~ 𝐏𝐫𝐨𝐥𝐨𝐠𝐮𝐞 ~
Des nuages s'amoncelaient à l'horizon, tandis que le ciel se teintait des couleurs du crépuscule. Le vent se levait, et bientôt, les arbres furent balayés par les bourrasques. Les cris des oiseaux laissèrent place aux bruissements des feuillages, et la forêt fut plongée dans le silence.
Une chatte au pelage écaille et blanc se faufilait dans les broussailles, suivie de trois silhouettes plus petites. Elle tenait dans sa gueule un écureuil, et juste derrière elle, un jeune mâle brun tigré portait un campagnol.
« On est bientôt arrivés ? demanda une femelle au milieu de la file.
— C'est vrai ça, il fait déjà noir ! » renchérit le petit dernier.
Leur mère se retourna un instant et les rassura :
« Mais oui, regardez ! On est arrivés à la tanière ! »
À ces mots, les jeunes félins s'élancèrent entre les arbres, toute fatigue envolée. Les feuillus et les pins laissèrent place à une petite clairière. Au centre, se dressait un rocher haut comme deux chats.
Le dernier, un petit brun tigré au ventre jaune comme le sable, dépassa son frère et sa sœur puis lança :
« Je suis le plus rapide, j'y serai en premier ! »
Joueurs, ils s'engouffrèrent vite dans un passage souterrain, au pied du roc.
Leur entrain contrastait avec la peur croissante qui émanait de leur mère. Celle-ci posa sa proie, sauta sur le promontoire rocheux et parcourut les environs du regard. Le ciel, gris cendre à présent, lui faisait l'effet d'une vague prête à s'abattre à tout moment sur sa tête.
Si la foudre se met à tomber avant la pluie...
La chatte inspira un bon coup l'air du soir. Elle avait la gorge nouée.
Non. Mieux vaut ne pas y penser.
Mais ces grands pins qui déchiraient le ciel de leurs branches acérées, et ce silence oppressant... L'atmosphère était trop étrange. Les poils de sa nuque se hérissèrent et elle dut lutter pour ne pas paniquer. Son premier réflexe était de vouloir se précipiter pour protéger ses petits.
Je dois rester calme. Il ne faudrait pas qu'ils paniquent, eux aussi. En plus, ils sont assez grands pour se débrouiller sans moi maintenant...
À ce moment-là, les intéressés sortirent de la tanière.
« Mimosa ? Tu ne rentres pas manger avec nous ? » s'étonna le chat brun tigré.
Elle descendit de son perchoir.
Soudain, un flash de lumière apparut dans la nuit noire.
Suivi d'un bruit assourdissant.
« C'était quoi ? voulu savoir la jeune femelle, au pelage écaille identique à sa mère. On aurait dit que le ciel rugissait ! »
Le mâle brun tigré s'apprêta à prendre l'écureuil pour l'emmener à l'intérieur, mais Mimosa le retint.
« Laisse-le ici, Montagne. Nous allons passer la nuit sur la berge de la rivière. »
Le robuste félin et sa sœur parurent surpris. Mais le cadet s'écria :
« Trop bien ! On va dormir avec les poissons ! »
Son enthousiasme aurait fait sourire Mimosa si une odeur de brûlé ne s'était pas faite sentir... L'air se réchauffa, apportant des relents secs de fumée.
Non ! Pas ça !
Sans prendre le temps de donner le signal du départ, elle se mit à courir en direction de la rivière. Ses petits la rattrapèrent bientôt. Son fils cadet se plaça à côté d'elle et sa mère put constater son talent naturel pour la course. Sa carrure élancée et finement taillée, son pelage court et lisse... Tout le prédestinait à être un merveilleux chasseur.
Pas étonnant que la proie qu'il attrape le plus souvent soit un lapin !
Perdue dans ses réflexions, Mimosa faillit percuter un arbre de plein fouet. Elle se concentra donc sur ses pattes, qui avançaient à un rythme régulier et rassurant.
Soudain, un cri retentit à l'arrière de la procession. Les deux chats en tête cessèrent leur course effrénée pour voir une silhouette accourir vers eux. La jeune chatte écaille, essoufflée, s'arrêta net et tenta d'expliquer :
« C'est... C'est Montagne !... Il s'est empêtré dans une racine... Il ne peut plus courir !... Je... Je pense que sa patte est tordue... »
Mimosa réfléchit à toute vitesse. La foudre pouvait à tout moment frapper un arbre qui s'abattrait sur son fils... Non ! Pas le temps de penser aux scénarios catastrophes. Elle devait aller aider Montagne tant que c'était encore possible.
« Allez-y. Courez sans vous arrêter jusqu'à la rivière et restez-y. Je vous y rejoindrai plus tard avec votre frère. »
Enfin, je l'espère...
« Mais... » protestèrent les jeunes chats.
