L'acier contre le feu

Je me réveille sous la lumière grise de Kapleeen, le soleil ne parvient pas à nous atteindre à cause des épais nuages et de la brume. Personne n'est venu toquer à ma porte et je sens que je n'ai pas suffisamment dormi. Ce doit être assez tôt. Cependant, il me serait impossible de me rendormir. L'important est de s'être reposée et d'être apte à mener la mission à bien. Tant que je soulève mes armes et que je tiens sur mes jambes, tout devrait se dérouler selon le plan. Mon esprit embrumé met du temps à se focaliser et je demeure immobile sur le matelas sans drap à fixer mollement le plafond de bois.

Ne perdant pas une minute pour me préparer, je me lève et enfile ma longue veste bicolore. Au fil des jours, je me suis habituée à l'équipement fourni par Thorrak et le marchand. Je l'apprécie de plus en plus, en particulier parce qu'il me donne un air digne face à tous ces mercenaires que j'ai quittés en étant misérable. Me pavaner devant eux avec ces belles armes s'apparente à une douce revanche. 

Une fois apprêtée, je descends lentement les escaliers craquant sous mon poids en analysant la situation. Difficile de dire l'heure sur cette planète, mais j'estime que la matinée débute tout juste. Peu de mercenaires sont sortis de leur chambre. Quelques-uns s'entraînent en courant dans la garnison ou autour, pendant qu'un groupe de cinq personnes se battent entre eux pour se dégourdir les muscles. La plupart d'entre eux mange à des tables de fortune faites de vieux tonneaux de bière et de planches découpées. Ils ont tout réaménagé pour vivre à plusieurs. Ingénieux.

Mon ventre gargouille subitement et je n'attends pas plus pour me servir dans leurs rations entreposées sous l'abri du bâtiment nord et m'asseoir quelque peu à l'écart. Je mange ce pain sec et boit cette eau tiède sans rechigner, puisque c'est déjà mieux que rien. Une ombre s'approche de ma table et je n'ai nullement besoin de regarder pour identifier la personne ; un voile au visage, des vêtements amples et pastels, ainsi qu'une démarche de lionne, les mercenaires ont réussi à amener Zora jusqu'ici. Elle mange également en silence, à ma droite.

— Mira et toi, avez-vous eu des ennuis avec les gardes de la station orbitale ? 

Je demande par simple curiosité.

— Les techniciens ont fouillé de fond en comble le vaisseau et ont tout retourné. Deux fois. Mis à part nous chercher des problèmes, ils ne pouvaient rien faire contre moi. Ils se sont rapidement lassés. Vous n'avez pas chômé, Thorrak et toi ! Le réseau sur Kapleeen s'est grandement amélioré.

— Tu parles du réseau de mercenaires ? Je n'en reviens toujours pas que Xiao Liu soit parvenu à bâtir ceci ! Une alliance ! 

— Je ne l'aurais pas imaginé à l'époque, même dans mes rêves les plus sordides ! acquiesce Zora. Ce Xiao Liu est en effet un homme impressionnant. 

Elle termine sa bouchée et se penche vers moi. Intriguée, je tends l'oreille. Zora s'assure que personne ne peut nous écouter et elle murmure à mon oreille :

— Fais attention. Thorrak m'a expliqué toute l'opération. Tu t'es retrouvée dans l'équipe avec Xiao Liu et ses mercenaires. Je n'ai pas confiance en lui. Ni en Thorrak, d'ailleurs. Surveille tes arrières. Ceux de Mira aussi. Cette gamine est stupide, mais elle ne mérite pas de mourir pour une mission dont elle ne comprend rien. Protégez-vous d'eux.

Je fronce brusquement les sourcils et arrête de manger, tandis qu'elle reprend son pain et le mâchouille avec nonchalance. Non seulement je ne sais pas du tout pourquoi elle me raconte cela, mais en plus je me demande d'où provient sa méfiance. Thorrak et elle travaillent pour un seul et même homme. Aucun des deux ne trahirait Gareli. Les mercenaires l'ont escorté jusqu'ici tard dans la nuit et elle n'a pas dû s'entretenir longtemps avec les deux hommes. Elle est partie de cette planète trop tôt pour connaître Xiao Liu. Alors pourquoi cette excès de prudence ? Mes traits tirés l'interpellent et elle chuchote :

— Ressaisis-toi, ne montre pas d'expression particulière !

