Chapitre 15
On a gagné haut la main notre troisième match de sélection. Kim s'est défoncé pour compenser son manque de coordination avec Daren et Jonas a formé un duo effroyable avec Lael. C'est un joli 4-1 qu'on a mis dans les dents de nos adversaires. Le retour de deux heures en bus a été explosif : les perruches n'ont pas arrêté de se jeter des fleurs, Jonas a vanné Kim et Daren, Brett l'a bien aidé, Ness était plus qu'insupportable avec ses répliques et les autres n'ont pas cessé de donner leur avis.
En arrivant au stade à dix-huit heures, j'ai abandonné tout le monde en prétextant que j'avais mal et que je retournais me reposer au dortoir. Sauf que j'ai pris un bus pour rejoindre le centre. Deux semaines que je n'y ai pas posé les pieds, à cause de ma cheville. Forcément, Omare m'envoie un message quand ils rentrent et qu'ils ne me trouvent pas. Répondre que je suis sorti prendre l'air n'a pas été l'idée du siècle mais je n'ai pas trouvé autre chose.
Les mains enfoncées dans les poches de mon jogging, je monte les escaliers pour rejoindre mon étage au dortoir. Il est presque vingt-et-une heures et j'entends les rires des perruches avant même d'ouvrir la porte de l'appartement. Attablés, ils cognent leur bière ensemble en évitant de les renverser dans le plat de légumes gratinés. Avec eux, Charleston a la tête posé sur sa main et il les dévisage avec un sourire moqueur. En refermant la porte, je m'attire leur regard et Romeo repousse du pied ma chaise pour que je les rejoigne. Il ne faut qu'une seconde pour qu'Omare me remplisse une assiette et je mange alors qu'ils reprennent leur conversation.
— Au fait, la soirée d'Halloween a lieu dans deux semaines ! s'exclame Omare en se penchant vers moi. Il y a une énorme fête à l'entrepôt de Fallago, toute l'équipe y va. Tu es obligé de venir aussi.
— Un entrepôt ? je répète en ramenant la fourchette à ma bouche.
— Ouais, c'est un ancien garage qui a été retapé. C'est immense : deux balcons, des bars un peu partout et une piste de danse comme tu en as jamais vu !
— Et il n'exagère pas, ajoute Romeo quand je fronce les sourcils. Par contre, on doit se trouver des déguisements. On les prend en commun ?
— Oublie les zombies cette année, ricane Charleston.
Vu la tête que tire Romeo, je comprends que c'était ce qu'il avait prévu. Omare en rajoute une couche et je pense à Ness qui ne doit pas avoir été invité. Il a été clair sur le fait de ne pas pouvoir entrer dans un espace confiné où il y a du monde. Mais dans un entrepôt, il y a peut-être un peu plus de chance qu'il accepte. C'est infime mais j'ai envie d'y croire.
C'est pour ça que le lendemain, à l'entrainement du matin, je le rejoins au niveau des cages quand Memphis leur donne une pause de vingt minutes. Charleston s'éloigne vers Jonas et Brett alors que l'arc-en-ciel me regarde venir vers lui, un sourcil haussé et son sourire malicieux aux lèvres. Son épaule contre un poteau, il retire ses gants pour attraper la bouteille d'eau que je lui tends.
— Est-ce que j'ai fait quelque chose pour mériter autant de gentillesse ?
— Tu prends soin de moi.
C'est une satisfaction d'avoir réussi à le prendre par surprise. Il écarquille les yeux en portant le goulot à ses lèvres. Mais je ne lui laisse pas le temps de poser des questions, je vais droit au but.
— Tu connais l'entrepôt de Fallago ?
— Oh. Les garçons t'ont parlé d'Halloween, souffle-t-il en refermant sa bouteille. La meilleure soirée étudiante dans l'endroit le plus immense dans les cinquante kilomètres à la ronde.
— Tu y es déjà allé ? je m'étonne à mon tour.
— Evidemment. C'est moi qui l'ai fait découvrir à l'équipe.
Pour le coup, c'est moi qui me retrouve à écarquiller les yeux. L'amusement illumine le visage de Ness alors qu'il me relance sa bouteille.
— Je t'ai dit que je n'avais pas les mêmes soirées qu'eux, pas que je ne sortais pas.
— Alors tu viens à Halloween ?
— Non, il ricane en secouant la tête. C'est une soirée étudiante.
— Dans un entrepôt dont le toit est forcément haut. Il y a de l'espace et...
— Pourquoi tu tiens autant à ce que je vienne, le troisième ?
