~ 𝐂𝐡𝐚𝐩𝐢𝐭𝐫𝐞 𝟐 ~


Deux tâches blanches se distinguaient au milieu de l'agitation, se détachant sur l'herbe du jardin. Les gros rochers brillants stationnés non loin dégageaient une odeur fétide, ce qui les fit reculer un peu.

Boule de Neige et Topaze ne savaient quoi faire, jusqu'à ce qu'elles entendent un cri : c'était un de leurs maisonniers qui les appelait ! Ces mots, les seuls qu'elles connaissaient, quel soulagement de les entendre ! Enfin quelque chose de familier...

Boule de Neige chercha d'où venait les paroles. Soudain, elle sentit une patte dénudée de poils la soulever. Elle n'eût pas le temps de réagir qu'elle se retrouvait déjà dans les grands bras du maisonnier. Cela la surprit, puis elle vit Topaze être portée par un autre, derrière. Ils se dirigeaient à grandes enjambées vers leur rocher brillant de compagnie. La jeune chatte aperçut sa sœur qui commençait à se débattre pour descendre, puis, sans manières, elle se fit enfermer dans une boîte.

Juste après, ce fut au tour de Topaze de la rejoindre. Elle avait ébouriffé son poil si bien qu'elle ressemblait à Touffe. Mais sa sœur au long pelage remarqua qu'elle tremblait, aussi. Nerveuse, elle se mit à tourner autour de Boule de Neige dans l'espace réduit.

Cette dernière se rappela alors de ce que Cannelle leur avait raconté, un jour : quand un chat va avoir ses six cycles lunaires, ses maisonniers l'emmènent chez un autre spécimen de leur espèce, bien plus terrifiant, qui vous observe dans les moindres recoins. Et des fois, c'était encore moins drôle...

Les deux sœurs se regardèrent et comprirent instinctivement qu'elles pensaient à la même chose. Topaze affichait un air sceptique, mais Boule de Neige, au fond d'elle-même, voulait y croire.

Devait y croire.

Elle avait trop peur.

Elles reprirent conscience en sursaut. Le rocher brillant dans lequel elles se trouvaient s'était mis à vibrer. Jetant un œil par une mince ouverture pratiquée sur un côté, les jumelles constatèrent que le gigantesque que Boule de Neige avait "insulté" était déjà parti.

À son tour, le rocher brillant de compagnie démarra en trombe et s'engagea sur la bande noire.

Quelques minutes plus tard, ils étaient lancés à pleine vitesse sur une bande noire traversant une forêt. Depuis qu'elles avaient quitté le village, Topaze n'arrêtait pas de tourner en rond, sa queue tressautant par moments.

Soudain, le rocher brillant freina brusquement et prit un virage serré. Il bifurqua sur un petit chemin de terre tout cabossé. Les sœurs se marchaient dessus à chaque soubresaut au fur et à mesure qu'il s'enfonçait dans les bois.

Enfin, le rocher brillant s'arrêta.

Boule de Neige lança un regard interrogateur à sa sœur. Où étaient-ils ? En tout cas, elle ne pouvait plus espérer aller chez l'étrange observateur de chat.

Perdues comme elles l'étaient, elles ne virent ni n'entendirent leurs maisonniers approcher. Ils sortirent la boîte du rocher brillant, sans ménagement ; puis ils l'ouvrirent dans un geste brusque. Méfiantes, les deux petites chattes reculèrent : mais ils penchèrent la boîte jusqu'à ce que son contenu tombe.

Ainsi, elles s'écrasèrent toutes deux sur le sol dur et sec. Boule de Neige y resta, sonnée.

Ce ne sont pas des manières !

Bien que cette pensée outrée ne fut entendue par personne, il s'avérait que Topaze éprouvait le même sentiment : s'étant relevée rapidement, elle tremblait à présent de rage, ou bien d'effroi. Lasse, sa sœur fit de même.

Que peut bien valoir notre vie maintenant ?

« Oh non ! », s'exclama Topaze en s'élançant soudainement.

Boule de Neige releva la tête, interloquée. Le rocher brillant commençait à partir ! Sans elles !

« Mais viens ! Il faut le rattraper ! »

Elles lui coururent après comme si leur vie en dépendait – après tout, c'était le cas... Il s'agissait de leur seule chance de retourner chez elles.

Mais elles eurent à peine le temps d'apercevoir le visage d'un petit, apeuré et collé à la paroi du rocher, avant d'atteindre la grande bande noire.

Le rocher brillant s'y engagea, les laissant plantées là, dévastées.

Abandonnées.

Boule de Neige s'effondra, épuisée, à la fois par sa course effrénée derrière leur seul espoir, et à la fois justement d'avoir perdu cet espoir. Parti. Envolé. Comme ça, en un instant...

Comment ?

Par quel malheur ?

Comment, en une matinée seulement, comment toute une vie avait-elle pu basculer de la sorte ?