Je m'exécute pour qu'elle continue.

— Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit, parce que j'ai passé des heures à dormir sur la Valkyrie. Par conséquent, j'ai laissé traîner mon regard à mon arrivée ici et j'ai vu des choses intéressantes.

J'agite mon pain en guise dans le but qu'elle me livre ses observations. Zora ne fait pas durer le suspense.

— Thorrak et Xiao Liu ont discuté une bonne partie de la nuit et ils ont pris soin de renvoyer chaque homme qui souhaitait leur parler. 

— Ils repensaient peut-être le plan. 

Pour ne pas m'emballer et suspecter n'importe qui, j'essaie de rationaliser.

— Peut-être, m'accorde-t-elle. Mais, je suis parfaitement capable de discerner les allures attentives des allures secrètes et cachottières. Juge-les comme bon te semble. Je te préviens néanmoins de rester sur tes gardes.

Sur ce, Zora disparaît dans la brume et je sirote l'eau en patientant pour le lever des autres. De nombreuses minutes plus tard à observer les mercenaires gesticulaient dans tous les sens pour se remplir la panse, l'un d'entre eux m'annonce qu'un bain a été chauffé pour moi. Sans réfléchir une seconde, je me jette en direction de la porte pointée et pénètre dans une pièce humide, accueillante et à l'immense baignoire fumante. Je m'enferme grâce à un crochet et me déshabille. L'idéal serait de laver également les habits, mais nous ne disposons pas du temps nécessaire et je refuse de porter un autre équipement. 

Je glisse d'abord une jambe dans le liquide bouillant, il me brûle et je grimace. Mais, mon impatience m'agrippe et j'entre entièrement dans la baignoire. Mon corps nécessite deux bonnes minutes à s'adapter. Quand je me détends, je rejoins presque les champs paradisiaques. Ma peau sale et poussière redevient progressivement blanche au contact du savon. Je frotte vigoureusement mon visage et m'enfonce pour me submerger du crâne aux orteils. Je compte dans ma tête et ne remonte à la surface qu'en étant sûre d'avoir frotté chaque parcelle souillée. Les avertissements de Zora semblent si loin. 

L'eau est désormais teintée de noir et j'avoue que cette vue me dégoûte. Satisfaite et relaxée, je sors du bain et m'enroule autour d'une longue serviette. Un bain se trouve à disposition et je m'allonge dessus, laissant mon corps séché naturellement. Je paresse autant que possible dans cette température tout à fait adéquate et je manque de me rendormir. A cette pensée, je papillonne des paupières pour me maintenir éveillée et constate que je n'ai pas cauchemardé cette nuit. Pour une fois.

Au bout d'un long moment, je décide de ne plus me cacher ici et de me rhabiller. L'air de Kapleeen me fouette le visage et je regrette la pièce chaude. Par la suite, des heures s'écoulent avant que tout le monde ne soit prêt à intervenir. Xiao Liu transmet la position confidentielle de Ko-Tsai et lui fait promettre à nouveau de ne pas le tuer. Zora jure à son tour et il échange quelques mots avec les mercenaires. Je suis assez étonnée de leur docilité, mais je présume qu'ils suivent simplement les ordres de leur meneur à la lettre. 

A la sortie de la garnison, nous nous séparons tous et Zora me lance des regards appuyés en désignant Mira. J'hoche de la tête discrètement et lui adresse aussi des encouragements muets. Elle part avec Thorrak en qui elle ne parait plus avoir confiance. J'espère qu'ils réussiront à récupérer l'accord du marchand d'arme sans accroc. Heureusement, ils n'auront pas de mal à traverser les routes sinueuses des monts de Kapleeen, grâce au savoir et au sens d'orientation de l'exotique assassin. Leur aventure me sera contée plus tard.

— Souviens-toi, gronde Thorrak avant notre départ. Le sort de nous tous repose sur le succès de cette opération. Pas d'usines détruites, pas de titre de Ravageuse et un Seigneur enragé à nos trousses ! Mieux vaut te pendre plutôt que d'affronter sa fureur en cas d'échec !

