~ 𝐂𝐡𝐚𝐩𝐢𝐭𝐫𝐞 𝟑 ~
Quand Boule de Neige ouvrit l'œil – le bleu –, elle se sentit frigorifiée.
En effet, la veille au soir tombant, Topaze et elle s'étaient endormies côte à côte, se réchauffant mutuellement. Mais à présent que la fraîcheur de la nuit l'avait transite, et l'humidité de l'air avait été absorbée par la mousse, la jeune femelle au poil long frissonnait.
Puis son ventre se mit à émettre toutes sortes de bruits, en une telle cacophonie que Boule de Neige finit par ouvrir son autre œil – le jaune, effectivement –, et elle se leva. Sa faim avait toujours eu le pouvoir de la mettre debout en un rien de temps.
Topaze dormait encore, allongée loin de leur nid de plumes et de végétaux : elle avait dû beaucoup bouger ! Boule de Neige pouffa quand elle vit sa drôle de position, ce méli-mélo de poils blancs et de feuilles. Ce rire suffit à sortir sa sœur de son sommeil, certainement léger. Elle remua et grogna, marmonnant à peu près ceci :
« Mhh... Ouais, j'arrive... »
Comme pour lui répondre, l'estomac de Boule de Neige reprit de plus belle. Cette fois, la chatte couchée au sol releva vivement la tête, le poil en bataille et les yeux endormis :
« Quoi ? Ah, c'est déjà l'heure d'aller voir Touffe ?!
— Euh... Topaze... On est dans la forêt, là », objecta sa sœur, hésitante.
Topaze eut l'air de ne pas comprendre, mais cela ne dura qu'un quart de seconde car elle sauta aussitôt sur ses pattes :
« Ah oui ça y est, je me souviens ! On est... »
Elle hésita, répugnant sûrement à prononcer ce mot qui résumait fort bien leur malheur.
« ...Abandonnées », finit-elle avec une moue presque dégoûtée.
Boule de Neige baissa la tête ; son moral venait de descendre d'un coup à ce dernier propos.
Mais sa sœur, elle, devait être bien reposée car elle s'ébroua, reprenant son habituel entrain. Et c'est ainsi que les deux jeunes chattes, leur pelage blanc de neige se détachant dans la semi-obscurité des bois, repartirent à l'aventure d'un pas décidé. Cette fois, c'était sûr, elles allaient retrouver leur village, leurs amis, leur vie !
*
Mais ce fut peine perdue. Les coussinets usés par cette journée de marche harassante – sur un sol majoritairement fait de calcaire ou de terre sèche –, avec la chaleur par-dessus tout... Boule de Neige et Topaze ne savaient plus où elles allaient.
Dans quelle direction étaient-elles parties, déjà ? Leur sens d'orientation ne leur paraissait pas très performant, pas plus que celui d'un pinson étourdi qui ne volerait plus très droit !
Quand elles arrivèrent à la lisière d'une petite clairière accueillante, Boule de Neige n'attendit pas et se dirigea, lasse, sous les branches des arbres alentour. Malgré le fait qu'ils soient plutôt petits par rapport à ceux de son village, la fraîcheur qu'ils procuraient aux sous-bois n'en était pas moins la bienvenue.
Elle s'allongea, exténuée, dans un des carrés d'herbe tendre et verte – si rare en ces jours de fournaise. Sa longue fourrure se révélait parsemée de toutes sortes de choses, allant de la petite boule de bardane à la fine couche de poussière, fragments de terre et de bois, ou même grains de sable.
Les deux petites femelles venaient tout juste de s'installer dans les touffes d'herbes entre les cailloux que tout à coup, un bruissement fort indiscret attira leur attention.
Boule de Neige se raidit, alertée.
Juste à côté d'elle, Topaze avait sauté sur ses pattes, le regard fixé sur un buisson.
Boule de Neige attendit, la tête tournée vers ce même bosquet, qui frémissait de temps à autre.
La tension était à son comble. Aucune des deux sœurs n'osait bouger, pas même une seule vibrisse.
Au bout d'un moment qui parut fort long et angoissant à Boule de Neige, le buisson fut secoué de plus belle, et un robuste félin brun en sortit. Un petit mammifère était retenu coincé dans sa puissante mâchoire. À en croire l'odorat de Boule de Neige, il s'agissait d'une femelle.
Les deux jeunes chattes ne bougèrent pas. Elles attendirent, rendues méfiantes par la faim.
Les voyant ainsi, figées comme si elles avaient pris racine, la nouvelle venue parut surprise. Puis non sans avoir lâché sa proie, elle lança d'une voix aussi rugueuse que l'écorce d'un pin :
« Hola ! Que vois-je ? Voilà un temps que je n'avais point fait de nouvelles rencontres ! »
Si cette voix étonna fortement Boule de Neige, elle sentit instinctivement que ce chat ne leur voulait pas de mal et se détendit un peu. La femelle blanche se mit prudemment sur ses pattes et resta près de Topaze, observatrice.
Ce qui attira tout d'abord son regard sur l'arrivante fut ses cicatrices. Partout ! Du bout de son épaisse queue à son large museau, en passant par le bout de ses pattes massives et ses oreilles amochées, tout son corps semblait balafré, couturé de cicatrices aux formes diverses. Boule de Neige fut stupéfaite : cette chatte paraissait pourtant jeune et en pleine forme, qu'avait-elle bien pu subir ?
« Allons, ne soyez pas timides ! », fit la féline en s'avançant d'une démarche lourde, avant de comprendre que son geste ne faisait que plus peur aux jeunes femelles.
