Compter ses alliés

Pendant l'heure suivante, malgré ma fatigue, ma faim dévorante et un besoin urgent de me laver, Xiao Liu radote. Il insiste de nombreuses fois pour que nous lui promettions de ne pas attaquer Ko-Tsai, quoi qu'il nous en coûte. Nous ne lui donnons pas d'accord très précis. En revanche, je jure sur nos ancêtres que je ne toucherais pas au marchand tant qu'il accepte au final de témoigner face au Conseil. Tant que lui et moi restons sur une longueur d'onde similaire, le bougre n'a rien à craindre de ma part. 

Thorrak ne se prononce pas vraiment et je me doute qu'il médite sur un moyen de me parler en privé : ma parole n'a aucun poids pour Gareli et la sienne ne servira à rien si le Conseil décide de tuer Ko-Tsai. Il me lance des œillades peu discrètes et je lui réponds par des froncements de sourcils entendus. Evidemment, je suis bien au courant de ce point. Mais, que pouvons-nous faire hormis donner notre parole au marchand ? Que la providence le garde vivant ou non, cela ne me regardera plus une fois que nous aurons rempli notre mission. 

Nous surprenant tous deux, Xiao Liu exige une entrevue seul à seul avec l'assassin. Son sourire vissé à sa bouche malicieuse, je refuse d'abord de me lever et de quitter la pièce. C'est pourquoi, se moquant bien de moi, mon ancien allié ne se gêne pas pour attraper le bras de Thorrak et sortir avec lui. Je demeure bouche bée, assise à son bureau. Les tenants et les aboutissants de leur conversation, je l'ignore et ne serais pas mise dans la confidence. J'apprendrai plus tard ce qu'ils se sont murmurés ce soir-là, sur l'étage, à l'affût des regards d'autrui. 

Profitant de ce manège ridicule et supposant que Thorrak me raconterait tout par la suite, je me détends et entreprends de fouiller le bureau. S'il rentre à ce moment-là, je n'aurais qu'à jouer la carte de l'innocence ou de l'idiote, affirmant qu'en partant il m'octroyait le droit de remuer toutes ces piles de papiers. 

Je soulève donc les différents manuscrits et en lit rapidement les titres. Ils contiennent majoritairement des données sur Kapleeen ou sur d'autres planètes aux systèmes indépendantistes, indiquant que Xiao Liu pourrait avoir des envies de conquête plus vastes que je le présumais. Je découvre également des documents politiques volés au gouvernement sur des projets de loi ou des constructions abandonnées, signe qu'il surveille de manière méticuleuse sa cible. 

Un tiroir s'ouvre mal à cause de sa fréquence d'utilisation. Je force quelque peu et tombe sur un livre relié au titre, ma foi, très intrigant. Abraax. Ni une, ni deux, je tourne les pages en pensant trouver des pages et des pages rapportant mon histoire. Je me pose une question : pourquoi Xiao Liu aurait enquête à mon sujet ? Ou est-ce simplement un moyen pour lui de retranscrire nos aventures, comme dans un carnet intime relatant des événements de la vie ? Ce qui se dévoile à mes yeux abasourdis dépasse mon imagination.

Ce carnet contient toutes les informations concernant de loin ou de près ma mère, mon père et leur assassinat. Ceci inclue le déroulement des faits, ce qu'il s'est passé les jours d'avant et les suivants, ainsi que la raison de l'ordre de Gareli. Bien sûr, une partie entière est dédiée à Thorrak, son histoire personnelle et tous les éléments permettant de le traquer, de le localiser et de le tuer. Ses faiblesses, ses routines spatiales, ses manies, également ses missions auprès du Conseil et plus particulièrement du Seigneur, le livre fournit tout ce dont j'ai besoin pour venger mes parents.

Je me rappelle alors de ses paroles. Mon ancien allié, du jour où je lui ai évoqué le nom de Thorrak au massacre de sa famille par moi-même, y compris jusqu'à aujourd'hui, n'a cessé de pister et de rassembler tous ces renseignements à propos de l'unique ennemi dont la mort m'importait vraiment. Xiao Liu m'impressionne autant qu'il m'effraie. Sa capacité à poursuivre un objectif à travers les ans et les obstacles prouve son immense détermination. Il n'abandonne pas. Il ne délaissera par conséquent pas son idée de s'allier à la Rébellion pour sauver Kapleeen de la ruine.

