L'assassin
Gareli se rassoit finalement dans son large siège de métal et son regard me sonde toujours ; je n'ai pas bougé depuis qu'il m'a relâché. Adossée au pilier dans une posture correcte, les mains derrière mon dos, j'attends que ses lèvres rosées de malice se mouvent et m'indiquent le chemin à suivre. Sans une once de compassion, il m'annonce :
— Reviens avec des résultats ou ne reviens pas du tout. En cas de non-réussite, tu seras traquée et exécutée. Le Colonel demeurera sous la surveillance du Conseil et ses activités seront contrôlées. Si tu échoues, il meurt. Des questions ?
— Où dois-je me rendre ?
Le fait que j'ignore ses mots sur Priam qui me touchent davantage que je le présumais et la détermination surplombée de mon obéissance dans la voix lui plaisent. Il sourit en coin et fait un signe de main à une personne dissimulée dans les ténèbres de la salle. Une servante, de la tête au pied recouverte de tissus légers et d'un voile transparent, apparaît et se munit d'une jarre remplie d'un liquide dorée. Celui-ci ne ressemble pas à son vin, mais je ne doute pas qu'il s'agisse d'un alcool.
— Tu pars demain matin. Avant cela, tu accompliras...quelque chose de primordial. Considère ce temps comme un autre test de ta loyauté.
— Dites-moi simplement où je dois aller et ce que je dois y faire.
Mon ton l'amuse encore, mais commence à l'agacer, car je le coupe dans ses longues tirades. Il n'aime pas cela. Je prends note et me tais.
— Tu passeras la nuit avec mon homme de main.
La phrase s'abat sur moi telle une nuée de flèches qui me transpercent de toute part. Je blêmis et il en rit. Qu'entend-t-il par-là ? Je me pose la question, pourtant ses mots ne laissent pas vraiment la place à de l'interprétation. Je cligne des paupières, plus figée que jamais, et je me demande si je n'ai pas mal compris. Mais, Gareli ne m'aide pas ; il se moque ouvertement de moi en sirotant son nectar. En aurait-il abusé ?
La colère revient au galop et je regrette aussitôt d'avoir saisi sa main. Une mercenaire, oui ; une putain, hors de question. Plutôt sauter du haut de sa tour. Je me secoue en tentant de ne pas m'emporter, mais je m'imagine déjà dans une chambre en compagnie de son homme de main, violent pour sûr et cruel sans conteste. Mes joues tournent au rouge furie, ma poitrine se soulève violemment et mes lèvres tremblent.
Toutefois, je n'ai pas le loisir de lui cracher que je refuse son ordre éhonté. Les portes de la salle s'entrouvrent assez pour qu'un homme apparaisse. Son allure est vive, il avance vite et sans hésitation. Il ne m'accorde aucune œillade, focalisé sur le Seigneur. Il me passe devant sans me voir et s'agenouille brièvement sur les marches menant au siège de Gareli. Il se relève dans un mouvement fluide et le salue d'une voix profonde, rocailleuse et qui me remémore un sentiment perdu en moi. Une sensation que je ne parviens pas à décrire ou à qualifier. J'approche de deux pas, croise les bras et écoute leur échange avec attention.
— Votre Seigneurie, une des têtes de la Résistance est tombée. Le corps repose dans les donjons. Ainsi que souhaité, aucune preuve ne relie Santaria au meurtre. Fin de la mission.
— Parfait, Thorrak. Tu arrives pile à l'heure !
— Vous avez demandé à me voir, déclare l'homme d'un ton neutre.
— Tu viens tout juste d'assassiner un membre dignitaire de la Résistance, mais retourne-toi et contemple la misérable mercenaire qui a réussie un exploit bien plus impressionnant. Elle a détruit toute une base rebelle.
L'homme pivote et je croise son regard livide. Je ne lis rien en lui, il enterre toutes ses pensées et ne montre pas ses émotions en surface. Pas un trait ne se dégage sur son visage lisse. Il me jauge un court instant, puis se désintéresse et retourne vers Gareli. Ce dernier ne pipe mot. Il veut une réaction de lui. Il la lui donne.
— Tant mieux. Des ennemis en moins. Vive la République !
Je grimace et ma tête dodeline sans que je puisse m'en empêcher. Je le regarde en haussant un sourcil, la lèvre supérieure retroussée de dédain, et je toise son dos mince et svelte qui m'arrache une grimace. Il est en tout point mieux que moi sur le plan physique. Je suis d'une maigreur inquiétante de par mes années de pauvreté, alors qu'il est musclé et bien bâti de nature ; il s'entretient et cela se constate sur ses cuisses apparentes sous son pantalon renforcé en cuir. Sa tunique serrée permet de constater ses pectoraux. Sa mâchoire carrée et sa nuque parfaitement droite m'irritent ; son corps me nargue.
— Je crois que tes paroles ne suffisent pas à la mercenaire, s'égaye Gareli.
