Des vies gâchées

J'observe un instant le feu qui crépite à l'intérieur d'un tonneau rempli de charbon combustible. Le geôlier dos à moi enfonce une lame entre les flammes, une sorte de tisonnier destiné à la torture. Je perçois des plaintes et des supplications. Les prisonniers l'implorent, mais il les ignore et demeure silencieux. Il n'a pas pris conscience de ma présence. Tout sourire, il lève l'acier en l'air pour exhiber sa vive couleur rouge. Il l'inspecte avec satisfaction, suffisamment brûlante à son goût. 

Sans pitié, l'homme s'avance vers une des cages avec un air de chien enragé et abat son instrument de torture sur l'individu enfermé. Ce dernier braille à s'en déchirer les cordes vocales et recule dans le fond de sa cellule en se recroquevillant. Le geôlier s'amuse quelques dizaines de secondes. Je patiente face à ce spectacle des plus assourdissants. Je ne ressens pas ni contentement, ni pitié. Seulement de la lassitude et une impression de gaspiller mon temps précieux ici. Et puis, je ne peux juger sa cruauté. Peut-être que le prisonnier le mérite.

— Parasite ! On verra ce que devient ta maudite audace, quand tu te plieras en deux devant le Président ! Il réduira ta langue venimeuse à l'état de cendres ! Sale scélérate !

En m'approchant, je constate qu'il s'agit en effet d'une femme en guenilles. Probablement lui ont-ils arraché ses vêtements au moment de l'arrestation pour la dépouiller et l'humilier. L'homme persiste à la brûler, si bien que sa peau est vite recouverte de traces tantôt rouges, tantôt violettes. Elle pleurniche et regrette chaque sanglot. Elle essaie de rester forte sans y parvenir. Faible, commenté-je. Je sais que tout le monde ne réagit pas de façon similaire à la souffrance, mais ces gens-là m'insupportent plus que les autres ; ceux qui ont l'air de posséder la force nécessaire pour résister, mais qui ne réussissent pas à la trouver. 

Ennuyée par cette vue pathétique, je me racle la gorge afin de débuter ma mission. L'homme fait vivement volte-face et m'examine d'yeux scrutateurs.

— Une Ravageuse ? s'enquiert-il sans animosité dans la voix, plutôt de la curiosité. Que souhaitez-vous ? Un prisonnier ? Un corps pour vous défouler ? 

Je suis ravie qu'ils me méprennent tous pour une Ravageuse. J'étais censée ne montrer mon visage à qui que ce soit avant la fin de mes épreuves, mais, grâce à mon allure, ils me craignent. Dans le cas du geôlier, cela peut m'apporter un respect indiscutable de sa part. C'est pourquoi je ne démens pas et tends simplement un morceau de papier au tortionnaire. Priam y a écrit le nom de ses prisonniers à juger. Il lit avec attention et acquiesce docilement. Ne questionnant pas une seconde mon identité, il pointe du doigt deux cellules et m'informe :

— Le Colonel Priam se charge de ceux-là. Prononcez rapidement leur sentence que je puisse me débarrasser de ces ordures !

J'opine du chef et esquisse un mouvement vers les prisonniers. Il joue avec eux, il prend plaisir dans la souffrance, il adore les cris. Une sauvagerie doublée d'une barbarie indigne de Santaria, sans oublier de la grossièreté pure. Il m'horripile. Cet être ne rend pas justice à la République, bien au contraire. Seul le Conseil peut torturer ses détenus. Personne d'autre ne doit s'amuser avec leurs jouets. Je m'apprête à calmer ses brutales ardeurs, quand la femme débraillée l'interpelle. 

— Hé ! Vieux débris !  Il y a un trou dans ton pantalon, tu le savais ?

Se tenant aux barreaux, la jeune femme dévoile un talent inné à l'insolence, ce qui lui vaut toutes ces punitions. Je ne saisis pas son but. A sa place, je ferai profil bas jusqu'à ma libération où je me vengerai. En silence, je l'observe. Petite de taille et à la chevelure blonde cendrée, elle est certainement moins âgée que moi, la quinzaine, je présume.  Aux pupilles bleu perfides, elle sourit de toutes ses dents, fière de sa provocation. Je scrute tour à tour l'homme et elle. Parce qu'il ne réplique rien, abasourdi par ce comportement quasi-suicidaire, elle persiste à se faire remarquer sous mon jugement médusé.

— Juste à la commissure de ton arrière-train, ajoute-t-elle, en désignant l'endroit exact de son doigt osseux. Achètes-en un autre ou si ton job ne paie pas assez, recoud-le. C'est extrêmement gênant  pour nous autres ! En plus, tu nous tournes souvent le dos. J'en ai marre de voir ton sale postérieur poilu !

