Dévoré par l'avidité

La voie est libre désormais. Je jette un coup d'œil de part et d'autre du couloir et m'y engage. Je suis suffisamment souple et leste pour ne pas que mes nouvelles talonnettes claquent contre le métal. Par un agréable miracle, je rejoins la sortie de secours par laquelle je suis entrée sans me perdre dans ce labyrinthe. Mais, je ne pénètre pas dans le tunnel. Quelque chose me tiraille. Mes émotions me dépassent et je ne parviens pas à contenir ma curiosité. Un détail à savoir sur moi : j'ai été habituée à survivre grâce aux têtes que je rapportais et il m'arrivait souvent de tuer un peu plus qu'il ne fallait pour récupérer quelques pièces supplémentaires.

De par ma nature, une envie pressante de voir de mes propres yeux les créatures monstrueuses me saisit. Elles m'intriguent et je me demande si Priam ne serait pas content que je ramène avec moi une griffe ou un croc d'une de ces choses, prouvant mon talent à m'occuper autant des hommes que des bêtes. La curiosité, je le sais, figure parmi mes pires défauts. Bien que j'en aie conscience, je ne peux empêcher mon corps de pivoter et je me détourne définitivement du chemin sûr. Mon choix me fait soupirer, mais je me faufile tout de même vers l'aile gauche. S'ils les craignent tant que cela, alors je ne devrais pas rencontrer beaucoup de rebelles sur ma route. 

Effectivement, non loin de la zone en question, il ne prospère que le néant. Avant que je ne m'engouffre dans un dédale menant à des grognements bestiaux, tout paraissait normal. Cependant, à l'intérieur, le plafond tombe morceau par morceau. Les parois sont griffées, de l'eau s'écoule par les canalisations détruites et aucun rebelle ne garde ce couloir-ci. Les machines sont cassées, brisées en pièces détachées. Je soutiens à peine l'odeur putride. Au moins, je suis sûre que cette puanteur ne provient pas de moi ! 

Plus j'avance et plus les grondements me glacent le sang. Un frisson me secoue. Cette sensation me plait. Je ne m'arrête pas. Je suis déjà lancée, les yeux ouverts au maximum, la main sur l'épée, prête à dégainer au moindre mouvement brusque. Tout à coup, je me stoppe nette. Mon cœur bat à peine et ma respiration devient hachée. J'entends distinctement mes inspirations et elles sont tremblantes. 

Devant moi, une bête immonde se roule au sol. A la fois velue et munie d'une peau écailleuse, elle mesure à vue d'œil un mètre sur un mètre. Peu impressionnante par sa taille, certes. Son apparence me fait tressaillir. C'est d'abord sa laideur qui peut effrayer, mais c'est surtout les griffes recourbées et acérées qu'elle porte aux pattes, ainsi que ses crocs dégoulinant d'un mélange de salive et de sang. D'ailleurs, je crois apercevoir des morceaux de rebelles sur ses gencives. Je ne baisse pas ma garde et surveille cette menace ambulante. Il me semble que quelque chose la dérange au niveau du dos. Elle se frictionne par terre avec violence et nervosité. 

Elle ne m'a pas encore remarquée. Je n'amorce ni geste de repli, ni attaque. Je patiente. Elle continue de se rouler dans tous les sens, ce qui me permet de guetter les alentours. Pour l'instant, je ne vois qu'elle, mais d'autres pourraient se cacher dans les couloirs environnants. Je sens un courant d'air, signe qu'au bout de ces dédales se trouve une sortie. J'envisage de profiter de son état de transe pour passer à côté et m'enfuir, mais je renonce à ce plan. Il lui faut une vingtaine de secondes supplémentaires pour remédier à son problème qui la dérange tant. La chose s'extirpe un ver de son pelage encrassé en un clapotis poisseux.

— Répugnant.