Je perds mes mots alors que les siens, moqueurs, percutent mon cerveau qui tourne à mille à l'heure pour le convaincre. Il a raison : il est détestable avec moi depuis le début. Il passe son temps à vouloir se glisser dans ma tête pour me comprendre et à piétiner mes limites sans regret. Pourtant, il y a quelque chose chez lui qui me pousse à le laisser m'approcher, à le laisser se glisser dans ma carapace. Tout comme il me laisse m'immiscer dans la sienne.
— Ton manque de réponse me dit que tu ne le sais pas toi-même, chantonne alors Ness en faisant un pas vers moi. Je ne viendrai pas, je te l'ai déjà dit.
— Et si je trouve une solution pour nous gérer ?
Ses yeux se mettent soudainement à briller. Ses doigts agrippent le col de mon sweat et il me force à me rapprocher de lui, son sourire en coin qui me tord l'estomac. Ça n'a rien d'agréable, c'est oppressant.
— Une solution ? il répète dans un rire. On n'est pas un problème à résoudre.
— Mais il doit bien exister quelque chose pour que tu sortes, je marmonne en reculant légèrement.
— En effet. Et pour toi ?
— On s'en fiche. Dis-moi ce qu'il faut pour que tu viennes.
Il secoue la tête avant de tirer plus fort sur mon vêtement. Ses lèvres se collent à mon oreille et il glisse sa main contre ma nuque pour m'empêcher de m'éloigner quand je me tétanise. Sauf qu'il n'a pas dit un mot que Memphis siffle et lui ordonne de le rejoindre. Ness s'écarte alors, toujours avec son sourire et ses doigts bien ancrés sur ma peau. Tous mes muscles sont douloureux : je suis figé et tendu.
— Lâche-moi.
— Quand tu sauras pourquoi tu veux me voir à votre soirée, n'hésite pas à venir me le dire, souffle-t-il avec narquois.
— Je le ferai quand tu ne fuiras plus les autres.
Ses yeux se plissent et je reconnais immédiatement la colère à travers son regard. Son sourire n'a plus rien de sympathique et il s'empresse de me lâcher. Je recule d'un pas, le cœur qui bat à tout rompre. Ness secoue la tête et sans un mot, il se dirige vers Memphis qui l'appelle une nouvelle fois.
Je bats en retraite sur les bancs et l'entrainement reprend, sans moi pour une énième fois. Attendre lundi bouffe réellement ma patiente et je détourne le regard lorsque Kim marque grâce à Daren. Quand Memphis annonce la fin, je n'attends personne et mon sac de cours sur l'épaule, je quitte le stade pour rejoindre ma salle de maths.
Je passe la journée à tourner dans ma tête les raisons qui me poussent à vouloir que Ness vienne à Halloween. Aucune n'a de sens, hormis le fait de voir comment il évolue au milieu de la foule. Il discute constamment, il sourit et fait sa petite place partout où il passe, même si les gens ne l'aiment pas. Ness n'a rien à voir avec le silence de Charleston et pourtant, il est celui qui refuse de se sociabiliser. Je n'y comprends rien. Je déteste Ness et son attitude. Je n'ai aucune raison de vouloir qu'il soit avec nous.
— T'as deux minutes ? Je veux qu'on parle.
Je sursaute alors que Jonas se plante devant moi quand je sors de l'amphi. Les cours sont finis et je fronce les sourcils quand je réalise qu'il ne sourit pas, les épaules tendues.
— A propos de ?
— L'équipe.
J'acquiesce et le suis lorsqu'il s'éloigne, les mains dans les poches. Il contourne un bâtiment et entre dans la cafétéria. On n'échange pas un mot quand il commande deux cafés et je les paie au moment où il attrape son porte-monnaie. Enfin, un sourire se dessine sur son visage. La pression sur mon cœur se fait moins oppressante tandis qu'on prend les escaliers pour rejoindre le balcon extérieur. Je m'assois sur une chaise haute et pose mon gobelet sur le petit bar apposé contre le mur du bâtiment. Mon sac à mes pieds, je dévisage Jonas.
— Tu te sens comment ? me demande-t-il soudainement. Au dortoir, dans l'équipe, avec les gars.
— Bien.
— C'est tout ?
Je hausse les épaules et baisse les yeux sur ma boisson. Il n'y a pas grand-chose à dire.
— Je me sens à ma place, je suis là où j'ai toujours voulu être alors oui, je rajoute finalement. Pourquoi ?