Elle s'assit donc sur son train arrière et poussa vers elles sa pièce de gibier fraîchement chassée.
« Vous êtes plus maigres que des tiges de roseau ! Mangez donc ça ! » les invita-t-elle encore d'un air sympathique.
Boule de Neige lança un regard qu'elle voulait discret à sa sœur – bien qu'il n'échappa pas à la femelle – : Topaze eut l'air incertaine mais se retourna tout de même, et marcha en direction du petit rongeur qui gisait sur le sol.
Leur appétit prit immédiatement le dessus, et bientôt, les jeunes chattes dévoraient le campagnol, mortes de faim après presque deux jours sans manger.
Voyant que ses deux frêles femelles avaient besoin de bien plus que cette ridicule proie, la chasseuse partit un petit moment et revint avec deux souris et une mésange dans la gueule. Geste que Boule de Neige et Topaze apprécièrent énormément, goûtant enfin à du gibier sauvage tout en se remplissant l'estomac.
Leur sauveuse se mit elle aussi à manger, mais très peu, pour leur laisser un maximum de nourriture. Elles restèrent un moment dans le silence, savourant la chair tendre et fragile des petits mammifères de la forêt.
« Alors, dites-moi, quel bon vent vous amène ? fit enfin la robuste chatte en se léchant les babines pour se débarrasser de quelques plumes. Quoique vu votre état, je doute que ce soit un bon vent...
— On... On traverse juste la forêt », répondit Topaze entre deux bouchées.
Boule de Neige approuva timidement, mais capta le regard dubitatif de la femelle.
« Hm hm, fit celle-ci en penchant légèrement la tête sur le côté. Pourtant vous n'avez pas l'air de bien savoir où vous vous aventurez.
— En fait, on cherche un village, consentit vaguement Topaze.
— Je ne sais pas où se trouve ce-dit village, mais je peux bien vous conseiller d'aller à la ferme, plutôt ! déclara alors l'imposante féline en se redressant, imitée par ses cadettes qui venaient de finir leur succulent repas.
— Quelle ferme ? » interrogea Topaze, qui tendit soudainement l'oreille.
Boule de Neige ne savait pas trop s'il s'agissait d'une bonne idée de se rendre là-bas...
« Si vous suivez la trajectoire du soleil quand il se couche, expliqua la chatte brune avec un mouvement de tête indicateur, vous traverserez cette forêt pour arriver dans des champs. Et derrière ces champs, se trouve une ferme ! Je peux vous assurer que ses habitants sont très sympathiques, il y a des chats et beaucoup d'autres animaux ! »
Boule de Neige la remercia pour l'information d'un petit signe de la tête, remarquant cependant que Topaze paraissait plus joyeuse, tout à coup.
Cette ferme a l'air d'un chouette endroit, selon ses dires, mais il faut absolument qu'on retrouve le village d'abord. J'espère qu'on trouvera d'autres voyageurs comme elle qui en sauront plus...
La féline s'apprêta à repartir, leur disant simplement qu'elle devait y aller. Elles se séparèrent donc, mais avant de quitter la clairière, Topaze se retourna vivement.
« Au fait ! On ne sait toujours pas comment tu t'appelles, s'écria la jeune chatte au poil mi-long.
— Je me prénomme... commença l'intéressée de sa voix masculine – que Boule de Neige trouva un brin nostalgique sur le moment. Vous pouvez m'appeler... Anémone, reprit-elle avec un imperceptible sourire.
— Alors ravie de t'avoir rencontrée, Anémone ! », s'exclama Topaze.
Elles ne manquèrent pas de lui faire connaître leur nom à elles, puis, les adieux expédiés, toutes trois se séparèrent pour de bon.
Quelques instants après avoir quitté Anémone, les jeunes femelles blanches marchaient dans la forêt, quand Topaze s'écria soudainement :
« C'est trop cool ! On peut passer par cette ferme pour faire une pause ! En plus, elle a dit qu'il y avait des chats, ils pourront sûrement nous dire où est le village ! »
Boule de Neige resta interdite. Oui, mais... Ce serait bien de rentrer le plus vite possible au village... Enfin si Topaze pense que la ferme est un meilleur plan... Je n'en sais rien...
« Comment ça ?... bredouilla la jeune femelle, déboussolée. On avait bien dit qu'on allait retrouver le village, non ?
— Boule de Neige, s'il te plaît... Cette ferme est trop bien, il faut absolument y aller ! On ne peut pas tourner en rond pour l'éternité ! »
Au fond d'elle-même, sa sœur savait que ce n'était pas faux. Mais elle demeurait perturbée, fixée sur le village. C'est impossible ! Tous ces changements, d'un coup, devenaient trop brutaux pour elle. Déjà qu'accepter le fait d'avoir été abandonnée lui était difficile, alors admettre que retrouver leur cher village s'avérait mission impossible... C'était au-delà de ces capacités. Oh, et puis comment on s'est fourrées dans un tel pétrin ? Elle désespérait. Impossible ! Ce mot lui revenait toujours en tête.
Finalement, Topaze réussit à convaincre sa sœur. Tous ces événements avaient eu raison de la chatte à la longue fourrure immaculée.
Elles reprirent brièvement leur chemin, vers le soleil couchant donc ; mais elles durent vite s'arrêter, le soleil ne tardant pas à sombrer derrière les arbres. Lorsqu'elles s'endormirent enfin, la forêt était plongée dans l'obscurité.
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