9 ~ Astéria ☆

« Arrête, où cours-tu donc, le ciel est en toi. » — Angelius Silesius

A la seconde où Aleksi s'en va, je m'enfuis à mon tour. Les larmes qui ont coulé il y a quelques instants semblent s'être évaporées. Comme si la seule présence d'une personne me rendait plus humaine. Moi qui étais un mur m'étais craquelée. Pourtant, tout ce qu'ils m'avaient dit était habituel. Il n'y avait rien de neuf. Je m'y étais habituée. Alors pourquoi étais-je au bord des larmes ? Ils m'ont même moins rabaissée que d'habitude puisqu'Aleksi m'a défendue.

Aleksi... Ses mots tournent sans cesse dans mon esprit. Qu'est-ce que j'aurais dû lui dire ? Je ne le sais pas. Je n'ai pas besoin de me confier puisque je ne saurais pas quoi dire. Pourtant, le fait qu'il soit parti comme ça me blesse. Parce qu'il est le seul à avoir essayé de me connaître et à vouloir m'aider, bien que je ne voie pas en quoi j'ai besoin d'aide. J'aurais peut-être dû le rattraper.

Je pousse la porte d'entrée et m'engouffre à l'intérieur. Par chance, il n'y a personne et je peux monter dans ma chambre. C'est en déposant mon sac que je m'aperçois que mes mains tremblent. Je ressens quelque chose de sourd bouillir en moi, c'est comme si j'avais envie de détruire tout ce qui me passait sous la main. J'ai envie d'hurler à plein poumon contre ce monde que je n'ai pas choisi, ce monde que je n'aime pas.

Sans réfléchir, je m'empare de mes écouteurs et d'une feuille vierge, me mettant dans ma bulle. J'ai besoin de ça, j'ai besoin de me défouler. Et pour ça, je ne connais rien de mieux que de faire ce que j'aime, même si je vais peindre une toile abstraite. Même si ça n'aurait aucun sens pour les autres. Ça aurait tout son sens pour moi, et je crois qu'en cet instant, c'est tout ce qui compte. Ce n'est même pas de la colère, c'est plutôt du dépit. De la déception ? Du désespoir ? Du dépit. Juste du dépit.

~

Parfois, j'ai ce sentiment. Ce sentiment bizarre. Ce sentiment inexprimable que l'on ne ressent pas. C'est le vide. On ne sait pas pourquoi, mais on se sent aspiré très lentement, parcelle par parcelle, et c'est comme tomber dans un trou, un trou sans fin, avec une chute sans fin. En fait, on ne ressent rien des sentiments habituels. On n'est pas humain. Je ne suis pas humaine. C'est avec ce sentiment-là que je me réveille chaque matin et ce samedi ne fait pas exception.

Il faut de tout pour faire un monde. Des gens heureux. Des gens tristes. Je crois que je fais partie des gens qui sont et resteront irrémédiablement tristes. Quand je ne suis pas triste, je me sens perdue. Ça me paraît anormal. Comme s'il me manquait quelque chose. Alors, je commence à avoir peur et je laisse à nouveau toute la noirceur de mon âme s'exprimer. Et je me sens complète. Tristement complète.

Je me promène dans ma ville natale depuis une trentaine de minutes quand mes pas me guident jusqu'au parc où j'ai rencontré Aleksi la semaine dernière. Peut-être que je le verrai. Il m'a dit qu'il y allait tous les samedis. Je traverse l'allée aux dalles grises, et ne le voyant nulle part, je m'assois sur un banc. Je resserre l'écharpe autour de mon cou et sors de mon sac le manga que j'ai démarré il y a quelques jours. Au moins, je n'aurai pas tout perdu puisque j'ai enfin le temps de le finir.

Je repense à Aleksi. Je lui ai à peine parlé depuis lundi. Il a dû voir comment je suis et va sûrement passer son chemin. Je fais vraiment tout de travers. Je soupire et ne peut contrôler le bâillement qui ouvre ma mâchoire. Le sommeil se fait de plus en plus rare, de plus en plus difficile à trouver. Pourtant, dormir est bien ma seule échappatoire à toutes mes sombres pensées.