— Ça va presque faire deux mois que tu es avec nous donc je voulais savoir. C'est important pour moi, il sourit en me lançant un regard. Je suis capitaine, je dois m'assurer que mon équipe est soudée.
— Avec Kim qui démonte tout le monde, tu y crois vraiment ? je ricane et lui aussi.
— Il est borné mais il fera ce qu'il faut pour nous mener à la victoire. Tu sais pourquoi je l'ai choisi lui, et pas un autre, pour être mon poulain ?
Je secoue la tête, surpris que la discussion parte dans cette direction. Je n'ai jamais cessé de suivre le parcours de Kim chez les Racoons, même après que nos vies soient parties en fumée il y a deux ans. Il venait de réaliser son rêve et c'était la seule chose à laquelle j'avais pu me raccrocher quand tout s'écroulait autour de moi. Un de nous deux arrivait à ses fins. Je devais être sûr que ça durerait, que ce n'était pas qu'un coup de chance, ou un plan foireux du destin pour nous bousiller un peu plus.
— Il avait une rage infatigable. Il se défonçait sur le terrain, il donnait tout ce qu'il pouvait et il ne pliait pas une seule fois. Il jouait pour vivre, quand on l'a recruté, murmure Jonas en jouant avec son gobelet. Il avait ton âge, dix-neuf ans, et j'avais l'impression que le poids du monde était sur ses épaules. Il traînait un sale truc derrière lui et c'était à peine s'il s'autorisait à sourire. A ressentir un truc agréable.
— Tu sais pourquoi ?
Jonas ne remarque pas mon visage tendu, ma voix plus rauque. Mon estomac se tord et je prends une inspiration lourde alors que tout mon corps hurle au supplice. Kim ne pouvait pas être aussi minable, quand il est entré dans l'équipe. Sur les photos, il parait toujours heureux, bouffé par le bonheur et la vie. C'est inimaginable que ce ne soit que de façade, qu'il était en réalité au fond du gouffre. Il n'aurait pas disparu ainsi, si ce que dit Jonas est vrai. Je ne peux pas y croire.
— Non, il refuse d'en parler. Même après deux ans et des progrès monstrueux. Il lui a fallu des semaines pour s'ouvrir et des mois pour se donner le droit d'être heureux. Ça nous a pris du temps, à Lael et moi, mais on a fini par avoir sa confiance, il lance en souriant doucement. Il est devenu plus posé, plus réfléchi sur le terrain. C'est un bon gars, Max, même si il agit comme un parfait connard par moment. Des restes d'avant, j'imagine.
Je ricane en détournant brusquement le regard quand il pose le sien sur moi, étonné. Kim n'a jamais été un connard jusqu'à ce que tout notre bordel nous tombe dessus sans prévenir. Alors je sais que c'est un mec bien. Je savais. Aujourd'hui, ce n'est pas le Kim que j'ai connu. Il est plus sombre, plus froid, plus distant.
— Bon, j'avoue que ces derniers temps, on retourne un peu à la case départ, marmonne Jonas en râlant. Te recruter puis le forcer à jouer avec Daren l'a sacrément remonté mais ça lui passera. Il faut simplement qu'il se rende compte que c'est le mieux.
— Il doit apprendre à jouer avec Daren surtout, je réplique. Ce serait déjà pas mal.
— Ça viendra.
Je roule des yeux et bois mon café sans rien ajouter. Jonas est beaucoup trop optimiste. Je n'ai eu qu'à regarder Kim pour comprendre que même avec toute la volonté du monde, il n'arriverait pas à jouer avec lui. Il s'oblige à adapter ses déplacements, il est forcé de ralentir le rythme et ça, ce n'est pas dans ses habitudes. Kim ne continuera pas comme ça éternellement. Il va être temps que je retourne sur le terrain et que je retrouve ma place. Sauf qu'il devra savoir partager le terrain avec le bulldozer avant.
— Je suppose que tu as remarqué que notre équipe n'est pas comme les autres.
— Effectivement ; vous avez tous une case en moins, je marmonne en lui jetant un regard.
— Toi aussi, sinon Memphis n'aurait pas voulu que tu aies l'accès au toit, ricane Jonas. Mais ce n'est pas ça que je sous-entendais.
— Explique-moi alors.
— Quand tu regardes la composition des autres équipes, tu constates qu'en plus de l'entraîneur, il y a des sélectionneurs. Il y a toute une équipe de soin, pas seulement une Selena. Et les joueurs sont entraînés à être des poupées de chiffon sur le terrain. Tu l'as remarqué ?
— Ouais.