Pas le moins du monde décourageant. Je soupire, mais opine du chef. Il s'éloigne avec Zora. J'ai hâte de les retrouver pour en finir avec toute cette histoire. En pivotant pour suivre le groupe guidé par Xiao Liu, je rentre dans une Mira qui s'était plantée à dix centimètres de moi. Elle râle et je lui lance un regard énervé qu'elle n'ose pas commenter. L'ignorant superbement, je me mets en marche, sauf qu'elle me colle de très près. Ce qui, vous vous en doutez, m'agace au plus haut point. 

— Qu'est-ce que tu veux, Mira ? 

— Tu m'as abandonné avec cette folle ! me reproche-t-elle immédiatement.

Elle retient pitoyablement ses cris et n'a pour l'instant pas attiré l'attention des autres mercenaires. Je ne réponds pas et elle persiste.

— Elle m'a littéralement obligée à nettoyer tous les sols de son vaisseau à la noix et à récurer les sanitaires !

Je pouffe, alors qu'elle ne rigole pas du tout.

— Tu t'opposais vaillamment au geôlier sur Draark. Où est passé cette grande bouche ? Ta franchise déplacée m'amusait, je suis déçue de toi !

 Mira ricane amèrement.

— Comment pourrais-je désobéir à une assassin ? Le refus entraîne automatiquement ma mort !

— Elle t'a menacé de te tuer ? noté-je en poussant une exclamation désabusée. Zora mentait. C'est évident. Qu'importe combien tu as dû te montrer irritante à ses yeux, elle t'aurait toléré jusqu'au retour de Thorrak. Les ordres sont les ordres. Elle n'avait pas le droit de te faire du mal. 

— Serais-tu en train de me dire que j'ai astiqué les cabinets pour rien ?!

Elle beugle si fort que tous les mercenaires des deux équipes se retournent vers nous et la dévisage. Mira est instantanément saisie par la timidité et la honte. Elle se renfrogne et ne se risque pas à importuner des tueurs. Je comprends ainsi qu'elle ne fait preuve d'insolence qu'en présence de personnes qu'elle pense inoffensif, ou contre lesquels elle devrait survivre. Par contre, dès qu'elle sent le danger, elle se tait et obtempère avec une docilité déconcertante. Je me moque allègrement d'elle sous ses rictus crispés. 

Nous nous dirigeons tous sans plus de cérémonie à la Vallée Instable. Je marche en fin de fil pour ne pas perdre Mira de vue. Cette fille est d'une lenteur exaspérante, mais je ne la pousse pas. De toute façon, nous sommes considérablement ralentis par l'épaississement toujours plus aveuglant de la fumée. A force, même les mercenaires et moi ne parvenons plus à nous mouvoir avec aisance. La gamine peine dix fois plus que nous et je suis contrainte de la soutenir pour ne pas qu'elle s'embronche au moindre rocher. 

Il nous faut environs deux heures sans pause pour que nous arrivions au premier point. Les deux équipes doivent se disperser maintenant. Xiao Liu confie à un mercenaire proche de lui la destruction d'une des usines. Je reconnais vaguement cet homme, ils étaient souvent ensemble au marché noir. Ils répètent une dernière fois le plan dans les plus petits détails et nous nous divisons. 

Désormais, ne restent que Xiao Liu, Mira et moi, accompagnés de trois mercenaires. Je présageais un nombre important, mais un effectif de six personnes me perturbe. Je choisis de ne pas relever et d'attendre des instructions. Thorrak et lui ont tout prévu. Ils savent ce qu'ils font. Je dois croire aux chefs d'équipe.

Nous avons dépassé la première usine et la nôtre se situe de l'autre côté de la Vallée Instable. Nous longeons les monts qui l'entourent afin de ne pas finir désorientés. La chaleur nous retarde considérablement à un tel point que j'enlève ma veste et l'attache à mes hanches, dévoilant la dague à mon poignet. Mira la zieute et je roule des yeux. A vrai dire, je ne suis pas d'accord pour qu'elle participe à l'opération sans une arme. De toute façon, elle n'attaquera personne de peur des représailles. Je lui tends la lame et elle secoue les mains en souriant bêtement :

— Cette Zora est probablement la pire garce que j'ai rencontrée jusqu'à présent, mais elle a utilisé ses deux neurones et m'a prêté une de ses armes. 