Boule de Neige restait figée, les yeux grands ouverts, abasourdie par ce qu'il venait de lui arriver, ne sachant comment réagir. Que feriez-vous, vous, si des êtres auxquels vous faisiez entièrement confiance vous lâchaient du jour au lendemain, alors que votre vie s'apparentait presque à un rêve ?

Boule de Neige ferma les yeux. Elle n'en revenait toujours pas. Plus de bol de nourriture, ni de gamelle d'eau ? Plus d'escapades matinales pour aller voir Touffe ? Plus de jeux avec nos amis du village ? Plus...

Plus de foyer ?...

Abandonnées. Elles étaient abandonnées... Vraiment ?...

Cette fois, c'en était trop. Que faire ? Un immense désespoir envahit la jeune chatte blanche. Son esprit lui hurlait de partir chercher un endroit où habiter, cependant son corps, lui, la suppliait de se reposer...

Que penser, que faire, que dire ? Ce sentiment affreux, cet horrible événement que Boule de Neige n'aurait jamais imaginé vivre et qui pourtant, s'était bien réellement passé. Impossible. Il n'existait aucun mot pour décrire ce mal, qui au fond du cœur de la jeune femelle allongée, détruisait tout. Sa confiance, changée en souffrance ; sa vie, transformée en un avenir fort incertain ; et ses souvenirs qui la narguaient, car ils paraissaient à présent si lointains !...

Soudain, la réalité de la situation prit Boule de Neige à la gorge. Elle avait une vie à mener, un foyer à trouver, et surtout une sœur avec elle. Une merveilleuse sœur, que le destin avait bien voulu lui laisser, contrairement au reste.

Elle tressaillit.

Ça ne sert à rien de rester là.

La chatte ouvrit ses yeux vairons et se releva, lentement mais sûrement. Sa sœur était assise près du fossé, non loin, le regard tourné vers l'horizon. Il sembla à Boule de Neige qu'elle préparait un plan, au vu de son air absorbé...

« Boule de Neige ! Il faut retourner au village ! On n'a qu'à rembourser chemin, en suivant la bande noire, s'écria Topaze en se levant vivement. Et après, on pourra vivre chez Cannelle et Amandine par exemple ! Ou chez Touffe, mais bon... Enfin on pourrait lui tenir compagnie... Bref, on y va ? »

Boule de Neige resta sans voix. Peut-être sa sœur avait-elle trop d'ambition...

Était-ce vraiment possible de revenir chez elles ?

Elle voulait le croire.

Mais pas encore être victime d'un faux espoir.

« Boule de Neige ? Allez ! Qu'est-ce qu'on pourrait faire d'autre, de toute façon ? À part bouger d'ici ? »

Topaze trépignait, mais sa sœur hésita, lasse. Comment peut-on avoir de l'énergie quand on vient de subir un choc pareil ? pensa Boule de Neige, interdite.

Topaze, elle, n'avait pas la même vision des choses.

« Allez, ne fais pas la tête ! On est bien capables de se débrouiller sans ces idiots de maisonniers, s'écria-t-elle avec enthousiasme. Il va falloir réveiller nos instincts de chattes sauvages ! »

Puis, poussant du bout du museau sa sœur qui s'était rassise, accablée, elle ajouta :

« Ce sera une aventure, tu verras ! Ça va être drôle ! »

Boule de Neige se releva finalement : sa sœur avait réussi, comme toujours. Topaze paraissait toujours parfaitement sereine et sûre d'elle, et elle, au moins, ne perdait pas espoir... Ainsi sa sœur au poil plus long estima qu'elle avait raison. Elle l'admirait tant !

Bien que soupirant un peu, Boule de Neige accepta donc de marcher jusqu'à ce qu'elles retrouvent le village.

*

Un long moment s'était déjà écoulé depuis la décision des jeunes chattes. À présent, le soleil était à son zénith. Épuisées, elles avaient fait halte dans l'herbe du bas-côté. Après plusieurs confusions, hésitations et interrogations sur le chemin à emprunter, elles avaient bien dû se rendre à l'évidence : elles ignoraient où se trouvait le village.

Pire : elles ignoraient où elles se trouvaient elles-mêmes !

De plus, la faim se faisait sentir...

Au bord de l'explosion, Topaze murmura, essoufflée :

« Pardon. C'était peut-être une mauvaise idée...

— Donc... On fait comment maintenant ?... fit faiblement Boule de Neige qui elle non plus n'avait plus de souffle.

— Je sais pas... »

Topaze avait baissé la tête : peut-être un signe de culpabilité...

Ces paroles achevèrent de décourager Boule de Neige. Perdue, abandonnée de surcroît par sa volonté et ses forces, elle se laissa, encore une fois, tomber dans le fossé. Il était vrai que la situation avait tout pour être déprimante...

« J'imagine que rien ne sera plus jamais comme avant..., pensa-t-elle tout haut.

– Il faut voir le bon côté : qui a dit que ce serait moins bien ? On a là une véritable opportunité de devenir indépendantes, fit Topaze avec un air assuré, son optimisme vite regagné.

