Chapitre 22 - partie 2
Les coudes sur le contour de ma fenêtre, je me penche un peu plus pour regarder le trottoir d'où les voix s'élèvent. Je reconnais aisément les silhouettes de Brett, Daren et Ishan. Ils explosent de nouveau de rire tandis que d'autres gars de l'équipe les rejoignent. Un coup d'œil sur l'écran de mon portable me rappelle qu'il est presque minuit, qu'on est dimanche et que demain, je reprends l'entrainement. Pourtant, je ne peux pas m'allonger dans mon lit sans sentir de nouveau les doigts du bulldozer sur ma gorge.
Les gars rentrent dans l'immeuble et le silence reprend ses droits dans la rue. Je frissonne quand un courant d'air entre dans ma chambre avant d'enfoncer mes mains dans les manches du sweat. On approche de Noël mais il n'y a pas un seul flocon en vu. Juste des nuages, le froid, et peut-être un orage en prévision pour le début de semaine.
Je soupire en posant mon front sur mes bras avant de me redresser quand un ricanement transperce le silence.
— Rejoins-nous, le troisième.
La voix de Ness me tétanise une fraction de seconde. Juste après, j'ai déjà fermé ma fenêtre et j'enfile mes chaussures tout en sortant de l'appart. La porte fermée, je grimpe les escaliers jusqu'au toit et je serre les dents une fois dehors.
— Bordel, il fait froid.
— C'est pour ça que j'ai ça, lance Ness de dos en secouant sa bouteille. Et que Charleston a trois épaisseurs.
J'esquisse un sourire en remarquant l'énorme couverture qui entoure les épaules de mon coloc. Les bras serrés autour du torse, je m'assois à côté de lui et le remercie quand il écarte un pan pour me permettre de la passer dans mon dos. Mon épaule près de la sienne, je me penche légèrement pour regarder Ness.
— L'alcool te suffit ? Ou tu veux juste faire le caïd ?
Son sourire n'est pas là quand il tourne la tête vers moi, un sourcil haussé. Je me retrouve de nouveau à haïr ça. J'ai évité Ness depuis qu'on est rentré du match mais ce soir, j'ai besoin de penser à autre chose, de ne pas m'ensevelir sous les souvenirs. Mon cerveau tourne en boucle les mêmes scènes depuis ce matin et malgré mon passage rapide au centre, je n'arrive pas à me changer les idées. C'est de pire en pire.
— Tu as retrouvé ta langue ? Je pensais que le chat te l'avait mangé.
— Je ne perds pas mon temps avec ce qui n'en vaut pas la peine, je réplique et il roule de yeux. Quoi ?
— C'est sûr que de te faire tabasser par Daren, ce n'est pas une perte de temps.
Je ne bouge plus d'un iota dès que les mots percutent mon cerveau et le mettent sur pause. Enfin, il ne pense plus à tout ce qui me bousille. Mais il revient violemment au moment où le bulldozer et ses deux toutous m'ont dérouillé. Je secoue la tête, plus pour chasser les images que pour nier l'accusation de Ness.
— Ça n'a rien à voir !
— Donc, j'ai raison.
— C'est vraiment lui qui a fait ça ? lâche sèchement Charleston en attrapant mon menton entre ses doigts.
— Ça changerait quelque chose ? ricane alors Ness sans me laisser le temps de répondre. Quoi qu'il te réponde, c'est arrivé et tu n'as rien vu. Tu n'as rien pu faire non plus.
— Va te faire foutre Ness.
— Toi aussi Charleston.
J'écarquille les yeux quand ils se foudroient du regard. Puis Charleston détourne les yeux et se perd dans la vue sur le campus, les bras croisés sur la rambade en fer alors qu'il se penche dessus. Ness le dévisage encore quelques secondes avant de regarder par-dessus son dos dans ma direction.
— J'ai deux questions et il vaut mieux pour toi que tu y répondes. Depuis quand ? Et pourquoi ?
— Il est assez évident que ça ne te concerne pas, je grince. Je gère ça très...
— Je t'arrête tout de suite.