Elle me désigne un bracelet à son poignet en forme de serpent. Il s'agit d'un fouet. J'hoche de la tête et pense aux insultes proférées à l'encontre de Zora. Elles me font bien rire. Cette femme est certainement une stratège hors pair et une combattante féroce à qui nous devons le respect. Que Mira la traite ainsi prouve qu'elles n'ont cessé de se chamailler à bord de la Valkyrie et que tous les jurons sont les bienvenus pour offenser l'autre. Elles formeraient un duo correct si l'une apprenait à se battre et l'autre lui enseignait son savoir. L'exotique assassin et la brailleuse imprudente. A coup sûr, elles mettraient sens dessus dessous l'univers !

J'arrête de me moquer d'elles intérieurement lorsqu'une heure de plus s'envole et que nous distinguons une silhouette haute et large dans un horizon incertain. Je trottine et rattrape Xiao Liu. Nous nous stoppons près d'un gros rocher sur lequel Mira s'assoit et se plaint de ses pieds lourds. Nous ne l'écoutons absolument pas et nous tournons vers le meneur de l'opération. Mon ancien allié réfléchit aux mots exacts qui franchiront sa bouche et il nous expose précisément la situation. 

— Cette usine diffère de l'autre et c'est pourquoi notre équipe se constitue de l'élite des mercenaires.

Il pointe ses trois acolytes, lui et moi. Puis il indique Mira d'un signe du menton.

— Contre toute attente, elle aussi sera un atout !

— Je ne vois pas pourquoi ça vous étonne, rétorque-t-elle.

Xiao Liu ne tient pas compte de sa phrase.

— Cette usine contient probablement les vaisseaux préférés de Novak ou ceux qui lui importent le plus, car il l'a renforcé deux ans plus tôt. L'autre peut être détruite en posant des explosifs à l'extérieur. Celle-ci possède une structure bien trop rigide et consolidé. Pour cette raison, nous nous départagerons en trois groupes. Vous trois, dit-il aux mercenaires, vous installerez des explosifs tout autour de l'usine. Vous devrez parcourir un espace très étendu en peu de temps. Courez, dépêchez-vous et vous activerez les bombes un quart d'heure après les avoir placés. Nous aurons un dix minutes de plus avant la déflagration. Pendant qu'ils s'occuperont de ceci, je conduirai cette jeune fille au réservoir central utilisé par alimenter une partie majeure de l'usine. Elle est souple et pourra passer dans le conduit, ce qui n'est pas notre cas. Je lui donnerai trois bombes au moment venu qu'elle disposera sur les trois piliers du réservoir et nous ressortirons sur-le-champ. Krixia, toi, tu te chargeras d'accrocher le plus de bombes possible. Sais-tu reconnaître des murs porteurs ? 

Je réplique par une grimace et il en déduit que je le peux.

— Bien, parfait ! Tout le monde a bien compris son rôle ?   

Nous acquiesçons tous de concert, tandis que Mira lève un doigt pour être interrogée, mais Xiao Liu le baisse et la tire à sa suite vers l'usine. Elle rouspète, mais n'insiste pas. Je remarque que son regard est soudainement rivé sur le visage du brun et je ravale un rire moqueur. La petite impudente a le béguin pour un tueur ! J'aurais tout vu. En secouant la tête de désespoir face à ses yeux luisant d'admiration, je leur emboîte le pas. Il a probablement découvert un point d'accès pour pénétrer à l'intérieur. Les trois mercenaires ne sont déjà plus dans notre champ de vision. 

A priori, d'innombrables dispositifs de sécurité nous empêchent de foncer tout droit. Les mercenaires n'ont pas ce problème, puisqu'ils contournent les caméras pas la montagne. Au contraire de nous qui devons passer par tous les obstacles. Aux alentours de l'usine, des réverbères éclairent la route et sont pleins de détecteurs de mouvement. Nous marchons à pas de loup pour produire le moins de gestes et nous attendons que les appareils de surveillance ne soient braqués dans une direction opposée pour nous aventurer toujours au plus proche du bâtiment. Ce dernier se compose majoritairement d'acier en ce qui concerne l'extérieur, ce qui nous change du bois. 

— Eh oh ? susurre trop bruyamment Mira.

Xiao Liu l'empoigne brutalement et sert son bras pour qu'elle ne parle pas. Je n'ai pas le temps de l'avertir qu'il ne pourra pas la faire taire si elle veut vraiment s'exprimer, car elle reprend : 

— Pourquoi ressemblons-nous à des escargots tout rabougris ? 

