~ 𝐂𝐡𝐚𝐩𝐢𝐭𝐫𝐞 𝟒 ~


Boule de Neige se prélassait au soleil, devant la tanière – découverte la veille – où elles avaient passé la nuit.

Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis qu'elles avaient changé de destination : la ferme. Mais leur situation, précaire, ressemblait beaucoup à celle des chats qu'elles croisaient : des voyageurs, des chats errants, ou des solitaires, comme Anémone. À la différence près qu'eux, au moins, étaient indépendants et habitués à la vie sauvage. En effet, les jeunes femelles avaient dû les observer pour tenter d'apprendre à chasser ; fort heureusement, de sympathiques chats leur proposaient parfois de manger avec eux. Sans cela, Boule de Neige dût admettre qu'elles n'auraient pas survécu.

Mais si certains chats s'étaient montrés amicaux, d'autres semblaient au contraire plutôt... hostiles. L'un d'eux en particulier avait marqué Boule de Neige. C'était peu après qu'elles aient rencontré Anémone, quelques jours auparavant donc. La jeune chatte, distraite, se remémora ce moment...

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Les jeunes chattes blanches marchaient tranquillement dans la forêt, tantôt bavardant, tantôt regardant autour d'elles en silence. La forêt fourmillait d'activités, les petits animaux sortis de leurs terriers s'animaient : on entendait leurs gargouillis et les chants mélodieux des oiseaux emplissaient l'espace.

Soudain, elles aperçurent une queue, rousse et touffue comme un écureuil, qui dépassait d'un buisson. Puis un léger bruissement leur parvint, et avant même qu'elles ne comprennent ce qu'il se passait, le félin roux foncé se relevait, victorieux, sa proie dans la gueule.

Il les vit instantanément et se retourna, en chasseur pris sur le fait. Sa souris dodue pendant mollement dans la mâchoire, le chat lorgnait à présent les deux jeunes chattes, qui se firent toutes petites, impressionnées par cette aura. Son regard lançait des éclairs. L'agacement de s'être fait remarquer ? Boule de Neige n'en saurais rien : cela ne dura qu'une fraction de seconde et il disparut, aussi vite qu'il avait tué le rongeur.

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La vision de cette queue rousse qui s'engouffrait dans les fourrés resta longtemps dans l'esprit de Boule de Neige, jusqu'à ce qu'elle fut extirpée de ses pensées par sa sœur excitée :

« Regarde ! Boule de Neige, regarde !

— Hein ? De quoi ? »

Encore un peu dans les nuages, elle entendit sa sœur, qui avait l'air émerveillé, s'écrier :

« On est arrivées aux champs ! Franchement, je m'y attendais pas ! C'est plus grand que tous les jardins du village réunis c'est sûr ! Et ces oiseaux, ce ciel... C'est trop magnifique !

— Oui... », fit Boule de Neige, distraite.

Elle chassa tous ses souvenirs du village, ressurgis dès lors que Topaze l'avait évoqué.

C'est alors qu'elle remarqua ces grandes étendues d'or, le blé ondulant sous la brise qui se levait, ce grand ciel bleu où flottaient des nuages solitaires, ces herbes rendues sèches par ce soleil de plomb qui les frappait de plein fouet. Mais ce qui attira le plus son regard, ce fut les fleurs.

Non, pas ces fleurs trop parfaites, presque artificielles, qu'elle voyait dans les jardins du village – arrosées en permanence, aux odeurs beaucoup trop fortes. Non ! Celles-là étaient sauvages, elles étaient vraiment belles !

Devant ses yeux étincelants de joie s'étalaient des bouquets de fleurs aux tons naturels, disséminés dans les herbes hautes, aux odeurs à la fois douces et puissantes...

Une idée soudaine la prit d'assaut : la femelle blanche examina les alentours, repéra un pissenlit en graines, le coinça entre ses fins crocs puis le coupa à l'aide de ses griffes. Elle prit bien garde de ne pas toucher la substance laiteuse qui s'échappait de la tige ainsi sectionnée.