Ce mot m'échappe, je suis écœurée. La créature m'entend. Elle virevolte face à moi et ses yeux globuleux, remplis de pus, me fixent avec férocité. Elle gronde de plus en plus fort et pousse un rugissement effroyable, je suppose qu'elle appelle ses camarades. Je saisis mon épée et la cogne contre le métal, énervant la créature. Non pas la meilleure des idées. Je vous le déconseille si vous n'êtes pas prêt à affronter une bête enragée. Au moins, elle ne grogne plus. Un profond silence s'installe entre nous. Je perçois le bruit des canalisations qui se vident sur le sol et nos respirations courtes. Nous nous toisons sans un mot, sans un grognement.

La paix ne dure pas. Subitement, elle se propulse vers moi d'un grand bond et je l'esquive de justesse. Me plaquant contre le mur, mes jambes me redressent rapidement. Je lui assène le premier coup sans qu'elle n'ait eu le temps de pivoter. Je frappe fort, mais ne réussis qu'à l'assommer. La lame ne transperce pas sa peau dure. Je réessaie tout de suite ; la chose plie sous la puissance de mon coup sans être blessée. Ses écailles la protègent. Elle essaie de me mordre et de me griffer pour tous les moyens, mais je me décale et esquive encore et encore, tout en abattant ma lame sur sa gueule pour la déboussoler. 

— Palpitant ! m'exclamé-je, tout sourire.

Cette créature se révèle être un excellent adversaire. Je ne me suis pas battue avec un égal depuis une éternité. Tous les autres mourraient si facilement, ne répliquaient pas, ne se relevaient plus à la suite d'un assaut bien placé. La bête rajoute un peu de piquant dans cette mission lassante. Malgré mon manque d'énergie, mes réflexes me permettent de parer chacune de ses attaques. J'ai enfin l'impression de livrer une vraie bataille pour la survie, et j'adore ça. L'inquiétude qui mord mes entrailles, l'anxiété qui grimpe et paralyse mes pieds. Se dire que mon arme ne l'atteint pas, que ma vie peut se terminer d'une minute à l'autre. Ce sentiment, qui ne peut être qualifié par aucun mot, me séduit. 

Je suis coupée dans mes pensées. La bête plonge sur moi sans que je ne réussisse à reculer. Elle m'écrase à terre, me broie le bassin sur lequel elle a posé sa patte grossière. Ma main droite est bloquée par un autre de ses membres. Mon bras gauche l'empêche de me dévorer. Je lui tiens la gueule et la repousse. Je rejette également la peur et seule l'excitation demeure, foisonnant dans mes veines. Mes lèvres s'étirent en un sourire diaboliquement satisfait. 

Au bout de plusieurs secondes, je décide que nous avons assez joué. Je désire m'amuser, pas trépasser. En plus, mes forces s'amenuisent. Alors, je libère mon bras armé d'un coup sec, ce qui oblige la bête à glisser et à rouler. Ses griffes touchent l'unique partie de mon corps non-couverte, c'est-à-dire le haut de ma poitrine. Elles ne me transpercent pas profondément, mais la blessure m'arrache un cri de douleur qui se mélange aux sifflements de la chose. Je me relève d'un saut habile et me replace en position de défense.

Comme prévu, elle m'assaille derechef et cette fois je ne laisse rien passer. Un coup de pied suffit à l'envoyer valser contre le mur. J'effectue plusieurs tours avec mon épée pour narguer ma proie qui mugit avec sévérité. Je lève mon arme et l'abats sur sa chair à l'endroit le moins épais, près de sa nuque, d'une force telle que je me foule presque le poignet. Elle rugit longuement, se débat, avant de s'écrouler. Vaincue. Une énergie, jusque-là inconnue, se mêle en moi. Je me sens plus puissante. J'ai franchi une énième étape dans ma vie et en ressors victorieuse, encore. L'échec ne me concerne pas. 