A ma propre surprise, je tique à sur sa métaphore et me questionne sérieusement : ai-je déjà croisé des escargots rabougris ? Xiao Liu lui saisit la mâchoire et l'oriente vers les réverbères. Elle voit les caméras et ouvre grand la bouche. Mira ne peut pas s'excuser, il la conduit sans une once de délicatesse vers l'usine en veillant à éviter tous les dispositifs. Je l'imite. Toutefois, aucun homme ne garde l'entrée, ce qui me fait inconsciemment perdre le rythme. Je m'agenouille prudemment jusqu'à la prochaine rotation. Les deux ont rejoint le bâtiment et sont plaqués contre les parois en ferraille.

Dès que la caméra qui me gêne pivote, je m'élance et corrige mon retard en une poignée de secondes. Nous rasons le bâtiment et pile à ce moment-là, une porte quasi-invisible de dehors s'ouvre en fracas et un homme en sort avec un cigare à la bouche. La politique de l'usine impose sûrement à ses employés de ne pas fumer dedans. Il ne perçoit pas tout de suite notre présence. Je contourne les deux et bondis sur ce technicien – je le sais grâce à son uniforme. Un coup derrière la nuque et il s'effondre. 

— Il ne faudrait pas qu'il se ranime avant la fin de l'opération, m'indique Xiao Liu. 

J'hésite à le tuer, puisqu'il ne nous a rien fait et qu'il n'est qu'un employé parmi tant d'autres. Mais, je me rappelle qu'ils mourront tous à l'explosion. De ce fait, je le poignarde au niveau du cœur. Simple et sans souffrance de par son inconscience. Dorénavant, nous avons la voie libre. 

— Nous avons pris dix minutes pour arriver là, m'informe-t-il. Il faut que nous terminions et nous éloignions en quinze minutes maximum. Penses-tu réussir ? 

— Evidemment !

Toute mon attitude crie mon assurance et Xiao Liu se contente de me sourire. Sans lâcher le bras de Mira qui tente de s'écarter en boudant, il se déleste d'un des deux sacs qu'il a portés sur le trajet pour me le donner, pénètre dans l'usine et s'engouffre aussitôt dans un des nombreux couloirs. A partir de cet instant, je suis isolée de tous les autres avec un compte à rebours à respecter. J'analyse brièvement le contenant de cette besace et confirme la présence d'une dizaine de bombes. 

Malgré la densité du bâtiment, je visualise plus ou moins les différents chemins grâce aux cartes obtenues au marché noir. Je me permets une courte minute pour réfléchir à mes meilleurs choix. D'après une logique universelle, plus je me rapproche du centre et plus j'aurais des chances de tomber sur des murs porteurs. En conclusion, je me rue incognito dans les couloirs alambiqués. Je me souviens de l'armurerie sur Draark dans laquelle j'avais également dû me faufiler en silence. Cette épreuve me parait lointaine, bien qu'elle ne date pas plus de deux mois. 

Sur mon chemin, j'entends constamment des pas venant de toutes parts. J'accélère et guette chaque son autour de moi. Je cherche aussi les positions des caméras ou n'importe quel type d'appareils de surveillance, mais il n'y en a pas. J'en suis stupéfaite. Pour un homme tel que Novak, un associé et militant de la Rébellion, son usine n'est pas autant équipée que je le projetais. Les gardes ne sont pas très nombreux et patrouillent avec lenteur. Ils n'ont pas envisagé une attaque dans ce coin paumé de l'univers. Ils ont sûrement pensé que le fait de construire les vaisseaux ici, sur cette planète, les protégerait obligatoirement. Qui songerait à cet endroit là ? 

Novak se révèle bien trop sûr de lui, ce qui m'arrange. Je cours sans reprendre mon souffle et déboule dans un couloir vide. L'intérieur de l'usine étant fait de béton, je frappe contre les parois pour éliminer ceux qui sonnent creux. Promptement, je repère les murs porteurs et j'y accroche les bombes. Puisque nous n'avons plus de temps, je les active pour qu'elles explosent à peu près avec les explosifs de dehors. 