Je tourne une page de mon manga, songeant que j'aimerais bien vivre dans un livre. Quoique, je serais sûrement ce personnage misérable, méprisable, sans charme, auquel on ne s'attache pas, ce personnage dont les souffrances nous réjouissent tant il les mérite.

« Tu lis un manga ?

Je sursaute. La voix d'Aleksi me tire de ma rêverie.

— Oui, je réponds, j'adore en lire !

— Je ne savais pas, déclare-t-il en s'asseyant à côté de moi. Décidément, chaque jour je découvre un truc nouveau sur toi !

Je m'esclaffe, gênée. Je suis surprise qu'il ne me tienne pas rigueur de ce qu'il s'est passé il y a quelques jours. Et je n'ai pas non plus l'habitude qu'on s'intéresse à moi comme ça.

— C'est cool, les mangas. Les graphismes sont super beaux !

— Oui, j'acquiesce, et c'est en lisant pleins que j'ai appris à me perfectionner en dessin.

— Ça, je m'en doute. On le voit très bien dans le style de tes personnages, grands yeux, silhouettes longilignes et toute la panoplie qui va avec !

Je ne sais pas quoi lui répondre alors je me contente de lui sourire et d'hocher la tête.

— En tout cas, tu es vraiment douée. Je sais que je te l'ai peut-être déjà dit, mais franchement, wahou ! Tu comptes en faire ton métier ?

— Je ne pense pas, je réponds, en baissant la tête

— Dommage ! Pourquoi ? Il y a plein de métiers en lien avec l'art ! Tu peux bosser dans le graphisme, dans le design, en arts appliqués, bref dans pleins de domaines ! Et puis vu ton talent, tu es sûre d'avoir du boulot.

— Mes parents ne sont pas vraiment de cet avis, je finis par avouer, c'est un milieu assez...incertain.

Aleksi hausse les épaules.
— Dans le pire des cas, tu peux toujours faire ça à côté.

— C'est ce que je compte faire. Ce qui est génial avec le dessin et la peinture, enfin l'Art en général, c'est que tu laisses tes pensées s'exprimer. Le plus beau, c'est quand tu arrives à faire passer un message avec ton oeuvre. Le plus beau, c'est de voir un artiste au travail. Il est passionné. Ses yeux sont grands ouverts. Il est fasciné. Et il fascine, je lui confie en observant une fillette et un garçonnet dessiner à la craie sur le sol, non loin de nous.

— Tu es obligée de t'exprimer uniquement de cette manière-là ? me taquine-t-il, sur un ton léger

— Quoi ? De quelle manière ?

— Comme si tu étais un livre sur patte, s'esclaffe-t-il

J'hausse un sourcil.
— Je te donne mon avis, rien de plus.

— Eh, mais je rigole, détends-toi ! rétorque-t-il en me frappant l'épaule, allez, souris ! Décoince-toi ! continue-t-il face à mon air tendu. Tu vois les vieilles à l'air pincé qui te donnaient des coups de canne sans aucune raison quand tu étais petite ? Bah tu vas leur ressembler si tu ne souris pas un peu ! se moque-t-il, fier de sa blague

Je ris un peu avant de lui faire remarquer que jamais une seule vieille dame ne m'a frappée avec sa canne quand j'étais enfant.

— Dans ce cas tu devais être trop sage ! réplique-t-il

— J'étais toute seule, sans frère ni sœur, que voulais-tu que je fasse ? je me défends, prise au jeu

— On a tous fait des bêtises du genre « voler des bonbons à la boulangère » ou « casser les œufs au supermarché parce que c'est marrant », non ?

— Pas moi, je réponds, moi j'ai juste peint sur le frigo et transformé la salle de bains en piscine...

— Bah tu vois ! Et jamais tu n'as eu droit à un coup de canne ?

— Non, je répète en riant, imaginant un Aleksi de cinq - six ans se faire poursuivre par une armada de vieilles dames armées de leur canne.

— Et puis après en grandissant les bêtises sont plus du genre à ramener une colonie de canards à la maison.

— Non, j'étais plutôt du style à lire des poèmes dans mon coin, le contredis-je

— J'aime la poésie et manger des sushis. Quoi ? fait-il en me voyant rire, c'est un alexandrin

— Et Victor Hugo se retournerait dans sa tombe ! je me moque

— Qui ?