L'homme soupire et fait volte-face derechef sans retenir son roulement d'yeux. Il est sincèrement excédé. Sûrement souhaite-t-il recevoir ses prochains ordres et partir, mais le voilà bloqué ici pour me complimenter. Face à face, je distingue son visage fin, orné d'une barbe récente qu'il n'a pas pu raser durant ses jours de mission. Cela lui offre un côté mature et je m'interroge donc sur son âge. Probablement la trentaine, ou un peu plus. Soit presque deux fois plus vieux que moi. Or, présentement, j'ai l'étrange impression que nous sommes sur la même longueur d'ondes : enchaînés à Gareli, trempant dans un métier honteux et sanguinaire, usés par nos passés respectifs. J'aperçois des blessures similaires aux miennes dans ses yeux naturellement plissés et d'un noir envoûtant.
— Les rumeurs courent au sujet de la personne ayant anéanti la base rebelle, affirme-t-il posément. Bravo, jeune mercenaire, vous vous êtes attirée la haine de la Résistance et la jalousie de la République. Revendiquez vos exploits et assumez les conséquences. Du moins, si l'ennemi ne vous tue pas avant que vous clamiez vos faits.
— Allons, allons, ne sois pas aussi dur avec elle ! ricane le Seigneur. Il est fort à parier que l'explosion de la base était un coup de chance !
Que ce soit l'un ou l'autre, j'ai l'envie tenace de les noyer dans un bain d'acide. Néanmoins, je garde mon calme et ne répond pas au sourire narquois de l'homme dont le dos me fait de nouveau face. Je désire leur crier que je suis prête à affronter toutes les jalousies, à combattre toutes les tentatives de vengeance, ou de me défendre envers et contre tous. J'éprouve le besoin de leur raconter comment j'ai vaincu les rebelles et de me prétendre capable du plus épouvantable, mais je tomberais dans le piège du Seigneur. Je ne parle pas et patiente encore. Cela satisfait mon nouveau Maître qui ne fait pas durer le suspens plus longtemps.
— Red Thorrak, je te présente sans grand plaisir ma nouvelle disciple... Quel est ton nom déjà ?
Le fameux Thorrak pouffe et je ne m'énerve pas. Je me sens même différente à me tempérer de la sorte. Est-ce parce que je possède un but ? Est-ce parce que j'ai enfin gagné les faveurs de mon Seigneur ?
— Souvenez-vous de ce nom, susurré-je, vous ne l'oublierez plus jamais. Abraax. Krixia Abraax.
Subitement, Thorrak sursaute et ses yeux s'écarquillent, peinant à maîtriser l'émotion qui le parcourt. J'en déduis que mon nom a provoqué cette réaction. Je ressens de la fierté, puisqu'il a certainement dû entendre les rumeurs de tuerie à mon propos. Mais Gareli brise mon espoir en prononçant des mots qui me marqueront pour le restant de mes jours :
— Oui, exactement, Thorrak ! Abraax, la Ravageuse que tu as poignardée sous mes ordres !
Je palis, tandis que le bras droit du Seigneur m'affronte. Si j'avais pu réfléchir convenablement, j'aurais vu la perplexité sur la mine silencieuse de Thorrak. Je ne tombe pas dans l'abysse de la rancœur et je ne coule pas dans la folie ; je repousse les eaux sombres qui menacent de m'ensevelir et de m'asphyxier, je ne quitte pas la surface et ancre mes yeux dans ceux de Gareli, le défiant de fanfaronner et de se vanter de ce meurtre. Il ne dit plus rien, mais son sourire signifie tout. Il a ordonné l'assassinat de mes parents et il en est satisfait.
— Vous pouvez tous deux disposer. Toutes mes excuses Thorrak, mais tu devras supporter la présence de cette malheureuse. Je vous commande de rester ensemble cette nuit, tu sais pourquoi, et vous quitterez Draark à l'aube. Tu trouveras un dossier dans tes appartements et tu lui résumeras votre mission. Massacre-la à la moindre incartade et envoie-moi régulièrement des nouvelles de votre avancée. Ramène-la à la seconde où votre objectif sera accompli, sans détour. Ne le traite pas avec indulgence. Sache qu'elle a trahi les règles basiques de l'Institut en ne se prêtant pas au jeu de la sélection. Son sort ne m'intéressera qu'au moment où elle aura prouvé sa valeur. Autrement, fais-en ce que tu voudras.
Thorrak opine du chef, tourne les talons et s'éclipse par les énormes battants. Serrant les poings, je me force à me poster devant Gareli, me courbe et pars à mon tour. J'essaie de rattraper le bras droit sans vomir – la tension m'est intolérable. Je ne sais pas comment se dérouleront les mois à venir, je sais en revanche que ces hommes me rebutent et que je ne saurais me contrôler éternellement s'ils me malmènent de cette manière. Ai-je signé un pacte avec des démons ? Ou peut-être pire.
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