Le couloir où je suis forme un cercle parfait entourant le hangar de construction. J'y place tous les explosifs un après l'autre, jusqu'à ce que je n'en détienne plus. Je m'apprête à sortir, mais mon regard curieux est aimanté par la vitre carrée dévoilant le gigantesque espace où sont alignés des centaines de vaisseaux. Je ne parviens pas à tous les voir tant il y en a. Un détail me trouble et j'étudie les hommes armés à l'intérieur pour valider mon hypothèse ou la réfuter. 

Vêtus d'uniformes que je connais très bien, ils vadrouillent dans le hangar, serpentant entre les vaisseaux. Leurs épaules voûtées démontrant un ennui de surveiller cet espace, leurs postures désintéressés et la façon dont ils tiennent les armes comme s'ils étaient à deux doigts de quitter leur poste afin de joindre les collègues pour se divertir ; j'ai combattu cette indifférence et cette passivité toute ma vie. Des gardes du gouvernement à n'en point douter. Que font-ils ici ? Les indépendantistes et la Rébellion ne s'entendent pas et ne travaillent pas ensemble. Pourquoi l'usine de Novak, un résistant, serait-elle défendue par ces hommes ? 

— Eh, vous ! Mains en l'air !

Je suis tellement plongée dans mes questionnements que je ne réagis pas et les patrouilleurs me cernent. Au nombre de trois, ils me répètent de lever les mains. Mon palpitant bat de plus en plus fort en cadence avec mon incompréhension. Quelque chose cloche. Je me rends compte de tout ce qui me dérangeait depuis le début. L'absence de surveillance à l'intérieur du bâtiment, la faible quantité de gardes et les plans si précis du marché noir – si Novak était réellement le propriétaire, les cartes ne seraient peut-être plus valides et Xiao Liu n'en aurait pas usé pour établir sa stratégie. Sans oublier les conversations privées entre mon ancien allié et Thorrak. Je me remémore les mots de Zora et un sentiment de danger grandit en moi. 

— Capturez-la ! 

Deux mains s'abattent sur mon dos et un électrochoc se répand dans mon corps pour m'extraire de ma torpeur. Je fais volte-face et me retrouve face à des badges de l'armée du gouvernement. Je ne me suis pas trompée. En sachant cela, je me décroche ma plus belle droite et assomme le premier garde, puis un coup de genou dans l'estomac du second lui donne envie de vomir et j'en profite pour taper sa tempe. Il s'écroule et le troisième recule vivement en appelant des renforts avec son émetteur. Je ne peux l'en empêcher et déverse ma frustration sur lui en dégainant mon épée et en la plantant au moins dix fois dans son ventre. La rage explose en mon être et je n'aspire plus qu'à déceler la vérité. 

Au travers de la vitre, je m'aperçois que les gardes tendent l'oreille vers leur récepteur et qu'ils regardent avec perplexité vers le couloir où je me trouve. Ils tournent sur eux-mêmes, mais seulement quelques-uns se lancent en direction d'escaliers. Les autres ont l'ordre de ne pas bouger. J'en déduis que beaucoup d'hommes arpentent actuellement le tour du hangar à ma recherche. Ni une, ni deux, je sprinte jusqu'à la porte par laquelle je suis entrée. 

Je n'ai pas l'occasion de fuir ce couloir circulaire, puisque cinq hommes foncent vers moi et quatre autres me bouchent le chemin en sens inverse. Piégée, je me munis de mon revolver et calme les palpitations. Ma concentration déployée à son paroxysme, je détermine l'élément clef de ma survie : en restant au milieu de tous ces hommes, ils me tueront forcément. 

Je ne réfléchis pas davantage et m'empresse de me mêler aux quatre hommes. Cette tactique les prend de court, surtout parce que leurs fusils sont utiles sur de la longue distance. J'appuie sur la gâchette au hasard dans le désordre et en touche un. Ceux d'en face nous visent. Je bouscule, joue des coudes et remue mon épée. J'en égratigne certains, mais pas assez pour les tuer. Me glissant derrière eux, l'autre groupe ne tire pas afin de ne pas blesser leurs collègues.

Ils m'empoignent sauvagement et je projette ma dague de lancer à l'aveuglette. Elle atterrit miraculeusement dans la gorge d'un des hommes. Ils immobilisent mon bras tenant le revolver, mais je tire et la balle heurte une jambe. J'essaie à nouveau, mais ils cognent mon poignet avec un talon de botte et je cède mon arme à cause de la douleur. Ils me redressent et m'emportent vers leur supérieur ou un endroit où me détenir. Je dois agir avant que nous quittions ce couloir pour ne pas qu'ils m'éloignent encore plus de ma porte de sortie. 

