L'As du Maître

Son regard pénètre mon âme sans retenue. Assis tranquillement dans son siège aux ornements d'argent pur, les jambes croisés, le corps légèrement penché sur le côté, un coude sur le rebord, sa tête posée délicatement sur son poing, un verre de vin couleur sang dans l'autre main, Gareli dévore mon existence. 

Ses sombres iris anthracites plantés dans les miens me dévisagent impétueusement, je me retiens de frissonner. Je sais ses intentions. Il aspire à me voir flancher, il patiente pour que je m'écroule, afin de me punir. Il cherche la faille, celle qui effacera sa bienséance et qui lui commandera de m'ôter la vie sans tarder. Bien sûr, je ne lui octroie pas ce plaisir. Il essaie par tous les moyens d'anéantir mon assurance, il souhaite que mon esprit vrille, que mes secrets se révèlent, que j'abandonne ma vie. 

Tous les Seigneurs agissent de la sorte, comme un espèce de test psychologique, un jeu mental mettant à mal notre contenance. En me plongeant dans ses yeux, je peux répondre à une ancienne et profonde question enfouie en moi, celle que je porte depuis notre rencontre. Se souvient-il de moi ? D'après son air renfermé, son attitude repoussante et son ennui visible, non, il m'a complètement oublié. Il n'a aucune idée de qui je suis. Et cela m'insuffle une onde de regrets qui traverse mon corps et pulvérise ma sympathie à son égard. Mes traits se durcissent, ma posture se raffermit, je ne cache plus ma frustration. Comment ai-je pu croire une seconde qu'il m'accueillerait les bras ouverts ? 

— Votre Seigneurie ? l'interpellé-je d'un ton dur.

Ma voix tranche le silence et il réagit enfin. Je suis lasse d'attendre. S'il choisit de me châtier, alors qu'il l'annonce dès à présent. Sa bouche pincée s'étire et semble rire de moi. Je reconnais là le charme qui avait séduit la jeune enfant que j'ai été. Une sensualité débordante de malice imprègne son être. Les lèvres amorçant un mouvement, ses orbes se plissant, il se redresse et s'assoit correctement. Sa main, ne soutenant plus sa joue, reste en hauteur, tandis qu'il dépose son verre. Son dos parfaitement perpendiculaire à ses cuisses, je n'empêche pas une moue impressionnée de transparaître. Je fonds littéralement sous sa prestance, une fine pellicule d'humidité se déposant sur ma peau. Il s'apprête à parler, je me tends.

— Votre vie...je la tiens, ici, m'informe-t-il, désignant sa paume. Nous pourrions commencer par des banalités, notamment ton identité et le pourquoi de ta présence sur Draark... Ou je pourrais t'interroger, à ma manière, dans la douleur et le sang... Ou je propose de passer directement au plus intéressant. Je suis grandement intrigué par tes soi-disant talents. Le Colonel affirme que tu vaux tout l'or du monde, l'apprentie parfaite. Ce vieux soldat ne possède malheureusement plus le droit de donner son avis depuis que ses compétences décroissent. Je me fie rarement à lui. D'ailleurs, il paiera le prix de vos cachotteries. Mais pourquoi risquer l'exécution ? Pour que tu deviennes mon élève ? Cite-moi une bonne raison de ne pas t'égorger sur-le-champ.

Je me trouve dans la pire des postures ! 

Je retiens l'angoisse qui me monte, alors qu'il me dévisage et imagine déjà dans son esprit des façons atroces de me torturer. Il doute de moi, à juste titre. Une inconnue, débarquant de nulle part, une ombre à l'Institut, dissimulée tout ce temps par Priam. Je comprends qu'il se questionne à mon sujet. S'il m'en avait laissé l'occasion, j'aurais répliqué avec honnêteté, mais il me coupe d'un bref geste de main. Gareli saisit son vin et le finit d'une traite pour reposer son verre dans un écho fracassant, ce qui engendre une vibration déplaisante à mes tympans. Il se lève et se dirige vers ses baies vitrées, offrant une vue splendide sur la planète. Les lampadaires éclairent la nuit. 

— Qu'il mente ou non, ceci m'importe peu. Tu as concouru dans des épreuves aussi risquées que les autres apprentis, tu as respecté les règles de la juste compétition de l'Institut. Toutefois, tu  n'étais pas invitée et tu ne l'aurais pas été quand bien même tu te serais portée volontaire, si tu veux mon avis. Ton dos recourbé, tes pieds qui ne tiennent pas en place, ces guenilles que tu portes, l'absence d'armes sur toi et ton regard indiscipliné... Rien chez toi ne mérite le moindre regard. Sache que tu encours la peine capitale. Pourquoi ? Pourquoi as-tu présumé que je t'accepterais ?

Subitement, il se détourne de son panorama et me rejoint en quelques enjambées, descendant les deux marches qui nous séparaient. Même s'il ne campe plus sur son piédestal, sa taille me dépasse toujours, il m'écrase de son aura dominante. A moins de deux mètres, il me jauge un moment. Il me méprise à coup sûr. Pourtant, ma bévue ne justifie guère sa fureur, pas après tous les obstacles que j'ai réussis à surmonter. Je me suis démenée pour lui, pour ce jour, mais il m'a oubliée. Je le déteste davantage. Ma mâchoire se serre, suivie par mes poings, jamais je n'aurais dû lui accorder ma foi. 

— Par vanité ? continue-t-il. Pour démontrer ta force ? Parce que tu avais besoin de te sentir observée ? Parce que tu quémandais une récompense, comme un bon chien de Santaria ? Pourquoi, diable, autant d'insouciance pour en arriver à ce point ?! tonitrue-t-il, brisant mes dernières barrières. 