— Un des plus grands écrivains français. Laisse tomber, je souffle devant son air ahuri

— Mais qui lit des auteurs français alors qu'on est aux États-Unis ? proteste-t-il. À part toi, bien-sûr, ajoute-t-il.

Je roule des yeux.

— Dis, Aleksi, tu as des origines d'Europe de l'est ? je finis par demander

— Quoi ? Non, pourquoi ?

— Je pensais que comme ton prénom s'écrivait avec un « k » et un « s », tu avais peut-être... euh... un ancêtre russe ou polonais ? j'explique, un peu maladroitement.

Aleksi s'esclaffe face à mon air dépité.

— Bien-sûr que non, je suis un américain à cent pour cent ! C'est juste que mes parents ont voulu être originaux, rien de plus ! Et puis, c'est beaucoup plus classe de s'appeler « Aleksi » avec un « k » et un « s » plutôt qu'un « x » !

Je ris et songe qu'il est beaucoup plus à l'aise avec les gens que moi. Quoique, j'ai presque réussi à me sentir bien tant j'ai ri. Pourtant, je ne devrais pas. Les gens comme moi, si on peut encore prétendre au titre d'humains, n'en ont pas le droit. On ne le mérite pas.

J'observe Aleksi sortir un paquet de cigarettes et un briquet de sa poche.

— En fait je n'ai aucune idée du pourquoi du comment mon prénom s'écrit comme ça. Bref. Ça te dérange si je-... commence-t-il

— Non, je le coupe.

Il mordille le bout de sa cigarette et l'allume avant d'en aspirer le tabac. Il ferme les yeux et recrache lentement la fumée dans un soupir de bien-être. Il rouvre les yeux et regarde droit en face de lui les hêtres plantés dans l'herbe verte. Il reprend une bouffée de tabac et referme les yeux.

— Arrête de me fixer comme ça, c'est déstabilisant, finit-il par dire, arrivé au bout de sa cigarette. Je ne suis pas une bête de cirque à ce que je sache.

— Pourquoi tu fumes ? je demande, ignorant sa remarque

Il ouvre ses yeux clairs et me jette un regard surpris.

— Pourquoi cette question ?

— Je ne sais pas, comme ça.

— Rien n'est « comme ça » avec toi, soupire-t-il, en repoussant ses cheveux bruns trop longs.

Je ne réponds pas et me contente de croiser son regard azur. Certains disent que les yeux bleus ont la couleur des profondeurs des océans, mais ils ont plutôt la couleur du ciel. Ça doit être quelque chose, que de porter le ciel dans ses yeux.

— Parce que ça me permet d'avoir de l'emprise sur ma vie. Je n'ai pas choisi de ne pas connaître mes parents, mais je peux choisir de mourir à petit feu si je le veux. Au moins, j'ai l'impression de contrôler quelque chose dans ma vie, et de ne pas la voir défiler à travers un filtre. En espérant que mon explication digne de notre professeur de philosophie t'ait plue.

Je souris.
— Toi aussi, tu t'exprimes comme un livre sur patte...

— N'oublie pas que j'aime la musique, et qu'en musique, on aime bien que chaque chanson ait une signification, au même titre que chacun de tes dessins a un sens pour toi. Alors même si je ne le montre pas souvent, j'ai l'habitude de ce genre de réflexion.

J'hoche la tête.

— Tu n'es pas très bavarde, en fait. Tu écoutes beaucoup. Tu poses des questions. Tu t'intéresses aux gens.

Ne sachant pas quoi lui répondre, je me contente de l'observer.

— Ne me regarde pas comme ça, c'est juste un constat.

Comme pour confirmer son constat, la question qui me brûlait les lèvres depuis quelques temps franchit ma bouche :

— Quelle est ta plus grande peur, Aleksi ?

Il hausse un sourcil. C'est vrai que ma question est étrange ; pas vraiment du genre de celles qu'on pose dans une conversation normale.

— Pourquoi cette question ?

— Je ne sais pas, je crois que ça me permet de mieux cerner les gens, je réponds.

Il soupire et un silence morne s'installe. J'ai réussi à plomber l'ambiance.

— Le temps qui passe, dit-il, brisant ce silence

— Quoi ? je fais, fronçant les sourcils

— J'ai peur du temps qui passe. Voilà, tu es contente ? me répond-il, un peu brutalement

Je réfléchis un temps avant de demander :

— Pourquoi ça ?