Deux à mes bras, deux à mes jambes, deux qui en aident un troisième à avancer – celui avec la balle dans la rotule. Un qui est mort. Je ne vois pas le dernier. Il me surveille probablement à l'avant. 

J'envoie un violent coup de pied à l'un d'eux qui est déstabilise et je libère une jambe. Je la propulse instantanément sur la mâchoire de l'autre. Mes chevilles chutent contre le béton du sol. Les deux qui me maintiennent les bras tentent de paralyser mes gestes, sauf qu'un choc brutal sur le nez et un uppercut en-dessous du menton chamboulent leur équilibre. L'homme qui menait les autres me saute dessus. Malheureusement pour lui, il tient mon revolver. Les trois autres, y compris le blessé, me vise à cet instant. Je pousse contre le mur pour retourner le garde qui veut me stopper, créant ainsi un bouclier humain. Je lui vole mon arme en mordant sa joue, il hurle et ses collègues se mettent à tirer, quitte à le tuer au passage. Je crois qu'ils souhaitent me forcer à courir pour mieux me cibler. 

Je tire dans la gorge de mon assaillant et dois me dépêcher de tuer les autres, car je ne peux plus me servir de lui comme d'un bouclier. Prenant en compte que l'un d'eux est blessé et plus lent, je me prends d'abord aux deux autres. Ils me visent et appuient sur les gâchettes avec véhémence. Je me précipite vers la porte la plus proche et la défonce avec mon épaule. 

Couverte par un mur, je souffle une seconde et constate qu'il serait vain de tirer maintenant, car ils me toucheraient avec la moindre tentative de ma part. Ils s'approchent de ma cachette et je prends la décision de m'introduire plus profondément dans ce nouveau couloir. Comme prévu, de nombreuses balles fusent, mais ils s'arrêtent en ne me voyant pas. 

Ce couloir est étroit. Le premier homme s'y engage et ouvre toutes les portes sur son passage. Il atteint le renforcement où je suis dissimulée. Je saisis son fusil et il tire en beuglant de colère, mais je le décapite et me jaillis de l'ombre en enfonçant le bout de ma botte dans les entrejambes de mon avant-dernière victime. Certes, je fais ce coup souvent, mais il est extrêmement efficace. Le garde se plie en deux et je transperce ses quatre membres pour finalement lui trancher la gorge. 

Seul le blessé me barre encore la route. Il braque son fusil sur moi et appuie sur la gâchette. Je me décale par automatisme, mais j'ai le plaisir de n'essuyer aucune balle. Qu'est-ce que cela signifie-t-il ? Son arme ne contient plus de munitions. Impuissant, il tombe à la renverse en quête de son émetteur. Je lui tire en plein front, me débarrassant de mon dernier ennemi.

J'amorce un pas pour reprendre le chemin vers la sortie, mais des gardes sillonnent toujours le couloir circulaire. Je ferme la porte menant à ce dédale à l'espace réduit pour éviter qu'ils suivent les corps jusqu'à moi. Collant mon oreille à la paroi de fer, je patiente. Dès que le silence revient, je la rouvre et débute alors une course effrénée qui dure exactement deux secondes. Une détonation retentit et je ressens une souffrance atroce quand la balle traverse ma peau. L'impact me coupe la respiration et je m'agenouille à terre. 

Mes forces me dictent de me battre et je m'exécute. Le garde, me pensant pétrifiée par la balle, s'est posté près de moi afin de s'emparer de moi. Quelle mauvaise idée. Je ne tire pas pour ne pas générer du bruit et alerter les autres sur ma position, mais je virevolte avec un équilibre des plus bancals et balance mon épée en un coup horizontal. Je le touche à son bras et trébuche, plantant la lame dans sa rate. Je la retire et le perfore au deuxième essai son cœur. 

Un vertige puissant me désoriente et je m'adosse au mur seulement pour noter que la douleur se répand d'autant plus. J'ignore combien de temps il m'a fallu pour supprimer mes ennemis, mais je ne dois plus tarder. Les bombes vont exploser et je serais encore à l'intérieur. Tâtant les parois, le regard trouble et rampant par moment, je trottine sans énergie et m'extirpe enfin de ce fichu couloir circulaire. Chancelante, je ne me situe plus et m'assois à bout contre un mur qui me parait autant familier qu'inconnu. Je frappe ma tempe pour me remettre les idées en place, vainement. 