— En fait, je n'en suis plus si sûre ! craché-je, véhémente. Au début, je détenais un but, un objectif qui me mènerait à vous... Mais, désormais, je ne veux plus de vous, susurré-je, dépitée par ma propre révélation. J'ai espéré toute ma misérable existence qu'un sauveur me tire de mon trou à rats, mais vous ne serez jamais celui que j'attendais. Mes félicitations, mon Seigneur, vous avez dupé l'espérance elle-même ! Par conséquent, vous pouvez tout aussi bien me tuer, car, sans espoir, je n'ai plus de sens. 

La déception, mêlée au désenchantement, dévale mes joues creuses. Après tout, tous mes combats, tous les massacres, j'avais placé une confiance inébranlable en cet homme. Je me suis fourvoyée, superbement. Je ne parviens à décrire les émotions qui me détruisent. Je n'éprouve ni colère, ni remord, ni rancœur. La Mort m'a appelée tant de fois, je la repoussais constamment. Aurais-je dû l'autoriser à m'emporter ? Parfois, dans l'univers, des individus naissent pour souffrir et trépasser. Je fuyais cette vérité, mais je suis l'enfant du chaos et au chaos je dois retourner. 

— Si tu ne veux plus de moi comme tu le prétends, hasarde-t-il, luisant de perfidie, que désires-tu ? Qu'est-ce qui te maintiendrait en vie ? Qu'est qui ranimerait ta motivation ? 

— Je veux..! m'écrié-je, excédée par son flegme redoutable. Je veux tout... Je veux l'or, je veux la gloire, je veux la reconnaissance, je veux des serviteurs à mes pieds, des domaines à n'en plus compter, décider de mon destin sans m'excuser. Je veux une identité. Je veux tout ce que je n'ai jamais pu obtenir. Celui qui m'offrira ces convoitises sera mon maître. 

Il se délecte de ma vulnérabilité. Je remarque son rictus satisfait et un éclair de lucidité jaillit dans mon esprit, je dois me ressaisir au plus vite. Maintenant qu'il a repéré la faille, je redoute la suite. Pareillement à un électrochoc, je me rends compte de mon manque de vigilance, et recompose à la hâte mon aplomb. Avec lui, si près, cet homme que j'ai loué durant des années, je perds ma raison. Il me plie à sa merci. Plus question de céder, la rancune me noie. 

— Eh bien, que l'on me nomme Grand Maître dans ce cas, clame-t-il, car aujourd'hui je te fais ma discipline. Prête-moi allégeance, jeune créature solitaire, la main que je te tends est ton salut. 

En effet, ses doigts osseux s'approchent de mon corps transpirant, je peine à respirer. Pourquoi, dans ce regard mauvais, la tromperie endort-elle la sincérité ? Il ment, et il ment si bien que je me courbe face à ses illusions. Gareli chante aussi bien qu'il affabule, sa mélodie engourdit ma conscience et je néglige mes précautions. Assurément, il me conduira à ma perdition. Ce Seigneur est néanmoins le seul à me présenter une main salvatrice. Sans hésiter davantage, je l'attrape et m'en remets au sort. Les dés sont jetés. Il la serre en toute douceur. 

—  Prouve-moi...

Sa voix enivrante s'élève et m'hypnotise. Je sens le danger, je palpe les périls auxquels mon âme s'expose, mais j'y glisse. Je suis prête à tout, plus rien ne me retient dans cet univers. 

—  ...ta loyauté...

Ce Seigneur, tout de miel et d'hypocrisie, ose encore évoquer la loyauté. Depuis toujours j'ai été un animal fidèle, une tueur déterminée, je connais le prix de la vie et des sentiments. Je les ai éradiques sans nul regret. Lui qui me promettait monts et merveilles, il joue sur ma foi. Quel culot.

-...envers ton Maître et Santaria. 

Cette jeune enfant perdue parmi les cendres, cette jeune enfant marchant presque nue dans les flammes, cette jeune enfant au corps ensanglanté, cette jeune enfant qui ne suppliait pas, cette jeune enfant muette à sa propre existence, cette jeune enfant pour qui les yeux de Gareli avaient brillé de mille éclats d'excitation, cette jeune enfant à qui il avait juré dévouement, cette jeune enfant dont il ne se souvenait pas ; cette jeune enfant existait-elle vraiment ? Cela n'a aucune importance, puisque ses orbes s'illuminent juste pour moi. Là, en cet instant, et que l'univers en soit témoin, il me contemple, carnassier, prêt à me sauver ou à m'annihiler. Je suis celle qui compte, et non cette enfant anéantie par le destin morbide.

— Je te récompenserai de ce dont tu rêves. Toutefois, prévient-il, toi qui a osée braver les lois du Conseil, tu ne t'en sortiras pas aussi aisément ! Tu effectueras, en mon nom, une mission essentielle. En cas de victoire, Santaria se renforcera considérablement, sa toute-puissance dans l'univers ne sera plus contestée. En cas d'échec, notre chère République trouvera un autre bras pour exécuter son oeuvre ; mais, toi, tu mourras. Soit par les mains de l'ennemi, soit par les miennes !

A ces mots, je suis projetée contre un pilier. Je lâche un hoquet de surprise et un gémissement de douleur qu'il adore. Gareli se colle à mon corps, entoure mon cou de sa poigne impitoyable sans m'étouffer. Il instaure simplement sa suprématie, il détermine les limites de ce jeu mortel. Ses lèvres charnues à mon oreille, je faiblis à son tendre toucher. Sa bouche descend dans ma nuque, me procurant inlassablement des frissons dont il se délecte, des frissons de dégoût, pour finalement remonter à mes lèvres sèches. D'une suavité et d'une finesse insoupçonnée, il m'embrasse longuement, scellant notre pacte. 

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