Il soupire.

—Tu poses beaucoup trop de questions.

— Je sais.

— Tu ne peux pas te contenter du peu qu'on te dit, hein ? marmonne-t-il, il faut toujours que tu veuilles creuser les choses ! Par contre, moi je dois me contenter de deux mots et comprendre comme je l'entends !

— Dans ce cas, pourquoi restes-tu avec moi ?

— Flora me l'a demandé, soupire-t-il

— Tu n'es pas obligé de rester alors, je rétorque, blessée. Je peux me débrouiller seule !

— Non tu ne peux pas.

Un silence s'ensuit et encore une fois, je me demande pourquoi je ne sais pas tenir une conversation normale. N'aurais-je pas pu être comme Flora ou Rosie, qui j'en suis sûre, sont bien plus prolixes et sûres d'elles que moi ?

Je n'ai pas pour habitude de me confier, mais j'aime connaître pleins de choses sur les personnes qui m'entourent. Ça m'aide à les comprendre, et j'arrive ensuite à trouver les mots justes pour les réconforter. Pourtant, Aleksi ne semble pas vouloir m'en dire plus. J'ai peut-être mis l'accent sur quelque chose de douloureux, mais dans ce cas, il n'avait qu'à me dire qu'il ne souhaitait pas en parler.

— J'ai peur du temps parce qu'il passe sans que je ne puisse rien y faire, et que j'ai l'impression de voir chaque instant de ma vie m'échapper. Je sais profiter du moment présent, mais je me sens désarmé face au temps qui passe de plus en plus vite.

— Oh, je vois, je réponds, un peu étonnée qu'il me réponde aussi soudainement

— Et j'ai peur d'être oublié et d'oublier, continue-t-il, que les gens oublient que j'aie existé dans leur vie alors qu'ils sont toujours dans ma mémoire. Et à l'inverse j'ai peur d'oublier des personnes qui ont compté pour moi, d'oublier tous les bons moments que j'aie passés. Avec le temps, les détails s'effacent, s'estompent, comme se brouilleraient les contours d'un tableau plongé dans l'eau. Avec le temps, on finit par fabriquer nos propres souvenirs et on n'arrive plus à démêler le vrai du faux, conclut-il.

J'hoche la tête et assimile tout ce qu'il vient de me dire. En y réfléchissant, c'est vrai que c'est angoissant. Je ne sais pas comment je régirais si les personnes que j'aime m'oubliaient, alors que moi, je penserais toujours à elles. Tout d'un coup, de la même manière qu'un éclair transperce le ciel, une idée me traverse l'esprit :

— Tu n'as qu'à tout consigner dans un carnet, je lui propose

— Un journal intime ? T'es folle ? s'insurge-t-il, il n'y a que les pré-adolescentes en chaleur qui écrivent là-dedans !

Je roule des yeux, exaspérée :

— Je ne te parle pas d'un journal intime de collégiennes, abruti, mais d'une sorte de journal où tu écris tous tes bons moments pour ne pas les oublier, je lui explique. J'en ai un et j'écris dedans dès que j'en ressens le besoin, je lui avoue.

— Il est vrai que c'est une bonne idée, admet-il en se grattant le menton. Tu ne manque pas d'intelligence, Redwood.

— Toi non plus, Jenkins » je lui réponds, en souriant.

Il me fait un clin d'œil et reporte son regarde sur les deux enfants, qui, à la craie, viennent de dessiner deux ados assis sur un banc, l'un avec une cigarette et l'autre avec un livre sur les genoux.

*

J'espère que ce chapitre plus léger sur la seconde partie vous aura plu ! J'ai pris énormément de plaisir à l'écrire. Aussi, n'hésitez pas à me donner votre avis, c'est très important pour moi ! <3
De même, si vous voyez une erreur, n'hésitez pas à me la faire remarquer ! :)

Que pensez-vous des personnages ? Selon vous, que va-t-il se passer dans les chapitres suivants ?

On passera le fait qu'Aleksi ne connaît pas Victor Hugo... Mais on lui pardonne, il n'est pas français xD

Merci de me lire et à la semaine prochaine ! <3

Honey

(PS : Je sais que c'est un sujet qui fâche... Mais, bonne rentrée !)

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