J'ai croisé beaucoup de prisonniers dans ma vie. Je finissais régulièrement en geôle, emprisonnée par le gouvernement de Kapleeen dès qu'il m'attrapait en train de voler. Mais, personne n'avait osé. Personne. Je suis ravie d'assister à cette première fois. Cependant, ceci déplaît au geôlier. Sans surprise. En deux enjambées, il ouvre la cage et saisit l'insoumise par les cheveux, puis la propulse violemment au sol et empoigne une arme au bout lumineux, en forme de bâton simple accroché au mur. Une matraque électrique. Dès qu'il l'enfonce dans ses côtes, elle se tort telle une anguille et geint avec bien peu de dignité. Elle se montre pleine d'orgueil, mais sa faiblesse me déçoit. 

— Sera-t-elle exécutée ? interrogé-je, et il se stoppe.

— Malheureusement, le Conseil de Draark la confie à leurs compères de Koreb. Son transfert est prévu dans une longue semaine ! se lamente-t-il.

Elle aurait pu être davantage. Cela m'irrite, et je ne contrôle plus mon agacement. Elle gâche sa vie. Quitte à provoquer son tortionnaire, il faut à tout prix retenir ses pleurs. Autrement il est inutile de faire preuve d'autant d'hardiesse. Qu'importe de quelle planète elle provient, nul n'a dû lui enseigner l'art de la ténacité. Nul ne lui a enseigné à se redresser et à fixer le tourmenteur dans les yeux afin qu'il sache que rien ne peut la briser. Je me vois à l'intérieur de ses prunelles. Je vois la fillette apeurée que j'étais face à mes geôliers, mais jamais n'ai-je versé la moindre larme. Elle rampe, vaincue. Un échec ambulant. 

— Quel crime a-t-elle commis ? me renseigné-je. Hormis vous fâchez, bien sûr.

— Ravageuse ou non, ricane-il, le droit à toutes les informations ne vous est pas accordé. Le sort de ce parasite ne vous concerne pas. Par contre, les prisonniers du Colonel attendent !

Loin d'être satisfaite par son effronterie et son ton condescendant, j'obtempère gentiment pour ne pas causer d'ennui à Priam. Me tournant vers les deux cellules qui m'intéressent, le geôlier déverrouille la première et présente une dame d'un âge avancé, enchaînée aux parois. Du sang coule de multiples blessures. Son visage abaissé, elle manifeste de la fatigue et un état d'abattement profond. 

— L'avez-vous torturée ? 

— Oui. Cette femme, native de la République, travaillait en tant que tueuse à gage...du côté de la Résistance ! Elle est connue de nos services sous la douce et charmante appellation de la Broyeuse. Elle est accusée d'assassinat de plusieurs dizaines de Santarian. En fait, elle a admis tous les meurtres, mais a nié son lien avec les rebelles. Nous ne possédons pas de preuves concrètes pour l'accuser de son passage dans le camp adversaire.

— Comment l'avez-su, alors ?

— Par les témoignages des rescapés ou de certains rebelles ?

Mon sang ne fait qu'un tour. Je comprends sur-le-champ le problème. Soit elle continue de nier et sera condamnée à trente années de prison selon les lois républicaines. Soit elle avoue son affiliation à la Rébellion et elle écopera de la peine maximale. La mort immédiate. Je lâche un rire jaune. Il est évident que je ne l'épargnerai pas. Cette affaire m'incommode déjà. 

Alors que je réfléchis à une solution brève, elle se réveille en un sursaut et analyse son environnement. En m'apercevant, elle déglutit péniblement et je m'octroie un sourire sardonique. Elle s'éclaircit la gorge et m'exhorte de l'aider :

— Autorisez-moi à vivre, Ravageuse. J'ignorais que...qu'ils...

Elle part en quinte de toux et ne réussit pas à s'en extirper. Je maugrée et chuchote des paroles vulgaires qui font sourciller le geôlier. Sa bouche assoiffée me fait perdre du temps précieux. Autour de moi, je cherche et trouve une bassine d'eau. J'en verse dans un verre en bois, ouvre la cage d'un geste souple et la fait boire. Derrière moi, je sens le tortionnaire gesticuler nerveusement, désapprouvant pour sûr mon acte.  

— Vous vous montrez trop bonne avec cette garce ! s'exclame le geôlier.

— Quel est votre nom ? rétorqué-je.

— Carter Irann. Pourquoi donc ?