Je contemple la chose morte avec fierté. Et dire que ces chochottes en ont peur ! Pathétiques... L'extase s'empare de mon esprit, mais rester ici ne m'est pas autorisé. Ces semblables ne sont pas très loin. Je fonce dans les couloirs de l'aile gauche, attentive et me méfiant de tout. Une légère brise caresse mes cheveux et je devine que je suis proche de la sortie. Je l'atteins une minute plus tard. Une paroi en ferraille dissimule un trou béant dans le mur, sûrement créé par les bêtes. Je la pousse et atterris en dehors. Les rebelles redoutent tellement les bêtes qu'ils ne gardent pas non plus cette zone. Quelle bande de froussards ! Le soleil s'est levé et culmine dans le ciel. Midi. Suis-je enfermée dans l'armurerie depuis une demi-journée ?

Je hausse les épaules, comme pour répondre à ma propre question, et observe cet environnement. J'ai longtemps analysé la nature autour de l'armurerie hier à la recherche d'une entrée. Par conséquent, je repère très vite un chemin menant à la cité républicaine. Je me programme un nouvel objectif, puisque ne pas être surprise par les rebelles a été un franc succès. Je désire rentrer à l'Institut avant la tombée de la nuit. Un but certainement perdu d'avance, car je suis exténuée et notre territoire se trouve à des kilomètres. Seulement, qui ne tente rien n'a rien. Je rejoins l'ombre des arbres et commence à courir vers le sud. Je n'ai pas encore quitté les bois bordant l'armurerie, lorsqu'un cri s'élève dans les airs.

— Lâchez-moi !

Je me tapis dans les ténèbres et rabats ma capuche, puis cherche d'où vient cette voix. Mes yeux balayent les bois, des arbres aux buissons. Accroupie derrière un chêne colossal, j'attends que l'individu se montre. Un beuglement retentit dans la forêt. Le cri grave et sifflant d'une créature. Voilà où sont les autres. Elles sont sorties. Je regarde dans la direction de l'armurerie, là où se tiennent les gardes à l'entrée et les patrouilleurs. Aucun ne semble détendu et je parie que ce n'est pas à cause des concurrents. En me retournant, je vois que la bête est allongée sur un homme. Celui qui a hurlé, qui se tortille et implore de l'aide. J'assiste à la scène sans broncher. Il ne ressemble pas à un rebelle et il n'est presque pas armé. J'en déduis qu'il est un de mes rivaux.

Il la frappe, mais n'a aucune précision. Sa pitoyable lame explose contre ses écailles. Il fallait viser la peau fine de son cou, tant pis pour toi, pensé-je. Je plisse les yeux et comprends qu'elle l'étouffe cruellement. Il ne se défend presque plus. Il meurt. Je discerne son agoni, il souffre. Mais je ne me lève pas pour l'aider. Une compétition signifie que c'est chacun pour soi. Certains doivent être éliminés, celui-ci fait partie de ces malheureux. Priam n'apprécierait pas cette attitude détachée. A vrai dire, il m'encouragerait à le sauver. Je ne prête main-forte à personne, hormis moi-même. Et je ne prierai pas non plus pour son salut. En tentant sa chance, il connaissait les enjeux. Tout comme moi.

Tandis que je m'apprête à enjamber un tronc et à m'éclipser, l'homme me surprend. Un sursaut d'instinct de survie l'anime. Malgré son étourdissement, il a la présence d'esprit d'attraper un morceau de bois et il la cogne de nombreuses fois jusqu'à ce qu'elle bascule. La bête chute à ses côtés. Il tousse et respire intensément. Relève-toi, l'encouragé-je sans véritable entrain. S'il s'en tire vivant, il remontera dans mon estime. Pour le moment, il roule et crache le sang coincé dans sa gorge. La bête remue à moins d'un mètre de lui et cela le réveille immédiatement. Il se redresse et titube pour s'éloigner d'elle. Figée près du chêne, je le dévisage en train de trottiner pour sa vie. 

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