyais. Il ne me teste pas et ne me déteste pas tant que ça, s'il est en mesure de se gausser à mes côtés. Ceci est confirmé par Ridsé plus tard dans la soirée au détour d'une conversation alcoolisée. 

— Franchement, n'en as-tu pas marre de te prosterner aux pieds de Gareli ? Tu es constamment là à courir aux quatre coins des galaxies à son bon vouloir. Ne souhaite-tu pas te poser quelque part et vivre une vie...moins mouvementée ?

— Parce que tu penses que ce travail me fait plaisir ? Je dois effectuer les bases besognes et réaliser des missions qui n'ont régulièrement pas de rapport avec mon domaine d'expertise. Il m'ordonne de séduire, voler et kidnapper, alors que je suis le meilleur tueur à sa disposition. En plus, je dois me coltiner des potiches !

— Oh, oh ! s'esclaffe Ridsé. Ne l'insulte pas, elle me parait très capable !

— Relativement. Elle aboie plus qu'elle n'attaque.

Son ami pouffe et je comprends qu'ils parlent de moi. Je sursaute et lui lance un regard mauvais, ce qui les fait rire tous les deux.

— Tu vois ce que je dois supporter à cause de ce Seigneur de malheur ! 

— Si tu es un si bon tueur, pourquoi est-ce que tu ne l'as pas assassiné depuis longtemps ?

— Premièrement, j'ai besoin de son soutien pour gravir plus d'échelons. Deuxièmement, j'ai la possibilité de voler beaucoup d'or pendant mes missions que je garde pour moi. Et pour finir, je deviendrais le plus recherché de tous les parias à la seconde où je lui aurais tranché la gorge. Mais, ce n'est pas l'envie qui me manque ! 

Je vis complètement dans un cauchemar ! Ou dans un rêve... Je suis sous la supervision du bras droit de Gareli qui est également l'homme qui le haït du plus profond de son être. D'un côté, cela m'enrage et je m'interroge : pourquoi un assassin déloyal aurait le droit de paraître aux côtés du Seigneur et pas moi, qui lui suis fidèle ? D'un autre, je le perçois tout de suite comme une chance. Si je prouve qu'il est un traître qui le méprise dans son dos et que je lui en débarrasse, j'obtiendrai son poste. Ce serait une ascension fulgurante en très peu de temps. Je ravale mon sourire et écoute leur conversation.  

— Tu as fini ton verre ? J'ai un endroit vraiment sympa à te montrer ! déclare Ridsé. Sauf si tu t'amuses un peu avec les danseuses. 

— Une prochaine fois pour les danseuses. 

Ils se lèvent et ne vérifient pas que je les imite. Perturbée au possible, je quitte le bar et les suis d'un peu plus loin. Je ne veux pas me mêler à eux. Brusquement, Ridsé se stoppe net avec les mains en l'air et je comble l'espace entre nous pour savoir ce qui lui prend, curieuse. Il informe en criant qu'il doit uriner – il utilise des mots bien plus vulgaires, bien sûr. Pour ce faire, il repère le premier mur dans son champ de vision et déboutonne son pantalon pour se soulager contre ce dernier. Je soupire derechef et apprécie de moins en moins cette soirée. 

Thorrak pivote vers moi et je ressens le poids de ses yeux sur moi. Je daigne lui rendre l'attention au bout de plusieurs secondes et constate qu'il me dévisage sans détour. Je hausse les épaules pour le questionner, mais il ne prononce aucun mot. Il se tourne imperceptiblement dans la direction de son ami éméché et je me fige. Un murmure au fond de moi me souffle que je dois le tuer, car c'est le signal. Mais, si je passe à l'acte et que je n'aurais pas dû, il y a des chances pour que l'assassin me tire par les cheveux jusqu'à la Cage pour m'en être prise à son acolyte de toujours. 

— Ouf, je vais mieux ! 