Enfin, elle se retourna vivement vers sa sœur, le regard pétillant, et lui cria :

« Souffle ! »

Topaze mit un temps à comprendre le message que sa sœur voulait lui faire passer, mais son regard s'illumina en la voyant pencher sa tête sur le côté. Le pissenlit, comme affolé, se mit à s'agiter dans le vent, qui caressait à présent leurs pelages blancs, tel un souffle d'air chaleureux. Boule de Neige pressa sa sœur : elle ne souhaitait pas vraiment un torticolis...

Enfin, Topaze prit une grande inspiration : d'un seul coup, elle souffla de toutes ses forces sur le pauvre pissenlit. Celui-ci lâcha ses graines, qui se mirent à voler en tous sens dans un ballet fantastique. Les sœurs, admirant la scène au début, entreprirent ensuite de jouer avec ces danseuses virevoltantes, les pourchassant dans les airs jusqu'à l'épuisement.

Ce fut un grand moment d'extase : à sa fin, Topaze admit que c'était Boule de Neige qui sautait le plus haut et le plus loin. Fatiguée mais fière, la femelle au poil long proposa une pause à l'ombre d'une haie de cyprès, qui séparait les champs en carrés d'or telle une barrière végétale.

Après cette pause, qui fut relativement courte pour une fois, elles visèrent leur but qui se dressait à présent à l'horizon : la ferme était proche !

Soudain, elle s'aperçut d'un changement de température : le crépuscule, enfin ! Au cours de ces journées passées à marcher, perdue dans ses pensées, Boule de Neige ne voyait pas le temps passer. Ainsi, chaque soir, elle savourait le plaisir de dormir, même à la belle étoile. La fraîcheur de la nuit contrastait avec la chaleur presque étouffante du jour.

« Bon... soupira Topaze en s'installant pour la nuit. On sera pas arrivées à la ferme aujourd'hui, dommage.

Boule de Neige se surprit à penser à ses anciens maîtres. Qu'est-ce qu'elle aurait aimé s'endormir dans leurs bras ! Mais de nouveau, elle se retrouva partagée...

Détester ses maîtres pour le mal qu'ils leur avaient fait ?... C'était pourtant une aventure qu'elle ne regrettait pas, pour l'instant. Elle avait même rencontré d'autres chats, peut-être des amis – ou du moins, des connaissances. Elle avait parcouru, avec sa sœur, des paysages magnifiques qu'elle n'aurait certainement même pas aperçus sinon. Cet... abandon... avait ses avantages, finalement.

Mais serait-elle prête à refaire confiance à d'autres maîtres, après cette trahison ? Serait-ce encore possible de vouloir profiter de ce confort de chatte domestique, dont elle avait tant envie ? Que de questions... Pour peu de réponses.

L'esprit fort tourmenté, Boule de Neige eut – et c'était rare – du mal à dormir.

Ce soir-là, son sommeil fut agité : elle rêva de cet étrange chat qu'elle et sa sœur avaient vu chasser.

Il avait cette même queue rousse et touffue – ce qui lui rappela un peu Touffe. Mais au lieu d'être à l'affût, guettant quelque proie... Il avançait vers elle, devenant de plus en plus grand. Lorsque Boule de Neige vit sa tête sortir de l'ombre... Elle fut déroutée.

Son regard était étrange. Pétillant. Du même vert que les bois sombres qui les entouraient... Et tout aussi inquiétants.

Elle s'aperçut vite que ses yeux, hélas, ne brillaient pas de malice... Ils traduisaient un sentiment de supériorité, de soif de vengeance, ou...

Non ! Un peu comme...

Une proie.

On aurait dit que pour lui, Boule de Neige était une proie !

Paniquant aux prises de ce rêve trop réaliste, la jeune chatte blanche, ne sachant trop que faire, resta figée, telle une pierre. Le terrifiant chat continuait d'avancer, lentement, comme s'il s'apprêtait à bondir le moment venu, avec toujours cette même expression étrange sur ses traits...