Je ne peux plus me duper et me faire croire que je suis invincible. Ce jour me prouve ma vulnérabilité et mon pathétisme. Je n'aurais pas parié sur une mort par explosion, incapable de me relever. J'aurais aimé une mort au combat. En y songeant, je devrais regagner le couloir circulaire et trépasser sous le joug des gardes. Une larme solitaire coule sur sa joue et je ne réussis même pas à l'effacer, accablée par la douleur. Ma respiration rare ne transmet pas l'oxygène nécessaire à mon cerveau. Sur cette constatation, des pas appartenant à un homme courent vers moi. Ma requête a été étendue et ce garde prendra ma vie, c'est ce que j'espère.

 — Bon sang, Krixia ! 

Ce cri désespéré me rappelle sur terre et mes paupières se soulèvent au prix d'un effort surhumain. Xiao Liu.

— Des gardes poursuivaient un intrus, j'ai immédiatement su qu'ils parlaient de toi ! Qu'est-ce que tu fais là ? Vite, il faut partir ! 

Xiao Liu comprend que je ne peux pas me lever et il examine mon corps de haut en bas.

— Ton dos ? demande-t-il en connaissant déjà la réponse. Je vais t'aider, prend mon bras, aller !

Je lis une inquiétude démesurée et redécouvre l'amour éternel qu'il me voue. Je ne résiste plus et fond en larmes, certainement à cause de la fatigue et du fait que je ne sente plus les sensations dans mon dos. Xiao Liu s'alarme ; je ne pleure jamais et il saisit la gravité de mon état. En revanche, il n'a pas conscience que mes sanglots résultent d'une souffrance morale plutôt que physique. Je songe à le garder ici et l'emporter avec moi dans la mort pour me venger de son mensonge. Sans détour, je le confronte :

— Cette usine n'a jamais été rachetée par Novak.

La gorge serrée, les mots vibrent dans ma bouche. 

— Elle est au gouvernement. C'est lui que nous attaquons, pas Novak.

Je préférerais m'égosiller et cracher ma déception, mais je suis trop affaiblie. 

— Où as-tu envoyé Thorrak ? Dans quel piège ? 

— Ecoute, Krixia, tu es blessée et délirante. Nous continuerons cette discussion à l'abri !

Il me prend la main et je me dégage piètrement. Il ne me brutalise pas, mais scrute sa montre pour vérifier le temps restant. A-t-il tué Mira ?

— Il ne rencontrera jamais Ko-Tsai, n'est-ce pas ? Prie pour que Zora et lui ne survivent pas, sinon ils ne traqueront et te tueront. Tu m'as délibérément conduite à ma mort, toi, l'homme qui prétendait m'aimer plus qu'une sœur. Va au diable, Xiao Liu. 

Visiblement, mes paroles le déçoivent. Hier soir, il arborait un air d'incertitudes et j'avais entraperçu sa trahison dans son regard. Ce matin, je n'ai pas pris au sérieux Zora. Présentement, je regrette d'être revenue sur Kapleeen et d'avoir confié mon destin à cet homme. Bien sûr qu'il vendrait ma vie pour son objectif. J'ai assassiné ses parents, il me punit pour mon acte et je ne peux pas lui en vouloir.  Pourtant, je le déteste pour briser mes rêves de la sorte. Xiao Liu me toise durement et ne s'enfuit pas. Je ne comprends pas ce qu'il fait. 

— Krixia, je suis sincèrement désolé. Tu as raison, admet-il. Je t'ai trahi et cette usine n'a aucun lien avec Novak. Les deux assassins qui te servent de compagnons ne sont jamais allés à la rencontre de Ko-Tsai. Toutes tes suppositions sont vraies, à l'exception d'une. Je n'ai pas prétendu t'aimer, je t'aime ! 

Je ris amèrement à cette déclaration, mais tousse. Le sang remonte dans ma trachée. Je ne combats plus l'appel des ténèbres et sombre dans la douleur, la tristesse et la certitude d'avoir été trahie par le seul homme qui ait compté. Un sourire se dessine sur mon visage. Je m'en vais retrouver mes parents et ceci me comble de soulagement.   

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