Les doigts de Ness glissent dans mes cheveux alors qu'il tire dessus pour me rapprocher de lui. Une main sur le dos de Charleston qui ne bouge pas, le corps crispé, j'affronte Ness froidement. Je réalise trop tard la haine dans son regard, la même expression qu'au moment où il a retiré mon pull, dans le bureau de Selena.
— Ma patience a atteint ses limites. Tu t'es bien foutu de notre gueule avec tes histoires mais c'est terminé. Si tu ne réponds pas à mes questions, ça se finira dans le bureau de Memphis et...
— Putain, non ! Tu n'as pas intérêt à lui en parler !
Surpris, Ness écarquille les yeux alors que je me suis écarté de lui, de Charleston, de la chaleur de sa couverture. Le cœur qui bat à toute vitesse, j'imagine déjà les répercussions que ça aura, l'équipe qui vole en éclat, le dégoût sur le visage de Kim. Et surtout, la League One qui nous échappe, simplement parce que je n'aurai pas été à la hauteur.
Charleston se redresse et m'empêche de voir Ness en approchant sa main de mon cou. Ses doigts en suspens, il attend ma permission. Mes yeux ne lâchent pas sa peau parce qu'il veut la poser là où les souvenirs du bulldozer me rongent. Là où cet enfoiré m'a étranglé et a laissé des marques que toute l'équipe a vues.
— Ça ne regarde personne.
— On ne peut pas laisser passer ça.
Lentement, comme s'il me laissait le temps de m'échapper, Charleston rapproche ses doigts de ma mâchoire. Puis, lorsqu'il réalise que je ne bouge pas, il frôle l'hématome qui jaunit sur ma peau. Juste une caresse qui laisse une brûlure derrière son passage.
— C'est un jeu malsain Max.
— Si vous en dites un mot à Memphis, je fous votre saison en l'air.
Je fronce les sourcils quand Charleston esquisse un sourire en coin, narquois. Derrière lui, Ness ricane en étirant ses bras, que j'aperçois.
— Tu n'en es pas capable, lance alors l'arc-en-ciel. Et tu sais pourquoi ?
Un silence plane entre nous trois tandis que je réfléchis à toute vitesse. Quelque chose m'échappe.
— Parce qu'il y a Kim. Et que tu ne seras pas capable de foutre son rêve en l'air.
Je papillonne des yeux lorsque Ness pousse légèrement Charleston pour planter son regard dans le mien. Le calme de son visage détonne totalement avec l'ouragan qui se déchaîne dans ses yeux clairs.
— C'est vrai, non ? Tu te laisses marcher dessus, tu prends les coups et tu noies le poisson devant l'équipe pour la préserver. Puis tu obliges Kim à faire équipe avec ton bourreau alors que tout en toi hurle ta désapprobation.
— Tais-toi.
— Je te l'ai déjà dit le troisième : je ne suis pas aveugle. La haine que Daren te voue se lit sur son visage dès qu'il te voit. Et il est évident que tu veux jouer avec Kim, plus qu'avec n'importe qui d'autre. Alors, c'est quoi le but de ton petit manège ?
— Ferme-la !
— Réponds-lui, me contre Charleston. Ou je débarque dans la piaule de Memphis dans vingt minutes.
— Pourquoi vous faites ça ?
La panique commence à me rattraper alors que l'impression de tenir l'avenir des Racoons entre mes mains me donne la nausée. Mais plus encore, c'est le rêve de Kim qui me ronge de l'intérieur, celui qui peut s'effriter à tout moment si je ne parviens pas à me défaire de cette histoire. Parce qu'il y a une chose que j'ai compris après avoir mordu la poussière à cause du bulldozer : si je ne lui cède pas ce qu'il veut, il me réduira à néant. Et étant donné que Kim est retombé dans ses habitudes, il ne pourra pas réapprendre à jouer sans moi en quelques jours pour atteindre la finale.
Il a besoin de moi maintenant. Il le sait tout autant que moi. Pourtant, un fossé nous sépare toujours : il a tout ce qu'il veut tandis que je me bats une nouvelle fois pour garder ma place et le pousser faire le haut.
— Ça ne vous regarde pas, je répète soudain à voix basse. Vous n'avez pas le droit de vous en mêler. Je m'en occupe.