Ridsé revient à nous et le poids de Thorrak diminue peu à peu. Avant qu'il ne recommence à marcher, guidé par son ami, je lis une certaine déception en lui. J'inspire profondément et tranche entre les deux choix. A toute vitesse, je tire mon revolver du ceinturon et j'appuie sans hésitation sur la gâchette. La détonation retentit entre les parois en fer des bâtiments et la balle fuse dans le crâne de l'espion. Je remarque au passage qu'en plus d'être une boule d'énergie pure qui s'est logée en toute facilité dans sa chair en la brûlant, le projectile répand aussi une décharge électrique dans le corps. Ma cible convulse et s'écroule aussitôt. 

Je range le revolver et attends la réaction de l'assassin, inquiète. Il scrute Ridsé longuement, en particulier le trou dans l'arrière de son crâne. Je commence à creuser ma tombe, présageant avoir pris la mauvaise décision. Thorrak se rapproche à pas lent de moi et j'envisage d'user de mes armes contre lui, mais je ne bouge pas d'un centimètre. Il saisit mon menton et le soulève pour que nos regards se croisent. Avec ses doigts, il illustre ses propos :

— Tu étais à ça de la Cage.  

Il se sépare et laisse le cadavre sur place. Je lui attrape le bras et questionne :

— Qu'est-ce que c'était cette comédie ? As-tu éprouvé une envie soudaine d'assassiner ton meilleur ami, mais tu n'avais pas le cran de t'en occuper toi-même ? 

— C'est ma punition, gronda-t-il en s'énervant de son propre échec. Je n'ai pas accompli ma précédente mission jusqu'au bout et Gareli a procédé à un énième test de loyauté. Le tuer aurait été facile pour moi, je n'ai aucune attache en ce monde. Par contre, observer une minable mercenaire assassiner un espion de génie, c'était l'épreuve qu'il m'a imposé. 

— S'il était un espion de génie, pourquoi l'exécuter ? Gareli est revanchard et précautionneux, mais il ne tuerait pas un élément précieux de la République dans le simple but de te punir.

— Ridsé était très talentueux, mais pas discret ! Le Président savait qu'il transmettait des informations confidentielles aux rebelles dès qu'il en avait l'occasion. Quelqu'un d'autre aurait dû l'éliminer, mais Gareli s'est dit que nous serions de meilleurs assassins. D'autres questions ou nous pouvons rentrer ? A moins que tu souhaites tenter une nuit à la Cage ? 

Je ne pipe mot et il retourne à l'Institut. Des malfrats se sont déjà regroupés autour de Ridsé pour le dépouiller et certains récupèrent même des parties de son cadavre. J'ignore si Thorrak est contrarié par la mort de son ami ou s'il n'a pas d'attache, ainsi qu'il le prétend, et qu'il n'a juste plus envie de me parler. Je comprends qu'il a fourni un énorme effort pour me sourire et m'intégrer à la soirée, ce qui l'a pour sûr irrité au plus haut point. Je ne le plains pas. J'imaginais que seuls les mercenaires n'avaient pas de code d'honneur et qu'ils s'entre-tuaient pour des sous supplémentaires. De toute évidence, les assassins et les espions aussi ne peuvent pas se faire confiance. 

— Donc, tu es fidèle à Gareli ? 

— Quoi ? Tu te voyais déjà en train de me dénoncer ? Tu aurais eu l'air stupide ! 

— Seulement l'air ? Je croyais que j'étais totalement stupide !

L'échange s'arrête là et je le suis jusqu'à l'Institut en silence. Pour une première mission avec Thorrak, je trouve que je me suis bien débrouillée. Non seulement je n'ai pas loupé son signal, et en prime je suis parvenue à supprimer ma cible d'un coup. Je pourrais bien dormir cette nuit, hormis s'il me gratifie de son sol poussiéreux et sale en guise de lit. En arrivant dans sa chambre, je suis démoralisée en me rendant compte que je n'aurais pas le droit à un matelas. 

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