Sa mine mi-effrayée, mi-hautaine m'arrache une grimace de dégoût. Au cas où vous ne l'auriez pas deviné, je ne porte pas ce Carter Irann dans mon cœur. Une tache de la République, je dirais. Cependant, j'inspire et expire, me détourne et ne lui accorde plus de regard. Il se méfie de moi et il fait bien. Si je ne possède pas tout à fait le titre de Ravageuse, ma cruauté égale la sienne, ou la dépasse de loin. Puisque je n'apprécierais pas qu'il en vienne à poser des questions à mon sujet, je lui explique simplement pourquoi cette femme profite de cette eau fraîche.

— Si je me montre bonne envers elle, cette dame me livrera son aveu, n'est-ce pas ? déclaré-je, décrochant ses hochements de tête frénétiques. 

Elle tremble face à mon aura. 

— En ma présence, il est dans votre intérêt de vous taire, Carter Irann. Je ne tolérerai plus un mot inapproprié sorti de votre bouche infâme.

Il se ratatine sur lui-même et s'éloigne à reculons, trop anxieux pour me contredire. Il s'assoit sur son tabouret plus loin, tout en me surveillant du coin de l'œil et en lançant des insultes à qui le brave. La prisonnière, de nouveau hydratée et encline à délier sa langue, me fixe avec une mine moins alarmée. Je repose le verre et me plante devant elle, à ses pieds pieds, accroupie afin de me mettre à sa hauteur. Bêtement, elle me cède sa confiance. Quelle naïveté. 

— J'ignorais qu'ils étaient tous des agents Santarian. Ma mission était uniquement de tuer les ennemis de mes employeurs. Je ne suis au courant de rien, ni de ceux qui constituent la liste de mes clients, ni celle de mes cibles. Pitié, votre Seigneurie ! Je ne savais vraiment pas ! 

— Je... Je ne vois pas le mal dans cette histoire ! Vous recevez un contrat. Vous l'exécutez. Vous vous faites payer. En plus, qui vous reprocherait de traquer nos agents ? Je parie que les rebelles sont généreux pour ces cibles-là. N'est-ce pas ? Aller, dites-moi. Il me faut juste un nom et je vous acquitte. Faites un effort ! Je vous offre de vivre votre vie comme avant...en échange d'un seul petit nom... Qui vous a embauché ? 

L'étonnement se lit sur son visage. Sa bouche entrouverte gobe les mouches et elle bégaie des phrases incohérentes. Toutes les émotions traversent son regard humide. En particulier, la torpeur, l'angoisse, un remerciement sincère, des questionnements, mais une crédulité intense. Mes traits renvoient du sérieux et une authenticité hypocrite. Soudainement, j'entends le geôlier pousser une exclamation de rage et d'indignation. En un coup d'œil ténébreux de ma part, il réprime son opposition et se renfonce sur son siège bancal. Bon chien, qu'il se taise ! Elle hésite. J'insiste.

— En réalité, les tueurs à gage se raréfient. Vous vous dissimulez, vous vous faites discrets, parce que vous n'êtes que des ombres massacrant leurs cibles dans un sillon de furtivité. Vous n'êtes pas faciles à repérer ; au contraire, des Ravageurs qui, sans se dévoiler, assument toujours leurs exploits et les clament dans tout l'univers. Vous répondez à des appels, vous tuez et repartez avec l'or sans jamais vous poser quelque part. C'est une vie difficile. La République raffole de gens compétents, et je crois que vous l'êtes. Votre employeur ? Transmettez-moi son nom ou son adresse, et vivez librement. Aucune contrainte, juste des cibles et l'or qui va avec.

Elle considère la proposition, doutant un tout petit peu. Je ressens son désir d'accepter. Elle est sur le point de s'abandonner à moi, de consentir à la confession. Finalement, elle amorce un mouvement buccal pour s'exprimer et une joie grimpe en moi, montant le long de mon échine avec un frisson d'impatience. Sa réponse ne tarde pas, elle est là, je la perçois sur le bout de sa langue. Mes lèvres s'étirent, j'ai gagné. 

— Je ne sais pas qui m'a engagée.

En une phrase, cette femme vient de détruire toutes ses chances de survie. Une fureur s'empare de mon être et brûle mon âme. Elle ne s'en sortira pas indemne. Je jure que, si elle ne s'explique pas rapidement, je lui brise la nuque moi-même. Malgré ma colère grandissante, je parviens à me maîtriser. Elle remarque vivement mon désappointement et vacille de frayeur. Elle panique et s'agite, ses chaînes claquent entre elles. 

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