— Ah pour ça, tu le fais à merveille, ironise Ness. Couvert d'hématomes, sur le banc la plupart des matchs, à regarder perdre tes coéquipiers.
— Tu aurais fermé ta gueule avec Selena, j'aurai pu jouer.
Mon reproche est efficace. Il hausse les sourcils, avant de babiller. Il ne trouve pas ses mots pour la première et j'ai l'espoir d'avoir la paix, qu'il comprenne que je ne suis pas le seul fautif. Sauf que la fureur de Ness débarque sans prévenir. Charleston se retrouve au sol et Ness a pris sa place en une fraction de seconde, sa main autour de ma gorge, son regard fiévreux.
— Tu veux vraiment qu'on parle de ce que j'ai vu dans son bureau ?
Je ne bouge pas, le cœur qui tape comme un dingue dans mon torse. Ness doit virer ses doigts de ma peau avant de me rendre fou. L'autre ordure les avait posé là aussi et les fourmillements glissent de nouveau sous ma peau. Venimeux, horrifiques.
— Il t'a tabassé avec un putain de plaisir, c'était écrit sur ton corps, murmure froidement Ness dans le silence de la nuit. Il l'a fait là où il savait que ça ne se verrait pas. Il t'a marqué et tu as essayé de le cacher. Et tu aurais voulu que je ne dise rien ? Tu me prends pour un dégénéré jusqu'à quel point ?
Une de nos premières conversations me traverse l'esprit et je déglutis en attrapant son poignet, mes ongles enfoncés dans sa peau. Sa prise ne se desserre pas, il n'a même pas conscience que je le tiens.
— Je te l'ai déjà dit : je n'ai pas besoin d'aide, je grogne en tirant son bras. Je sais me démerder et je n'ai pas besoin de quelqu'un dans mon dos.
— On a tous besoin de quelqu'un.
Je fronce les sourcils en grognant lorsque Ness resserre ses doigts contre ma gorge. Son pouce remonte sur mon pouls et il tapote ma peau au rythme de ma respiration. Rapide, énervée. Je finis par craquer lorsqu'il se rapproche de nouveau : mes ongles transpercent son poignet et je recule violemment sa main. Je n'attends pas plus longtemps et je m'éloigne pour quitter le toit. Fuir ce que je m'évertuais à éviter depuis ce matin. Je ne suis pas monté pour remuer un peu plus le bordel qui me ronge. Mais Ness tape toujours là où il faut. Et ce soir, je ne peux pas. Je n'y arriverai pas, à supporter les souvenirs.
— Si tu pars, j'appelle Memphis et je le préviens pour Daren.
Je pile devant la porte, la main sur la poignée avant de me tourner lentement vers Ness. Debout, accoudé à la rambarde, je ne vois que son dos. Charleston s'est rassis correctement et il nous étudie tour à tour, silencieux.
— Ne t'y amuse pas.
— Donne-moi une bonne raison alors.
— Si tu ne le fais pas, je m'en charge, lance alors Charleston. Memphis doit le savoir, ça peut devenir dangereux.
— Le premier qui l'ouvre, je lui fais regretter, je crache en les dévisageant. C'est mon problème, je m'en occupe et je n'ai pas besoin de vous pour ça.
— Tu as vu dans quel état il t'a mis ? réplique Charleston. Réfléchis deux minutes ! Ça finira comment la prochaine fois ?
— Il n'y aura pas de prochaine fois.
Ness ricane avant d'attraper sa bouteille posée sur le rebord. Sa tête penche vers l'arrière tandis qu'il boit et je sens le regard de Charleston me détailler froidement. Je pense sincèrement mes mots : je ne laisserai pas Daren me retomber dessus. C'est terminé pour lui après le match de vendredi, je vais reprendre ma place et mener Kim à la victoire. Je n'ai encore aucune idée de la façon dont je vais le faire mais il est certain que je reprends ma place.
— Je ne te fais pas confiance.
— Je sais, je réponds à Ness en me détournant de nouveau. Mais moi, je te fais confiance pour ne rien dire aux autres et me donner une chance de régler le problème.