— Tu oublies qu'on ne sait ni chasser, ni reconnaître où nous sommes, puisqu'on ne connaît rien par ici. Tu veux dire qu'on va errer jusqu'à trouver un endroit qui nous est familier ?

— Peut-être... Je ne vois pas d'autre solution, pour l'instant. »

Boule de Neige dût admettre qu'elle non plus. Elle ne voulait pas rester sur le bord de la bande noire et ondulant sous les pattes monstrueuses des rochers : de toute façon, vu leur vitesse, ils ne les verraient même pas.

« Bon... Alors j'ai une idée, fit Boule de Neige, pensive. Pour ne pas refaire l'erreur de ce matin, on pourrait passer par les chemins en terre tout cabossés, au lieu de la bande noire des rochers brillants. On serait dans la forêt en plus... »

Topaze parut hésiter, puis hocha lentement la tête.

« Ça va être long, dit Boule de Neige, dans les nuages, se parlant presque à elle-même. Que nous arrivera-t-il si ça dure trop longtemps ? Est-ce qu'on trouvera à manger, et à boire ?... »

Elle ne savait quoi en penser. C'était trop brutal, jamais personne n'aurait pu prévoir tel événement ! Cela faisait trop de choses à la fois. Il fallait avant tout assurer leur survie, puisque telle était la question à présent...

Boule de Neige se mit sur ses quatre pattes, prête à repartir. Mais sa sœur la retint :

« Attends ! Avant de remarcher, on oublie le plus important... »

Et aussitôt, elle s'allongea à l'ombre d'un petit chêne.

Boule de Neige comprit presque immédiatement l'intention de sa sœur. Elle prit place à côté d'elle, ne se refusant pas une petite sieste. Bientôt, un sommeil léger ralentit leurs souffles.

**

« Plouf ! »

Le petit poisson avait encore filé entre les griffes de Topaze. Boule de Neige observait la scène d'un œil suspicieux : pas sûr qu'elles pourraient goûter à ça ce soir.

« Décidément, soupira sa sœur, je ne suis pas faite pour la pêche ! Mais je vais m'entraîner ! »

Dès que leur sieste au pied de l'arbre avait été finie, les jeunes chattes avaient repris leur périple, cette fois-ci dans la forêt comme prévu.

Les sons et les odeurs y étaient bien moins écœurants – contrairement aux relents secs et amers de la bande noire –, comme au bord de ce petit ruisseau qui courait entre les pierres et les troncs moussus. Des poissons d'eau douce y nageaient, seuls à franchir les minuscules cascades tourbillonnantes et brumeuses.

Boule de Neige se surprit à penser que l'endroit était magnifique. Ce n'était pas faux, mais la crainte la titillait.

C'est étrangement calme.

Qui sait, ce lieu est peut-être dangereux !

La jeune femelle restait sur ses gardes, bien qu'elle soit extrêmement fatiguée. Elle restait assise sur la pierre fraîche, tandis que son regard scrutait les environs, s'attardant entre autres sur l'écorce rugueuse de chênes blancs.

Les lichens, d'un vert pâle, voire jaunâtre à certains endroits, s'accrochaient et demeuraient sur leurs troncs comme le lierre qui concurrençait également, grimpant le long de ces archaïques structures de bois. Certaines autres, encore jeunes et frêles, n'étaient point encore envahies.

Ainsi ces arbres, ployés par leurs décennies d'existence, étendaient leurs grandes ombres sur le sol accidenté. Voyant cela, Boule de Neige se rendit compte que le soleil déclinait : enfin !

« On peut passer la nuit ici ! s'écria Topaze après encore quelques tentatives ratées. C'est parfait, non ? »

Sa sœur, en guise de réponse, descendit de son rocher et s'avança jusqu'au bord du cours d'eau. Il était vrai, lui semblait-il, que cela faisait une éternité qu'elles parcouraient les sentiers de cette forêt de chênes. Un peu de repos (bien mérité) ne leur ferait pas de mal...

Elle se pencha et bût quelques gorgées de cette eau claire : des souvenirs – car oui, c'en était à présent ! – se mirent à défiler dans sa tête. Elle se remémora la gamelle qu'elles avaient chez... non, pas chez elles... dans leur ancien foyer. Le liquide qu'elle contenait était souvent tiède, au goût métallique qui restait sur la langue. Mais elle y était habituée... Cependant ici, l'eau était vive, pure, naturelle. Boule de Neige s'en délecta.

Topaze se mit alors à fouiller entre les cailloux et les racines des arbres :

« Tu viens ? Il nous faut un nid douillet ! Je sens qu'on va dormir comme des souches... »

Elles usèrent leurs dernières forces pour se constituer un nid, composé de plumes, de feuilles souples et de mousse bien qu'elle soit sèche. Ce fut plutôt rapide : au moment même où le soleil les baignait de ses derniers rayons, les jeunes chattes se blottissaient dans leur nid de fortune.

C'était une journée...épuisante... pensa Boule de Neige en s'assoupissant. Elle sombra : la fatigue avait eu raison d'elle.

Tout n'est qu'un cauchemar...








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