Mimosa les regarda, tour à tour, son impénétrable regard couleur citron fixé dans leurs yeux angoissés :
« Retenez bien ceci, mes petites graines. Vous êtes jeunes et pleins d'avenir, ne laissez rien ni personne vous gâcher la vie. »
Puis Mimosa contourna sa fille, médusée tout comme son frère, et s'élança. Elle constata rapidement que la grisaille au-dessus d'elle n'était pas le ciel mais bien de la fumée. L'appréhension, la peur, l'angoisse, lui serrèrent le ventre tel un étau invisible.
Un incendie !
Elle accéléra encore et encore jusqu'à voir son fils dans cet épais nuage de fumée.
L'air lui brûlait maintenant la gorge, ce qui la fit tousser. Néanmoins, elle s'approcha de Montagne sans tenir compte de la chaleur suffocante. Il était assis, une de ses pattes avant coincée dans un enchevêtrement de racines noueuses.
Son regard passa de la peur au soulagement quand il aperçut sa sauveuse ; il voulut en vain lui parler, et s'étouffa à la place. Mimosa, elle, essayait déjà de débloquer sa patte, mais elle était bien enfoncée dans le trou.
Montagne se retint de gémir de douleur quand elle tira très fort. Mais sa mère ne se démonta pas et continua, sachant que c'était leur seule chance d'en sortir vivants. Elle sentait déjà les flammes consumant les arbres, quelques longueurs de queue derrière eux.
Montagne poussa un râle. Mimosa avait réussi ! Il posa sa patte fraîchement libérée sur le sol mais un éclair de douleur fulgurant le traversa tout entier et il la retira aussitôt. Mimosa comprit instinctivement que sa patte était cassée. Elle essaya de le soutenir en se collant à son épaule, tandis qu'il avançait en claudicant.
Tout à coup, ils entendirent une série de craquements, de plus en plus forts... Un arbre embrasé menaçait de leur tomber dessus !
Mimosa paniqua, poussa Montagne en avant. Juste avant qu'elle ne s'effondre au sol, les hanches coincées sous un pin – qui par ailleurs avait manqué de l'assommer. Des épines lui rentrèrent dans les pattes arrière et le dos, lui arrachant un cri de douleur.
Elle entendit Montagne qui s'agitait, paniqué, encerclé par les flammes.
Quand elle croisa son regard pour la dernière fois, elle vit crainte et culpabilité dans ses grands yeux bleus.
Tu n'as pas à te sentir coupable, aurait-elle voulu lui dire. Ce n'est pas de ta faute ! J'espère juste que les autres sont à l'abri...
Ses yeux se voilèrent.
Elle sentait sa fourrure brûler au contact du feu ardent. Mais cela ne lui faisait plus aucun effet. Elle ne bougeait plus, et bientôt, cessa de respirer.
C'est donc ça, mourir ? Mais où vais-je aller, à présent ?
Si ce que l'on dit est vrai, je devrais rejoindre les étoiles...
Après un long moment, qui lui parut être une éternité, une voix caverneuse résonna dans son oreille :
« Lève-toi. Tu ne risques plus rien, à présent. »
Comme guidée et rassurée par cette voix à la fois douce et profonde, elle se mit debout. Mais... Comment se fait-il...? Je suis toujours vivante ? Puis elle regarda ses pattes : elles étaient légères comme des plumes, et à son grand étonnement, elles scintillaient !
Elle leva la tête et constata qu'elle était dans une forêt qu'elle n'avait encore jamais vue. Tout était différent : les odeurs de gibier, alléchantes, avaient remplacé celle de cette horrible fumée ; le sol dur couvert de feuilles sèches et d'aiguilles piquantes avait laissé place à de l'herbe tendre et parfumée. Les arbres arboraient leur plus beau feuillage et une fine rosée flottait dans l'air. Tout paraît si frais ici ! Elle s'avança au bord d'une mare et se regarda dans l'eau limpide : son pelage n'avait pas la moindre trace de brûlure, ses yeux quant à eux étaient de nouveau brillants.
Elle admirait sa fourrure étincelante quand un autre reflet se dessina dans la mare :
« Bienvenue dans le Clan Céleste, Mimosa. »
Elle se retourna brusquement et vit un grand chat assis à côté d'elle, de profil. Son regard, tourné vers le lointain, semblait indéchirable, mais il dégageait une aura apaisante.
Un esprit !
Il paraissait tellement vieux que son ancien pelage avait disparu, la poussière d'étoile l'ayant remplacé.
Même si je viens juste de le rencontrer, il m'inspire déjà un profond respect... Était-ce lui, qui m'a amené ici ? Et quel est-ce "Clan Céleste" dont il me parle ?