Je ne voyais pas l'intérêt de poser la question à Memphis. S'il est seul à nous gérer, c'est parce que ça fonctionne très bien comme ça : il n'a pas besoin de sélectionneurs vu que ce sont ses joueurs qui choisissent qui peut fouler leur terrain. Selena n'a pas besoin d'autres personnes parce qu'à elle toute seule, elle remplit tous les rôles d'une équipe de soin à la perfection. Et nous, on n'a rien à voir avec les autres mijaurées qui font semblant de se faire mal pour gratter des fautes. Encore heureux.
— Tu t'es déjà demandé pourquoi ?
— Je m'en tape. C'est vraiment important de le savoir ?
— C'est moi qui l'ai imposé, avec le soutien de Brett, répond simplement Jonas en croisant mon regard. Tu es le seul à ne pas le savoir. A la création de l'équipe, j'ai dit à Memphis que si je devenais capitaine, il devait me donner le loisir de monter mon équipe comme je le voulais. Avec qui je désirais.
— T'as pas fait que des bons choix, si tu veux mon avis.
— Memphis a accepté, continue Jonas sans réagir. Alors j'ai recruté Brett, Lael et Charleston en premier. Ils m'ont aidé à choisir les sept autres personnes pour former une équipe entière. Les Racoons sont nés. L'année d'après, il ne restait plus que nous quatre, les autres nous ont lâché parce qu'on ne répondait pas à leurs attentes. Ils voulaient la gloire, l'argent, la réputation, les meufs, tout de suite.
— Etonnant.
— Ce n'était pas notre but à nous. Lael a alors rencontré les perruches dans une soirée, j'ai pris Kim sous mon aile et d'autres gars nous ont rejoint. On a tenté la LO et on a été éliminé aux sélections. Certains sont partis, mais Ishan, Anton et Georges sont restés.
Je fronce les sourcils alors que les informations commencent à percuter. L'équipe n'a que quatre ans mais je réalise qu'elle n'a pas beaucoup changé.
— L'année dernière, Brett est tombé sur Ness. Il l'a obligé à rejoindre notre équipe, avec Helmond et Alejo pour avoir des remplaçants. Cette fois, on a atteint les quart de finale en League One.
— Ça m'avance à quoi de savoir ça ? je grince en l'affrontant. Tu comptes me menacer pour qu'on arrive en finale et qu'on gagne ?
— Personne n'a quitté l'équipe à la fin de l'année, reprend Jonas après une pause. Pour la première fois, elle est restée intacte alors qu'on était tous dépités d'avoir été humilié par les Hools. J'ai cru que c'était fini pour nous, qu'ils allaient tous lâché.
J'ouvre la bouche pour lancer une réplique acerbe et l'arrêter dans son discours. C'est mignon, son amour pour l'équipe, mais je n'y suis pas rentré pour ça.
— Mais ils sont restés. Ils sont là, sur le même terrain que toi, pour les mêmes raisons que toi, claque alors Jonas et j'écarquille les yeux. On est tous fracturé, à notre niveau, et le foot nous a permis de garder la tête hors de l'eau. On s'oblige à donner le meilleur pour prendre notre revanche sur la vie. C'est pour ça que notre équipe est spéciale, qu'elle ne ressemble pas aux autres.
Ses yeux bleus sombres me quittent alors qu'il se lève et attrape son café d'une main, sortant son téléphone de sa poche de l'autre. Il regarde l'écran une courte seconde avant de revenir à moi alors que je n'ai pas bougé d'un pouce.
— Notre équipe n'est pas un ramassis de connard qui se roulent sur le sol en simulant une blessure. Les Racoons sont sur le terrain pour ressentir des choses, pour vibrer, pour garder leur envie de vivre et ils se battent pour ça. Alors non, je ne compte pas te menacer. Mais je veux que tu sois conscient que ton équipe a besoin de toi autant que tu as besoin d'eux.
— Pourquoi tu me parles de ça ? je souffle quand il s'apprête à partir. J'ai fait un truc ?
— Tu penses avoir fait quelque chose ?
— Je joue comme tu me l'as demandé.
— Non, il sourit en coin en posant une main sur mon épaule en passant à côté de moi. Tu joues comme nous. Lael m'attend, on se voit à la muscu demain.
Je n'ai pas le temps de renchérir qu'il est déjà à l'intérieur. Le poing crispé sur mon gobelet, j'encaisse ses mots. On a tous un problème dans nos crânes, c'est le résumé de son discours. Génial, une belle équipe de tarés, voilà ce qu'on est en fait.
Et il s'attendait à quoi, en me balançant tout ça ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top