— Oh, tu as trouvé ce vieux carnet ! 

Je redresse lentement la tête et attend qu'il m'explique, sauf qu'il n'a rien à me dire.

— Thorrak souhaite t'informer de ce dont nous avons convenu. Dépêche-toi. Il n'est pas très patient. 

Peu importe. Je continue de le fixer et il s'approche de son bureau, se penche par-dessus et susurre :

— Je t'ai juré à l'époque que tu ne te chargerais pas de ta vendetta sans moi. Je crois avoir accompli ma part du marché. Dommage que tu tournes le dos à la tienne ! 

— Je le tuerai dès la fin de la mission, rétorqué-je, promptement.

— Tu as répondu trop vite, ma chère. C'est ce que tu affirmes maintenant, mais tu changeras d'avis. Tu commences déjà à revoir peu à peu tes plans. Je te vois douter de Gareli et de tes convictions. 

— Bien sûr que je n'ai plus aucune confiance en cet homme ! Il m'a enfoncé un couteau dans le cœur et l'a retourné cent fois !  

— Mais, tu persisteras toujours dans cette voie car elle te mènera à ton titre de Ravageuse, conclut Xiao Liu sur un ton machinal. Tu te répètes tout le temps, Krixia, c'est ennuyeux à la longue. Le jour où tu te rendras compte de ta vraie nature, qui n'est étonnamment pas celle d'une tueuse sans foi ni loi, n'hésite pas à me recontacter !

Je m'apprête à prendre congé, mais une main empoigne mon bras et me tire en arrière. Je me retrouve nez à nez avec mon ancien allié au regard bouleversé pour une raison que je ne saisis pas. Il me dévisage et semble batailler avec son propre esprit pour s'exprimer. Finalement, il soupire et lâche doucement sa prise. Je ne m'éloigne pas pour autant et espère secrètement qu'il me parle. Je déteste quand les gens autour de moi cachent quelque chose. Soit ils le font par intérêt personnel, soit pour mon bien. Dans les deux cas, cela ne sent pas bon et je veux savoir. 

— Est-ce que je peux te faire confiance, Xiao Liu ?

Mon questionnement le surprend et il cligne plusieurs fois des yeux pour recomposer son image irréprochable. Plus grand que moi d'une demie tête, ses cheveux complètement désordonnés et détachés sur son crâne, la robe salie de poussière, il n'ose pas croiser mon regard. Ce qui ne signifie pas une réponse négative. Le connaissant, il est simplement en train de réfléchir pour déceler la vérité et me la confier ensuite. Xiao Liu se montre honnête quoi qu'il advienne. Du moins, tant que je suis concernée. 

— Notre lien est plus puissant que celui d'un frère et d'une sœur. Je ne t'ai jamais haï, qu'importent tes actes. Je t'ai pardonné et je t'ai confirmé à de moult reprises que j'étais de ton côté. S'il arrive malheur à Ko-Tsai, tout le monde sur cette planète sait que je le protégeais et ma réputation sera automatiquement ternie. J'ai créé l'Alliance des Cent Mercenaires, mais cela ne veut pas dire qu'ils me suivront pour l'éternité. Dans le cas où je brise leur confiance en te privilégiant, je suis fini. N'est-ce pas assez, Krixia ? En plus de toutes ces années à tout partager, à investiguer jusqu'à l'obsession pour te livrer l'assassin de tes parents sur un plateau et à t'aidant à chaque occasion, espères-tu plus ? Parce que je n'ai pas davantage de loyauté à t'offrir. Je t'ai tout donné de moi. Il faut t'en contenter, j'en ai bien peur.

— J'apprécie.

C'est sincère.

— Mais, je suis désolée. J'ai la sensation que tu me trahiras bientôt.

— Tes intuitions se révèlent correctes à tous les coups, assure-t-il.

Xiao Liu s'éloigne de quelques pas et sourit de nouveau, mais ce rictus me parait attristé.

— Je prierai pour que ce soit la seule et dernière intuition fausse.