« Je sais pouvoir répondre à toutes tes questions, et je sais également que tu en as. »
Mimosa sursauta. L'ancien s'était retourné, et à présent, elle pouvait voir son regard bleuté plonger dans le sien, vieux mais éclatant. À nouveau, elle sentit sa sagesse se déverser en elle tel un torrent de montagne. Elle se décida alors :
« Où sommes-nous ? Qui êtes-vous ? Et comment se fait-il qu'il y est un... Une autre vie après ? Je croyais que ce n'était que des contes... »
Le grand chat sourit.
« Bien. Tu as donc ce genre d'interrogations. Mais avant cela, saches que ton fils t'attend.
— Comment ? Il est toujours dans la forêt ? »
Il acquiesça.
« Regarde sous tes pattes et laisse-toi guider par ton cœur. »
Sur ce, il partit vers la forêt d'un pas léger et assuré.
Laisse-toi guider par ton cœur... Mimosa regarda le sol et fut stupéfaite : le magnifique paysage se dérobait sous ses pattes et elle se retrouva dans son ancien monde. Il lui fallut un moment pour comprendre qu'elle se trouvait au pied d'une cascade. Près d'elle, un rosier aux fleurs couleur de lune parfumait l'espace. En s'apercevant dans l'eau, elle comprit qu'elle avait gardé son apparence lumineuse. Un bassin s'était formé au pied de la chute ; on aurait dit que la lune se baignait dedans, à cause de son reflet argenté. Mais où est Montagne ? Il doit être loin, nous ne sommes jamais allés jusqu'ici ! Elle se demanda pourquoi l'ancêtre sage ne lui avait rien dit, puis se sermonna intérieurement. Bien sûr ! Que je suis bête ! L'incendie va me montrer le chemin, je n'ai qu'à descendre la vallée !
Elle se mit à galoper vers la forêt, toutes questions envolées. Elle fut surprise par sa toute nouvelle habilité à courir ; elle allait certainement plus vite que son fils cadet lui-même ! Elle atteignit leur ancien territoire plus rapidement que n'importe quel oiseau de proie ! Ses pattes touchaient à peine le sol, et elle slalomait entre les arbres comme si elle s'était entraînée toute sa vie. Elle avait la sensation de voler !
Elle retrouva tout aussi rapidement l'endroit où elle avait vu Montagne pour la dernière fois. Elle le chercha, en vain. Revenant vers l'arbre qui l'avait écrasée, la chatte étoilée fut peinée de voir son ancien corps réduit en un tas de cendres.
J'aurais voulu le voir de l'extérieur, se dit-elle. Mimosa ne s'attarda pas et fouilla le moindre recoin à la recherche de son fils aîné. Oh non ! S'il ne peut pas aller dans le monde des morts, il deviendra sûrement une âme errante...
Elle y mit toute son énergie avant de se rendre compte qu'elle n'avait pas cherché... Dans la tanière !
Elle arriva devant le rocher en un éclair. Oui ! L'odeur de Montagne ! Il est là ! La mère soulagée se précipita à l'intérieur du terrier. Elle découvrit par ailleurs une nouvelle particularité de ce corps scintillant : pas besoin d'attendre pour s'habituer à l'obscurité ! Elle vit donc immédiatement l'état déplorable de son fils ; sa fourrure était brûlée de tous côtés, ses yeux, fermés et sa respiration, sifflante. Je suis venue à temps... Néanmoins, il a dû beaucoup souffrir... Heureusement, c'est le plus robuste de mes chatons. Mimosa s'avança et toucha le blessé du bout de son museau étoilé. Il frémit à ce contact. En lui murmurant des mots apaisants, sa mère l'incita à se laisser emporter par le courant des étoiles.
Laisse-toi guider par ton cœur...
Quelques instants plus tard, une silhouette en tous points semblable à celle de son fils défunt s'éleva dans l'air. Parsemée de milliers de petites poussières d'étoiles, elle semblait jeune et douce. Mimosa ronronna et cligna des yeux, émerveillée. Son fils la pressa :
« On devrait aller quelque part, non ?
— Tu as raison. Allons-y. »
Mais avant qu'elle puisse faire le moindre pas, le paysage changea tout à coup et ils se retrouvèrent parmi les étoiles. Montagne, émerveillé, ne bougea pas d'une griffe quand l'ancêtre qui avait emmené Mimosa se présenta :
« Bienvenue à toi, jeune chat. Je suis Rose des Vents, un membre du Clan Céleste. Vous en faites à présent partie. Ce territoire est le vôtre, et le ciel sera votre demeure jusqu'à la nuit des temps. Puissiez-vous être heureux en ces lieux. »
Puis il se leva et ajouta :
« La nuit, lorsque le ciel est noir de jais, les anciens peuvent voir la vie d'en bas, tout comme les vivants peuvent voir les étoiles. »
Cette nuit, la seule chose à voir semblait être l'incendie, qui brûlait à présent toute une rive et un versant de la montagne. Mais cette mère et son fils voyaient une toute autre chose : les deux jeunes chats qui dormaient dans les bois, par-delà la rivière, en toute sécurité.
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