— Et si ça ne marche pas ?
— Ça marchera.
— Memphis va m'étriper s'il t'arrive quelque chose.
Mes doigts se resserrent sur le métal alors que j'ouvre enfin la porte. La voix de Ness me cloue sur place quand je comprends qu'il y a un compromis entre eux qui dépasse largement ce que je m'imaginais. Un rire froid passe la barrière de mes lèvres avant que je puisse le retenir.
Je n'ai jamais eu besoin de quelqu'un pour s'occuper de moi. J'ai appris jeune à me débrouiller, à ne pouvoir compter que sur moi pour obtenir ce que je voulais, à faire ce qu'il fallait pour avoir ce qui m'intéressait. Malgré ça, j'ai cru que Ness se souciait peut-être un peu de moi. A la soirée d'Halloween, avec son regard perçant dans le bureau de Selena, ses différentes réactions à chaque fois qu'il a découvert des marques sur mon corps. Finalement, il fait comme les autres : il pose des questions parce qu'il y est obligé. On lui a ordonné de s'occuper de moi.
— Qu'est-ce qui est drôle ?
— Rien, je lance avec un regard par-dessus mon épaule pour croiser le regard de Ness. Vraiment rien. Tu peux dormir tranquillement, sans t'inquiéter que Memphis te renie.
J'aperçois le mouvement de Charleston ainsi que l'incompréhension sur le visage de Ness avant de claquer la porte dans mon dos. Mes pieds dévalent les escaliers jusqu'à mon étage et je m'enferme dans ma chambre peu de temps après. Comme un lion en cage, je tourne en rond une bonne partie de la nuit alors que le dégoût glisse dans mes veines. Le regret, la colère et l'envie furieuse de me jeter par la fenêtre lui tiennent compagnie.
Memphis a pigé que j'avais des problèmes et il m'a collé Ness dans les pattes pour être certain que cet emmerdeur me pousserait à bout. Il pensait que je lui balancerai ma vie en lui demandant de m'aider. Mais il peut se fourrer le doigt dans l'œil. Il n'y a jamais eu personne derrière mon dos, à me retenir dans mes chutes et à s'assurer que mes blessures se referment. J'ai tenu les gens éloignés quand j'ai compris qu'ils ne le faisaient que par intérêt ou fausse inquiétude, pour leur simple conscience personnelle. Je l'ai fait pour ne pas détruire ce que j'essayais de construire à d'autres reprises, pour ne pas voir la souffrance et la peur dans le regard de ceux à qui je tenais. J'ai protégé les autres, je me suis protégé et c'est pour ça qu'aujourd'hui, je ne peux compter que sur moi.
Sans m'y attendre, je me retrouve dehors, en pleine nuit, à courir vers le stade. Je m'éloigne du dortoir, de tous ces mecs qui partagent mon quotidien depuis quelques mois. De Charleston qui a réussi à laisser autre chose sur ma peau que le manque de sensation. De Lael qui m'arrache un sourire sans problème. De Jonas qui a posé ses pieds au centre. De Ness et sa curiosité malsaine.
De Kim. Surtout de lui, de nos souvenirs, de tout ce qui revient me brûler le cœur, serrer l'estomac et qui me fait renifler quand les larmes se pointent. D'un geste rageur, je les efface et enfonce la porte pour rejoindre le terrain. Toute lumière éteinte, il est plongé dans le noir et je me laisse tomber à genoux, le souffle court.
Puis je hurle, le visage contre l'herbe, le torse qui me fait un mal de chien, le cerveau qui fuse à toute vitesse. J'ai cru que je pouvais faire confiance à Ness mais il est simplement là pour Memphis. J'ai espéré sauver le rêve de Kim mais je vais juste le faire plonger avec moi une seconde fois. J'ai laissé Charleston dépasser mes limites et ça va m'achever. J'ai donné plus que ce que j'aurai dû et aujourd'hui, je suis au bord du précipice.
Mais je dois absolument trouver une solution pour ne pas faire couler l'équipe. Je dois m'en occuper par mes propres moyens. Je vais y arriver. Je l'ai toujours fait.
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