Il opine du chef et je ne reste pas plus longtemps en sa compagnie. A la seconde où je claque sa porte, j'aperçois le visage masqué de Thorrak et ma mauvaise humeur revient au galop. Je n'ai ni la force ni l'envie d'entamer une discussion avec cet homme. Je le bouscule et gagne à toute vitesse le bâtiment d'en face. Il me suit, puisque sa chambre se situe à côté de la mienne. J'aurais pu m'inquiéter et penser que Xiao Liu le tuerait à ma place, justifiant ainsi leur échange privé. Il n'affiche aucune blessure ou trace de mécontentement. Je suppose qu'actuellement il doit chercher à comprendre la raison de mon air boudeur. 

A la hauteur de nos chambres, il presse soudainement le pas, attrape mon bras et m'entraîne dans la sienne. Je roule des yeux. Si le toucher de Xiao Liu ne me plaisait pas, plein de nostalgie et d'une peine sordide, ses mains à lui m'irritent et je retiens une réaction exagérée. Il apparaît que j'ai du mal à gérer mes crises de colère ; à un instant, je me porte à peu près bien et une minute plus tard, je regorge de haine sans être certaine de sa provenance. L'élément déclencheur étant en général le rappel de mon passé, je devine que j'ai seulement été traumatisée et que j'éprouverais des difficultés à me maîtriser pour le restant de mes jours.

— Tu n'es pas sortie tout de suite de son bureau. Que t'a-t-il mentionné au juste ? 

— Rien qui ne se rapporte à toi. A l'exception du fait que tu souhaites apparemment m'exposer le plan ou je-ne-sais-quoi. 

Il me toise, mais n'aspire vivement plus à me cerner. Je représente un sujet bien trop complexe pour lui.

— Oui, c'est exact ! Lui et moi avons peaufiné les derniers détails. Nous agirons tous ensemble pour éviter des désagréments. Cette nuit, ses hommes ramèneront Mira et Zora ici. Il prétend avoir une solution pour elle. Pourquoi pas. Nous verrons de quoi il est capable. Tu as l'ordre de te reposer. Tu nous ralentiras autrement ! Demain matin, à ton réveil, tu mangeras et te préparas à une offensive de taille. Voilà comment nous nous répartirons.

Je l'écoute désormais avec la plus grande attention.

— J'irai en personne à la planque de Ko-Tsai pour lui démontrer notre bonne foi. Je m'occuperai de le convaincre. Zora m'assistera. D'après Xiao Liu, il n'est pas impossible que le marchand se soit entouré de nombreux gardes. Soit il accepte de témoigner gentiment, soit nous le traînerons jusqu'au Conseil par la gorge. En simultané, Xiao Liu et toi guiderez une équipe formée de mercenaires et de Mira pour abattre la première usine. Elle nécessite une stratégie vigilante et de la coopération, puisqu'elle est plus dure d'accès que la seconde. Cette dernière sera pris d'assaut par une autre équipe, dirigée par un homme de Xiao Liu en qui il voue une confiance aveugle pour terminer cette opération. Les deux usines sont détruites, Ko-Tsai finit entre nos mains et nous gagnons immédiatement le spatioport. C'est compris ? Pas de au revoir trop longs ou d'incertitudes ! 

Ce plan me satisfait. De toute façon, mes mots ne pèsent à priori pas, puisqu'ils se sont isolés pour le confectionner. J'hausse les épaules à cette pensée et note que ce comportement est typique des hommes. Thorrak vérifie que je n'ai rien manqué à son discours en recommençant une explication, mais je le coupe vivement en levant et secouant mes mains devant lui. Hors de question qu'il m'agrippe une minute de plus. Je suis exténuée et mes jambes ne me supportent plus. 

— Je sais que tu adores bavarder en ma compagnie, mais tu reprendras demain. 

Lorsque je mets un pied dans ma chambre, enfin libérée de ces deux pot-de-colle, je me jette sur le lit en rebondissant dessus. La finesse du matelas ne me dérange plus. Contrairement à tantôt où je n'arrêtais pas de méditer à la situation, je ne réussirais pas à penser même si je le désirais ardemment. Mon esprit s'efface de plus en plus et le noir me submerge. Je dois me tenir prête pour le lendemain. Dure journée de prévu. Mon objectif est quasiment palpable. Cette nuit, je rêve de notre attaque des usines et je remporte les faveurs de Gareli. Tant de facteurs imprévisibles peuvent intervenir à l'encontre de ce songe utopique. Il ne me reste plus qu'à faire preuve de prudence et vaincre. 

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