Bientôt, ses longues moustaches furent à un souffle du museau de sa « proie » : retenant sa respiration, celle-ci demeurait piégée. Incapable d'exécuter le moindre mouvement. Les pupilles noires du gigantesque félin s'étrécirent, menaçantes, et sa gueule s'entrouvrit, comme pour cracher quelque parole méprisante sur la jeune chatte terrifiée.

Cependant, se produisit un incompréhensible phénomène. Malgré sa proximité, la jeune femelle n'entendait aucun des mots qu'il sembla prononcer. La situation aurait pu être drôle... Si Boule de Neige ne sentait pas un souffle glacé caresser son pelage, et l'air vibrer autour d'elle... Elle frissonna.

Cependant, elle ne pût s'en étonner bien longtemps : sa vision se détériorait de plus en plus vite.

Puis, en l'espace de quelques battements de cœur, elle découvrit avec une stupéfaction grandissante deux chats aux pelages clairs, assis côte à côte derrière le félin roux, qui la regardaient sans rien faire !... Elle ne put que lire, brièvement, de la pitié dans leurs regards.

Elle se réveilla en sursaut, effarée.

C'était Touffe et Topaze !

*

Cette journée, bien qu'elle n'ait pas très agréablement commencé pour Boule de Neige, s'avérait bien plus éprouvante que d'habitude. En effet, dès le petit matin, prenant leur courage à deux pattes, les sœurs aux yeux vairons s'étaient mises en chemin vers la ferme. Mais ces champs leur réservaient bien des surprises...

En traversant une haie sur les pas de sa sœur, Topaze trébucha et tomba soudainement sur Boule de Neige. Celle-ci, en voulant se rattraper, tendit ses pattes vers l'avant... Et elles raclèrent malheureusement des pierres tranchantes qui dépassaient du sol. Conséquence : elle eut de sacrées écorchures aux coussinets. Pour les soigner, Topaze voulut trouver des toiles d'araignée, comme leur avait appris un solitaire. Ainsi Boule de Neige put faire une petite sieste – dormir était son passe-temps, vous l'aurez compris, mais elle y voyait une merveilleuse occasion de rattraper son sommeil troublé de la nuit.

Quand elle revint, Topaze était fière de ses trouvailles mais avait récolté sans le vouloir une égratignure sur le bout du museau. « Les ronces ! » avait-elle ronchonné. Leurs blessures enfin pansées, elles reprirent leur chemin avec davantage de prudence.

L'obstacle suivant fut le plus improbable. Elles observaient, le plus discrètement possible, un oiseau dodu qui s'acharnait à déterrer un ver de terre, quand un insecte frôla Boule de Neige. Elle sursauta, surprise, alarmant l'oiseau par la même occasion. Paniqué, celui-ci s'empêtra les ailes dans le buisson sous lequel il se cachait, se cogna à une branche basse et s'en retrouva légèrement abruti... Topaze, saisissant l'occasion, bondit et l'acheva à l'aide de coups de pattes laborieux. Elles se regardèrent alors : cet étrange scénario leur avait au moins permis une petite pause casse-croûte !

Mais le manger ne fut pas une partie de plaisir... À cause d'une quantité impressionnante de mouches, monstrueusement énormes, qui les embêtaient. Si bien que les deux chattes, dépitées, résolurent d'abandonner l'oiseau à son sort et de poursuivre.

Après moultes aventures plus ou moins intéressantes, avec entre autres une attaque de mulots visiblement motivés, elles parvinrent au dernier champ à traverser.

Enfin !

Pour faciliter les choses, il paraissait être le plus vaste. Mais à peine avaient-elles franchi la grande barrière qui l'entourait que des bruits rauques et tonitruants se firent entendre. Des créatures blanches se mouvaient, massives, leurs grandes oreilles poilues se balançant au gré de leurs mouvements... Et elles fonçaient droit sur les jeunes chattes en faisant trembler le sol !

« Qu'est-ce que c'est que ça, encore ? »




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